Le bonheur d’être indépendant

Philippe Berkenbaum Journaliste

Ils étaient salariés, ils sont devenus indépendants. La vie n’est pas plus facile, reconnaissent-ils, mais bien plus exaltante. Ils se sentent libres, autonomes, reconnus, valorisés… Une nouvelle recette du bonheur ?

A 35 ans, Christel Wullart a quitté son poste de directrice marketing dans un groupe pharmaceutique pour élever sa fille. Pour pouvoir lui consacrer plus de temps, elle a ensuite recommencé à travailler à son rythme, comme consultante indépendante.  » J’ai découvert une liberté d’action et une satisfaction intellectuelle qui m’ont convaincue de ne pas retourner travailler pour un patron « , évoque cette spécialiste de la diététique.

Six ans plus tard, elle crée sa propre société pour développer une méthode et des produits de régime qu’elle a inventés. La sauce prend immédiatement : 1 million d’euros de chiffre d’affaires la première année, des contrats de distribution signés aux quatre coins du monde, la convoitise des plus grandes marques et le lancement de la sienne (Snack Fit) cette année… La réussite est fulgurante et Christel seule aux commandes.  » Je travaille dix-huit heures par jour, je voyage tout le temps, je n’ai jamais l’esprit déconnecté, mais quel bonheur ! Je suis indépendante, libre, portée par l’adrénaline. J’ai eu des périodes de doute et des moments difficiles. Mais pour rien au monde, je ne reviendrais en arrière.  »

Le bonheur ? Thierry Magerman ne ressent pas autre chose. Directeur commercial d’une régie publicitaire  » avec gros salaire et voiture de fonction « , il est licencié en 2009, restructuration oblige. L’année de ses 50 ans.  » Qui aurait voulu de moi, dans un secteur en crise mondiale ? J’avais encore de la reconnaissance professionnelle et de l’énergie à revendre, j’ai opté pour l’indépendance.  » Il crée sa propre régie (Custom Regie) spécialisée dans la vente d’espace aux médias de marque… Et fait un tabac.  » Ça a été une libération. Être mon propre patron, décider de tout, de la création d’un logo aux investissements, en passant par les développements, la vente, les choix stratégiques et financiers… et mon temps libre. J’en ai bavé, j’ai bien stressé, mais quel plaisir et quelle reconnaissance ! Le rêve.  »

Bernard, ancien trader chez ING devenu courtier de crédit indépendant. Serge, ancien directeur financier devenu intérim manager. Dimitri, ancien cadre dirigeant d’une multinationale devenu consultant en intelligence collective. Philippe, ancien journaliste devenu fournisseur de contenus rédactionnels. Gaëtan, ancien patron d’un secrétariat social devenu coach… Tous ont sauté le pas par choix ou par nécessité et tous partagent ce constat : ils sont beaucoup plus épanouis qu’avant. Aucun n’était vraiment malheureux. Mais il manquait ce qu’ils disent avoir trouvé : un sens à leur activité.

De nouvelles valeurs

La consultante Marine Simon (Au-delà des Nuages) a longtemps coaché des managers et accompagne des groupes de salariés en entreprises. Elle en a vu beaucoup passer le cap.  » Je rencontre chez les employés de grandes frustrations en termes de sens. Le sens que poursuit l’entreprise, le sens de ce qu’ils y font, la façon de faire du business et de traiter ce qui touche aux RH, les objectifs très quantitatifs et peu qualitatifs… Ils se sentent pris au piège de processus coinçants. Mais le système les maintient dans un régime de dépendance : ils ont un salaire, des avantages en nature, des emprunts à rembourser… La peur les retient, celle de perdre leur sécurité.  »

C’est pourtant une notion de plus en plus relative, estime Catherine Baele, elle-même devenue coach et formatrice indépendante (BAO Group) après une carrière de salariée dans différentes ONG.  » La sécurité d’emploi ne signifie plus grand-chose, remarque-t-elle. Les jeunes ne s’y trompent pas : ils envisagent leur carrière de façon plus mobile que leurs aînés, rares sont ceux qui imaginent faire leur vie dans la même société. La hiérarchie des valeurs évolue, d’autres ont pris le dessus sur la sécurité : l’épanouissement professionnel, le dépassement de soi, la liberté, l’autonomie… Devenir son propre patron ouvre d’autres perspectives, même si cela n’empêche ni le stress ni les contraintes.  »

