Le chef du clan

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

A 53 ans, Jef Colruyt pilote un groupe de distribution hors norme. Avec des méthodes de gestion originales, un brin d’audace et une obsession : la simplicité. Même quand les temps sont durs.

Sur la scène, l’homme tourne soudain le dos au public et se lance dans un petit déhanchement imprévisible. Lorsqu’il se retourne, la salle de l’International Marketing Congress, surprise, conquise, rit aux éclats. Cette imitation de Lady Gaga par Jef Colruyt, le patron de la première chaîne de distribution de Belgique, restera dans les annales.  » Il m’arrive de me prendre trop au sérieux, s’explique le danseur aux cheveux gris. Alors, rire de soi fait du bien. « 

Il se présente comme ça.  » Je m’appelle Jef, j’ai 53 ans, j’ai étudié l’électromécanique, puis appris les langues. Je suis rentré dans le groupe Colruyt en 1986, après avoir travaillé ailleurs. J’ai quatre enfants. Voilà.  » On le sent peu à l’aise dans cette évocation de lui-même, comme s’il ne fallait pas dire tout haut l’éclatante réussite de cette famille à la simplicité chevillée au corps. Avec une part de marché de 26 % et 24 000 salariés recensés, Colruyt constitue un succès économique que plus personne ne conteste. Comme elles sont loin, ces années où l’on brocardait volontiers la pâleur des néons dans ces magasins spartiates, l’obligation, pour les consommateurs friands de produits frais, de passer de longues minutes dans un frigo à taille humaine, voire, pour les plus anciens, cet improbable système de fiches perforées à remettre au caissier, à l’ère de la préhistoire informatique…

Certes, Jef Colruyt n’a pas fondé l’empire lui-même. Ses aïeux s’en sont chargés. Mais c’est à lui que l’on doit la prodigieuse ascension du groupe. Vêtu le plus souvent d’une chemise à carreaux et d’un jean, il fait pourtant un peu tache dans le petit monde des patrons.  » On pourrait le prendre pour un camionneur « , sourit un de ses amis. Il n’en a cure.

Cet homme atypique, ce patron original, n’a qu’une obsession : faire grandir, mais pas à n’importe quel prix, le groupe familial. Et Dieu sait si la famille importe à ses yeux ! Sans doute est-ce pour elle qu’il a endossé sans trembler les habits du président, en composant avec la réalité.  » Je pense qu’il n’est pas toujours heureux de la position qui est la sienne, avance un syndicaliste, mais il assume parfaitement. Par loyauté familiale. C’est un chef de clan. « 

Un chef qui aurait pu être un artiiiiiiiste, comme le dit la chanson. Ou travailler dans le design technique.  » J’avais l’ambition de faire un bon travail, mais pas forcément dans la société familiale, précise Jef Colruyt. D’ailleurs, aujourd’hui encore, je peux imaginer faire autre chose. Mais toujours avec une dimension de gestion humaine, ou de travail personnel ou de création. « 

En attendant, ce poste de patron du premier distributeur belge, Jef l’occupe. Héritier d’un empire que son père Jo lui a cédé trop tôt, terrassé par une crise cardiaque, il a bien fallu qu’il gère cet encombrant cadeau. En y apposant peu à peu sa marque, sans rupture brutale avec le passé.  » Il a dû s’interroger pour savoir s’il voulait  » sa  » société ou celle que son père aurait souhaitée, résume Jean de Leu de Cecil, secrétaire du conseil d’administration de Colruyt. Et il a choisi de suivre sa route. Ce n’était pas un processus facile. Jef a gardé tout ce qu’il y avait de bon dans l’héritage du passé pour nous assurer un avenir meilleur. « 

La même évolution a été imposée aux membres de la famille et aux cadres du groupe.  » Je ne suis pas mon père « , leur a doucement répété Jef. Et tous ont compris. Contrairement à son paternel, Jef ne se met guère en colère. Il parle, il explique, il écoute. Même s’il a son idée sur tout et qu’il sait où il veut aller.  » Il laisse souvent aux gens le soin de trouver la meilleure voie à suivre alors qu’il la connaît, sourit Jean de Leu. A procéder comme ça, on perd parfois un peu de temps, mais Jef le fait consciemment. « 

La féminité s’invite au comité de direction

Car l’homme applique une politique des ressources humaines un peu originale. Ainsi a-t-il introduit dans l’entreprise deux outils qui permettent, grâce à une grille de types psychologiques précis, de comprendre comment chacun fonctionne en termes émotionnels, réagit, communique. Une formation à ces techniques (MBTI et Ennéagramme) est d’ailleurs proposée aux salariés du groupe. Ils sont environ un millier à l’avoir suivie.  » Ces techniques nous sont très utiles pour travailler en équipe « , assure Luc Rogge, directeur général.

