Le beau, un singulier pluriel
Des carcans de l’âge classique à l’épanouissement de soi, illusion des temps modernes, Georges Vigarello retrace, en une remarquable étude, l’histoire mouvementée de l’esthétique du corps soumis au travail des apparences
Histoire de la beauté, par Georges Vigarello. Seuil, 337 p.
A moins de s’abandonner à la tautologie pure û la beauté est tout ce qui est agréable et plaisant û on peut écrire une histoire des représentations du corps, de ce qui plaît ou ne plaît pas dans une culture et un temps donnés. C’est ce qu’entreprend Georges Vigarello dans un ouvrage novateur qui raconte le passage, depuis la Renaissance, de la beauté au singulier à la beauté au pluriel. Le propos est inventif, car il s’agit de cerner une notion jadis frivole et dangereuse et qui acquiert, à notre époque, la dimension d’un impératif moral.
Au début, un seul territoire relève de l’esthétique û la figure û valorisée en raison de sa proximité avec l’ordre cosmique, le soleil, les anges, tandis que les parties basses ressortissent aux régions infernales. La beauté est donnée par Dieu et coïncide avec le Bien, elle ne saurait être recherchée et encore moins créée. Cette hiérarchie va voler en éclats : l’art du portrait délaisse les schémas préétablis pour suivre les contours d’un visage à nul autre pareil, alors que les dessous, hanches, pieds, jambes vont acquérir une dignité nouvelleà La brève efflorescence poétique du blason de 1520 à 1550 poussera même l’audace jusqu’à diviser le corps féminin en autant de petits espaces merveilleux qui semblent se suffire à eux-mêmes. Force et grâce vont divorcer l’une de l’autre, la première, apanage de l’homme, la seconde, de la femme, avant de se réconcilier au xxe siècle dans une passionnante confusion.
Dès le xviie, la beauté devient geste et théâtralité, la cour institue une culture de l’£il qui juge, admire, critique et écarte déjà les corps déformés, ceux des paysans, soumis aux labeurs serviles, aux tâches harassantes. Le mouvement l’emporte sur le statique et le regard n’est plus le reflet des astres, mais l’empreinte de l’intériorité, des tourments de l’âme. Une guerre éclate contre le fard, la poudre et autres artifices coupables de transformer les êtres en idoles de vanité. Le parti dévot mènera contre ces » dévoyées » une lutte sans merci avant que la dénonciation de la coquetterie ne soit relayée par Rousseau comme mensonge envers les hommes au nom d’un rêve de transparence.
Tout bascule au xviiie siècle et se calque sur les mutations politiques en cours. Le vieil idéal de perfection formelle cède pour celui, plus quotidien, des impressions et du goût. Moins de contraintes et plus de liberté : sont remis en question les compressions, les corsets qui entravent le buste, bloquent la respiration, nuisent à la santé. Les canons stricts issus de l’ère classique s’atténuent au profit de la diversité des physionomies et des traits. Le sensible l’emporte sur l’intelligible, le relatif sur l’absolu. L’embellissement devient le résultat d’un travail sur soi, les silhouettes se modifient, la démarche acquiert une autre densité. Comme toujours ce sont les classes émergentes qui donnent le ton et torpillent les dogmes d’une aristocratie déjà démodée et guindée. De petits détails symbolisent cette mutation, comme l’introduction de l’armoire à glace dans les appartements. Le cabinet de toilette avec son miroir n’est pas seulement le lieu des ablutions, mais l’espace d’une auscultation de soi. Naissance d’un regard scrutateur fait de curiosité et d’anxiété : dans ce huis clos, chacun constate ses défauts et y remédie en conséquence.
