Le caillou de Fidel Castro
Guantanamo, à l’extrémité sud-est de Cuba. Son soleil ari- de, sa plage des Caraïbes, sa musique changuí enivrante, sa base américaine… Et ses prisonniers de la guerre contre le terrorisme
(1) Surnom de la » Naval Base Guantanamo Bay « .
(2) Disponible sur le site officiel de la base : www.nsgtmo.navy.mil/
Le monde a découvert cette charmante bourgade avec l’arrivée, en janvier 2002, des prisonniers talibans et membres présumés d’Al-Qaeda capturés en Afghanistan dans le camp Guantanamo Bay. Un camp américain sur le sol cubain ? Quand on connaît la haine féroce que se vouent George Bush et Fidel Castro, il y a de quoi être surpris de cette présence incongrue : c’est un peu comme si un hard rock café s’était installé à Kaboul du temps des talibans.
En fait, les Etats-Unis d’Amérique ont pris leurs quartiers dans cette baie en 1898, quand Cuba s’est affranchi de la domination coloniale espagnole. La présence permanente du grand voisin à la bannière étoilée est d’ailleurs coulée dans un traité en 1903, en échange d’un loyer annuel de 2 000 dollars en pièces d’or. Les deux guerres mondiales qui secouent la première moitié du siècle éloignent les forces navales américaines loin des Caraïbes, dans le Pacifique. Les premières décennies de GITMO (1) en terre cubaine sont donc paisibles, les plus grandes menaces étant la sécheresse et les ouragans. La base sert alors de camp d’entraînement et, pendant cette période où l’alcool est prohibé aux Etats-Unis (1919-1933), Cubains et Américains se trouvent des points d’entente : Caimanera, village voisin du camp, offre rhum, cigares, jeux et filles au marines. Comme le précise le récit officiel américain de l’histoire de Guantanamo Bay (2), » les villes cubaines fournissaient amusement et un accueil amical, nous fournissions notre bonne volonté et suffisamment de dollars pour soutenir l’économie locale « .
Mais, en 1959, la révolution et l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro jettent un sérieux coup de froid sur les relations entre les Etats-Unis et l’île devenue communiste. Le lider maximo dénonce rapidement le traité bilatéral de 1903 et son complément de 1934 concernant la base navale. Castro refuse l’argent du bail et réclame le retour de la baie aux Cubains.
Cette restitution sera envisagée notamment en octobre 1962. Une troisième guerre mondiale couve alors : des missiles soviétiques ont été repérés à Cuba, pointant leurs ogives menaçantes à quelques 145 kilomètres des Etats-Unis. En échange du retrait des fusées de Cuba, certains stratèges américains proposent de rendre Guantanamo Bay à Fidel Castro. Le président Kennedy écarte l’idée : pas question de se retirer sous la menace.
Pendant ces discussions, Guantanamo Bay se vide de ses civils, tandis que le bataillon de génie maritime fait le chemin en sens inverse. Avec l’aide des militaires, il prépare la défense du camp, construisant en quinze jours 32 kilomètres de nouvelles routes et des centaines de bunkers.
Quatorze mois après la fin de la » crise cubaine « , Guantanamo Bay est à nouveau le théâtre de tensions provoquées par la guerre froide. Lorsque 36 pêcheurs cubains sont arrêtés dans les eaux de Floride, la réplique de Fidel Castro ne se fait pas attendre : il coupe l’approvisionnement de la base de Guantanamo en eau douce. Le gouvernement américain payait alors 14 000 dollars par mois pour recevoir 9,4 millions de litres d’eau par jour, extraits de la rivière Yateras toute proche.
Obligé de se rationner et, notamment, de fermer les 7 piscines du camp, les Américains se ravitaillent par bateaux-réservoirs apportant de l’eau de Jamaïque. Six mois après la fermeture du robinet cubain, le camp de Guantanamo dispose de sa propre usine de dessalement de l’eau de mer.
Cette crise aura évidemment des conséquences dramatiques pour les Cubains vivant à proximité de la base. Le président Johnson prend conscience de la faiblesse d’une structure dépendante des fournitures de l' » enne- mi « . Il décrète que Guantanamo Bay devra être la plus autonome possible : en peu de temps, 2 000 Cubains qui travaillaient dans la base se retrouvent sans emploi et 700 Jamaïquains les remplacent au pied levé. Cette main-d’£uvre présente deux avantages non négligeables : elle parle anglais et la Jamaïque n’est pas hostile à la politique américaine.