 » Facile à dire « , tempère Laurent Minguet, fondateur d’EVS, businessman et investisseur à succès, un modèle pour une génération d’entrepreneurs.  » Quand on a fait fortune, on peut se payer le luxe d’être indépendant. Ou quand on est assuré d’avoir toujours du travail, comme un plombier ou un informaticien. Mais combien d’indépendants ne gagnent pas de quoi subvenir à leurs besoins de base et rêveraient de décrocher un emploi ? C’est très difficile d’être entrepreneur, c’est casse-gueule, on peut vite se retrouver dans une misère noire parce qu’on a fait de mauvaises affaires.  »

Sans parler de leur image désastreuses :  » Chez nous, un entrepreneur qui fait faillite est un pestiféré, un incapable ou un fraudeur, alors qu’aux Etats-Unis, si vous échouez, on considère que vous avez acquis de l’expérience et que vous êtes courageux si vous recommencez… Il en faut, du courage, pour se lancer dans l’entreprise alors qu’on peut avoir autant de confort en tant que salarié ou être parfaitement heureux au chômage. Ou alors, il faut une bonne dose d’inconscience !  »

De grandes disparités

Un tiers des indépendants déclarent des revenus inférieurs au seuil de pauvreté, confirme-t-on à l’Union des Classes moyennes. Mais tous ne sont pas forcément pauvres, nuance le porte-parole Thierry Evens.  » Certains ont un conjoint salarié et se contentent d’un revenu bas pour exercer leur passion.  » Le statut permet aussi de déduire des dépenses professionnelles : voiture, déplacements, mobilier de bureau, matériel informatique et télécom… Le train de vie d’un indépendant peut être supérieur à celui d’un salarié avec le même revenu déclaré.  » A l’autre extrémité, on estime que 10 % des indépendants gagnent très bien leur vie.  »

Malgré la crise et l’explosion des faillites, la population des indépendants s’accroît, lentement mais sûrement. La Belgique francophone compte environ 220 000 indépendants à titre principal. Et malgré un turnover annuel de 10 %, ce total augmente de 1 % par an. Une enquête de l’UCM montrait aussi l’existence de 150 000 indépendants complémentaires en Wallonie, dont 13 % disent vouloir le devenir totalement, soit près de 20 000 personnes.

Au bord du burn out

Pour la plupart, cela reste un parcours du combattant. Une étude de l’ULg sur la santé des indépendants tire même la sonnette d’alarme : un entrepreneur sur cinq serait au bord du burn out ! Près de 40 % travaillent plus de soixante heures par semaine et à peine 5 % moins de quarante heures. Ils prennent peu ou pas de vacances, dorment peu, croulent sous les charges administratives et les difficultés financières… L’épuisement professionnel les guette dans une proportion nettement plus élevée que chez les cadres, affirme encore l’étude. Rares sont pourtant ceux qui craquent vraiment.  » Peut-être y a-t-il chez les indépendants une protection particulière, qui viendrait du fait d’être autonome, de vivre leur passion « , s’interrogent les auteurs.

 » Vous avez remarqué que les indépendants sont rarement malades ? opine la coach Marine Simon. Ils n’ont pas un meilleur système immunitaire, mais ils ont de l’énergie à revendre, une combativité exemplaire, une motivation à toute épreuve. Parce que ce qu’ils réalisent, ils ne le doivent qu’à eux-mêmes et c’est un immense motif de satisfaction, de fierté, de réalisation de soi. Avec la reconnaissance en prime : le feed-back de vos clients, vous l’avez en permanence. En bien ou en mal. C’est ce qui permet d’avancer.  » Thierry Evens :  » Rares sont les indépendants qui bossent avec des pieds de plomb.  »

PHILIPPE BERKENBAUM

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