Ce n’est pas tout. Convaincu de l’importance de l’expression des émotions, Jef Colruyt a aussi invité chaque membre de son comité de direction à travailler sur sa part de féminité et à lui accorder une place jusque dans la vie professionnelle. Là encore, il a été suivi.  » La gestion des ressources humaines occupe une part de plus en plus importante de son temps, relève un de ses proches. Il est une espèce de chief cultural officer : il veut absolument préserver la culture Colruyt.  »

La culture Colruyt ? Héritée d’un arrière-grand-père boulanger de Lembeek, d’un grand-père entrepreneur et d’un père commercial jusqu’au bout des ongles, elle s’alimente de simplicité, de respect, d’un pragmatisme au bon sens débordant, et d’une authenticité qui ne laisse aucune place au paraître.  » Ici, les choses doivent avoir un sens et correspondre à nos valeurs, résume Jean-Pierre Roelands, directeur commercial du groupe. Jef est sûr que tout ce qu’il donne lui revient toujours, d’une manière ou d’une autre. « 

A l’extérieur, la puissance de cette culture Colruyt impressionne. Au point que certains n’hésitent pas à qualifier tout engagement dans le groupe d' » entrée en religion « .  » Jef a en effet réussi à insuffler une totale cohérence à ses collaborateurs, constate Dominique Michel, qui dirige la fédération patronale du secteur, Comeos. Dans ce groupe, ils ont tous les mêmes traits de caractère : constructifs, pragmatiques, tournés vers l’avenir. C’est incroyable de réussir ça dans une entreprise d’une aussi grande taille. « 

Persuadé que les humains donnent le meilleur d’eux-mêmes quand ils sont à leur place et reconnus dans leurs compétences, Jef Colruyt y veille. Car,  » si les gens grandissent, l’entreprise aussi « , relève un cadre. Ce n’est qu’une fois assuré que chacun est à sa place que Jef peut se montrer exigeant.  » Quand on lui présente un dossier, il ne dit pas  » oui  » facilement, indique Jean de Leu. Il peut, par exemple, demander qu’une copie soit retravaillée plusieurs fois avant de l’avaliser. « 

Mais il accepte que l’on fasse fausse route, pour peu qu’on en tire les leçons.  » Chez Colruyt, un projet sur quatre est une totale réussite, un autre, un parfait échec, et les deux derniers sont dans la moyenne « , a l’habitude de dire ce patron visionnaire…

Carte 0103

A la tête d’une fortune colossale, Jef Colruyt ne carbure toutefois pas à l’argent, ni au pouvoir. Rétif au costume-cravate, il roule depuis toujours en Volvo. Chaque matin, il glisse sa carte estampillée 0103 dans la pointeuse, comme tout le monde, et se gare là où il y a de la place, sur le parking des bureaux de Hal : aucune place ne lui est réservée. Son bureau a la sobriété d’un réfectoire et, à travers ses fenêtres intérieures, chacun peut voir comment s’occupe le patron.

Suspendu dans un coin de la pièce, un haut-parleur balance tous les appels internes. C’est comme ça partout dans la maison, il n’y a donc aucune raison qu’il en aille autrement dans la tanière du patron.  » C’est le management par l’exemple absolu « , résume Baudouin Velge, ancien patron de la fédération patronale de la distribution.