» La base était une source d’emploi et de développement dans cette zone aride du pays, explique Manuel Bollo Manent, professeur à la faculté de géographie de l’université de La Havane. Aujourd’hui, il ne reste que 9 employés cubains, qui ne vivent même pas dans la base… »
Les années 1970-1980 seront une prolongation de ce climat délétère. La dernière décennie du xxe siècle est particulièrement pénible pour Cuba. L’effondrement du grand frère soviétique rend la situation économique de l’île très précaire et les candidats à l’exil économique se multiplient. Les Etats-Unis alimentent le mouvement en octroyant des droits administratifs particuliers aux réfugiés cubains. Résultat : des dizaines de milliers de Cubains parviennent à rejoindre la base de Guantanamo ! Des camps de fortune y sont installés et les réfugiés sont lâchés au compte-gouttes, soit vers les Etats-Unis, soit… vers Cuba. Certains resteront plus d’un an dans la base, tentant de fuir, mais cette fois-ci, dans l’autre sens !
Les man£uvres politiques américaines n’apaisent évidemment pas le climat autour de la base. Les militaires des deux pays s’épient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, se provoquent, s’insultent. Le camp américain, entouré de mines, est une forteresse, tandis que Caimanera et Bosqueron, deux villages cubains attenants au camp, sont également placés sous haute surveillance… cubaine.
José, étudiant à La Havane, a visité les lieux en 2000. » Caimanera, la plus grande entité, a deux points d’entrée, tandis que Bosqueron n’en a qu’un. Un habitant, un ami qui visite la famille ou toute personne qui pénètre dans l’un de ces deux villages doit être identifié par l’armée pour des raisons de sécurité. »
Beaucoup d’habitants de ces villages dépendaient des salaires américains. » Aussi, explique José, ils reçoivent du gouvernement une aide spéciale de quelques dollars par mois, sans doute pour réduire les problèmes frontaliers. »
Guantanamo, destination touristique
Mais une nouvelle source de revenus pourrait naître à la faveur de la notoriété mondiale dont Guantanamo bénéficie aujourd’hui : l’endroit intéresse les touristes. A Caimanera, il existe déjà un point d’élévation qui permet de voir la base. Une maquette du camp et des longues-vues facilitent l’observation. La visite est gratuite… sauf pour les touristes. En réalité, des jumelles ne sont pas vraiment nécessaires, car le camp est tout proche : au bout du village, il y a un grillage, derrière lui, quelques mètres de terre, puis un autre grillage, un terrain miné et enfin le camp où sont détenus, depuis deux ans, les prisonniers de la » guerre contre le terrorisme « …
Pour Aymane Sassi, frère d’un des quatre Français emprisonnés pendant deux ans à Guantanamo et renvoyés début août en France, Guantanamo est un lieu où » on a le droit de ne pas avoir le droit « .
La formule est frappante, mais inexacte. » Le droit international s’applique aussi dans cette zone précise, Olivier Corten, professeur à l’ULB. Dans le domaine des droits de l’homme, en particulier, chaque Etat doit respecter les règles, qui s’appliquent indépendamment de toute condition territoriale. » Mais, en enfermant les prisonniers afghans à Cuba, le gouvernement Bush cherchait surtout à les soustraire à la protection de la loi américaine. La man£uvre risque de tourner court : début juillet, la Cour suprême des Etats-Unis a jugé que les prisonniers de Guantanamo ont le droit de contester leur détention devant les tribunaux civils américains. Première brèche dans le statut juridique de cette prison qui ne dit pas son nom ? Peut-être.
La base semble pourtant avoir de beaux jours devant elle. Des travaux d’agrandissement s’annoncent et, d’ici à la fin de l’année, de nouveaux détenus pourraient avoir comme ultime horizon la mer des Caraïbes. Cuba ne récupérera pas de sitôt sa baie.
» Aujourd’hui, soupire Manuel, Guantanamo Bay n’est plus stratégiquement importante. La présence américaine s’explique d’un point de vue moral. C’est un caillou dans la chaussure de Cuba. Ça ne tue pas, mais ça gêne. »
Olivier Bailly
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