Une phrase d’une certaine Mme de Girardin, en 1836, dans son journal La Mode, illustre à merveille cette métamorphose des apparences : elle distingue entre beauté volontaire, travaillée, et beauté involontaire, reçue de naissance, la première seule étant noble, car acquise. C’est tout l’intérêt du travail de Georges Vigarello que de nous livrer, avec un luxe de précisions, la généalogie d’une illusion moderne : le volontarisme de la construction de soi. L’émancipation du corps des anciens carcans est vécue comme une nouvelle discipline, presque un ascétisme, ainsi que le disait la princesse Bibesco de l’art du maquillage. La beauté s’annexe les valeurs de l’hygiène, elle suppose désormais exercice, ventre plat, muscles effilés, raffermissement des chairs. Rondeurs, bourrelets, cellulite sont déclarés ennemis du genre humain. De nouvelles professions surgissent, esthéticienne, manucure, et, dès 1910, Helena Rubinstein lance dans le monde entier toute sa ligne de produits et de crèmes. Georges Vigarello a de belles pages sur le nouvel idéal de légèreté qui fait pièce, au lendemain de la Première Guerre mondiale, au lourd, à l’embonpoint, caractéristique de l’ancienne bourgeoisie fière de son ventre et de ses possessions.
» Menez une vie d’homme, mais restez une femme « , conciliez la séduction et l’activité, tel est le nouveau credo qui s’installe et dont nous ne sommes pas sortis. La beauté moderne est marcheuse et fonceuse, elle affiche avec orgueil sa tonicité et sa ténacité. Les bains de mer l’été, la nouvelle vogue du hâle, signe de vigueur, alors qu’il était banni jadis de la bonne société, l’engouement pour le camping et la plage, l’entrée en littérature du coup de soleil consacrent les fiançailles de la peau avec la mobilité et le grand air. L’homme et la femme nouveaux ont » un corps mince et musclé qui se meut avec aisance « , lit-on dans la revue Votre beauté, en 1934.
Le reste est plus connu, puisqu’il s’agit de notre névrose actuelle. Les stars de cinéma, à la fois accessibles et lointaines, sont des personnes comme les autres devenues célèbres à force d’opiniâtreté. » Il n’y a plus de femmes laides, il n’y a que des femmes qui se négligent « , dira le même Votre beauté en 1937. La conquérante l’emporte sur la soumise, le charme se confond, comme pour Bardot, avec l’affirmation de soi : sculpter son anatomie, c’est sculpter sa singularité. La parfumerie n’a plus rien à envier à la pharmacie, chimistes et chirurgiens travaillent main dans la main pour gommer les difformités et rendre à chacun la dignité physique à laquelle il a droit. Le citoyen du xxie siècle jouit d’un capital esthétique qu’il doit faire fructifier sous peine de stigmatisation. Beau, dynamique, sain, heureux deviennent synonymes comme autant de trophées de l’ère démocratique.
Georges Vigarello nous donne là une étude remarquable qui produit son objet en même temps qu’elle le décrit et traduit une véritable mutation du regard. En bon historien, il se garde de juger même s’il n’en pense pas moins. Reste qu’il est difficile d’adhérer au discours que l’individu d’aujourd’hui tient sur lui-même et dont toute une sociologie sans rigueur fait ses choux gras. Croire par exemple qu’on peut » inventer » sa beauté, renverser les fatalités anatomiques, réfuter la vieillesse et le flétrissement est d’une sottise meurtrière. En dépit des progrès extraordinaires, les diktats persistent, féroces, qui pénalisent les non-conformes. En régime égalitaire, la perfection physique, cette injustice absolue qui doit tout au hasard, rien au mérite, reste intolérable pour ceux qui en sont exclus, comme en témoigne ce fait divers estival, une jeune femme assassinée à la fin de juillet à Paris par un SDF » parce qu’elle était trop belle « . Tous les mythes de l’épanouissement de soi ne feront que nous précipiter dans le remords et l’envie impuissante si nous ne reconnaissons que la beauté, pas plus que le bonheur ou l’amour, ne relève pas du seul vouloir humain.
Pascal Bruckner
Les diktats persistent, féroces, qui pénalisent les non-conformes
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