Le beau, le sacré, le cher
La récente inauguration du musée voué aux arts premiers, quai Branly, à Paris, est l’occasion de réfléchir à ce qu’est devenu le beau dans notre civilisation. Dans les premières sociétés, le beau et le sacré se confondaient : était beau ce qui permettait de communiquer avec les dieux, d’aller vers eux, de leur offrir le meilleur, pour espérer partager avec eux l’éternité ; c’était aussi ce qui ouvrait une voie vers le pouvoir, celui des prêtres comme celui des princes. Puis le beau se confondit avec la pureté des formes, obéissant à des lois mathématiques : l’art et la science se rejoignaient ; ainsi fut pensé le beau en Grèce, puis dans l’Italie de la Renaissance ; et le pouvoir lui-même était alors lié à la maîtrise d’un savoir, philosophique, puis scientifique.
Dans notre société d’aujourd’hui, où le critère du pouvoir n’est plus ni le sacré ni le savoir, où l’homme de pouvoir est non plus le prêtre ni l’ingénieur, mais le financier, le beau et le cher se confondent : est beau ce qui peut acquérir de la valeur, quelle que soit la justification de cette valeur et quelle que soit la façon de la faire croître. Ainsi du masque Fang du Gabon, vendu aux enchères, tout récemment, à Paris, pour 5,9 millions d’euros – un record pour les arts premiers.
Aujourd’hui, on voudrait nous faire croire que les objets des sociétés premières obéissent aux mêmes critères de beauté que les objets de l’art classique, qu’il est possible de les décrire avec les mêmes mots que ceux qui permettent de décrire la statuaire grecque ou la peinture impressionniste. C’est absurde : ces objets, ces masques, ces instruments, ces statues avaient une fonction rituelle, pas esthétique. Ils étaient pensés dans une relation à la transcendance, pas dans une imitation de l’humanité. Et, comme il est impossible de les décrire ainsi de façon convaincante, pour que nous admettions aujourd’hui leur beauté il faut et il suffit que ce qui fut sacré devienne cher. Et c’est ce qui est en train de se passer : des objets rituels deviennent très chers et des experts auto- proclamés en concluent qu’ils sont très beaux. La finance a triomphé : elle a tout avalé, même le sacré, même le beau.
Tel est notre monde, qui ne sait plus fonder le beau sur une fonction remplie par un objet ni sur l’émotion qui s’en dégage, mais seulement sur la valeur, fluctuante, changeante, capricieuse, subjective, que lui attribuent des collectionneurs, des musées, des financiers, des spéculateurs. Etrange monde, où même l’éternité se décide aux enchères, où le beau se confond avec l’original, avec le spectaculaire, avec l’exotique. Avec le néant. l
Georges Dupuy
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