Pas mondain pour un sou, refusant toutes les invitations sauf si le groupe a à y gagner, méfiant vis-à-vis des médias, Jef Colruyt est un gars simple, plutôt introverti. En réunion, il prend peu de place, dépourvu qu’il est d’ego surdimensionné. Il écoute. Mais son avis importe, habillé d’une sorte d’autorité naturelle…

Ni homme d’argent ni homme de pouvoir, Jef Colruyt carbure à autre chose : il est convaincu que le monde peut être plus agréable qu’il n’est, à condition d’en prendre l’initiative. A la tête d’un groupe de 24 000 per-sonnes, il mesure parfaitement le poids qu’il a. Investi de cette responsabilité, il juge par exemple chaque dossier présenté en comité de direction en vertu de trois critères indissociables : économique, social et écologique.

L’intéressement aux bénéfices des salariés, l’éolienne de Hal, les vélos électriques proposés au personnel pour assurer leurs déplacements domicile-lieu de travail sont autant de dossiers qui ont obtenu le triple feu vert. Idem pour les investissements familiaux consentis dans les parcs d’éoliennes en mer du Nord, ou dans des fonds verts.  » C’est une machine de guerre financière qui investit dans des projets avant-gardistes « , résume Baudouin Velge.

Adieu la cigarette

Victime d’un accident cardiaque en 2007, Jef Colruyt a, depuis lors, arrêté de fumer. Il travaille toujours environ 60 heures par semaine, tout en reprochant à ses directeurs d’en faire trop, mais se ménage, matin et soir, une demi-heure de méditation.  » Cela me permet de relativiser, explique-t-il, et de repérer les n£uds physiques et mentaux qui bloquent mon énergie. Je dois être disponible à 100 %, alors il vaut mieux laisser tomber les préoccupations inutiles : cela ne rapporte rien et coûte beaucoup.  » Est-ce de là que lui vient son intuition ? Quand il rentre dans un de ses magasins, Jef Colruyt sent tout de suite si quelque chose cloche ou si tout tourne bien.  » Il se trompe rarement « , confie un de ses collaborateurs.

L’homme ne manque pas non plus d’humour, ni de spontanéité. Quand on a besoin de lui, il répond présent.  » Lors de certaines négociations difficiles, il me téléphonait, parfois à 23 heures ou 23 h 30, pour me demander s’il pouvait se rendre utile « , se rappelle Baudouin Meyhui, un autre ex-président de la fédération patronale.

Cette culture à dimension humaine ne doit pas pour autant faire passer les Colruyt pour des enfants de ch£ur, ni pour des naïfs. Les syndicats déplorent leur manque de souplesse et, vis-à-vis des fournisseurs, ils passent pour les plus durs de Belgique. Sans parler de leurs concurrents. Jef Colruyt ne se soucie guère non plus de suivre les recommandations en matière de bonne gouvernance, justifiant ses pratiques par des raisons historiques. Il cumule donc la présidence du conseil d’administration et celle du comité de direction, refuse la transparence en matière de rémunération de la direction, et n’incorpore guère d’administrateur indépendant au sein de son conseil d’administration.

 » Travailler avec la famille est agréable « , dit-il. Pour autant, aucun passage de témoin vers l’un de ses enfants n’est à l’ordre du jour. A eux de faire leur chemin. En attendant, son iPad à la main, Jef poursuit le sien. Curieux de nature – il s’intéresse pêle-mêle à l’actualité, à Facebook et Twitter, au fonctionnement du cerveau, à la gestion du multiculturalisme et aux blocages énergétiques à la source de la récente crise institutionnelle – ce trilingue affirme qu’il ne se lancera jamais en politique.  » Ce n’est ni dans mon caractère, ni dans mes compétences, tranche-t-il. Combien de responsables politiques prennent des décisions de long terme ? « 

A court terme, il continue, lui, de nager, de se promener, de dessiner. A moyen terme, il rêve de voyages, entre autres au Japon et dans les pays scandinaves, qu’il affectionne particulièrement. Des lieux qui donnent des forces.  » Si entouré soit-on, il y a des choses que l’on doit porter seul, dit-il. Je m’y attendais, mais pas à un tel niveau. Alors rire, oui. Parce que rire, c’est respirer, donc lâcher. « 

LAURENCE VAN RUYMBEKE

Ni homme d’argent ni homme de pouvoir, Jef Colruyt carbure à autre chose : il est convaincu que le monde peut être plus agréable qu’il n’est, à condition d’en prendre l’initiative

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