8 h 45 SERGE JENNES Chef du service des grands brûlés à Neder-Over-Heembeek. Un moment figé, il reprend vite le dessus: «On se dit, c’est comme en Afghanistan, et on se met à faire de la médecine. " © HATIM KHAGAT

Le 22 mars 2016, 7 h 58…

Le Vif

C’était un mardi de printemps, habillé d’un doux soleil. Puis soudain, ces mots à la radio, sur Twitter ou reçus sur le portable. Quelques phrases sommaires, et tout s’est figé. 7h 58, deux explosions à Zaventem, 9h 11, une troisième dans les sous-sols du métro Maelbeek. La capitale vient d’être la cible de deux attentats terroristes. Six ans plus tard, victimes, médecins, infirmiers, pompiers, ambulanciers racontent au Vif leur 22 mars.

Une poussière grise, comme un brouillard épais, a tout avalé. Les files d’attente. Les passagers et leurs valises. Les hôtesses et stewards derrière leur comptoir d’enregistrement. Il est 7 h 58, dans le grand hall des départs de l’aéroport de Bruxelles-National, et deux bombes viennent de transformer l’espace, jusque-là grouillant d’une foule pressée, en un smog flou et inquiétant. En moins d’une minute, seize personnes sont tuées (hors kamikazes) et des dizaines d’autres blessées.

Yasmina Peker, 30 ans, employée de la compagnie United Airlines, discute avec un collègue quand elle est projetée au sol par un souffle brûlant venant du guichet d’enregistrement voisin. Elle parvient à se relever lorsqu’une seconde détonation chargée de grenailles de clous, de boulons, de vis la fauche. Sous la violence des déflagrations, une partie du faux plafond s’effondre. La jeune femme est touchée à la jambe, à l’épaule, a plusieurs côtes cassées. La fumée endommage ses poumons. Autour d’elle, tout est détruit. De la suie, de la poussière, des débris de verre, des blessés. Et, bientôt, après le silence presque complet qui suit les grands chocs, des gens qui crient, qui s’affolent, qui fuient. Puis des corps, parfois en morceaux. Des blessés qui gémissent, qui agonisent. Des survivants immobiles, incapables du moindre mouvement dans ce chaos qui commence, comme sidérés. Paniquée, Yasmina Peker appelle son frère, qui travaille dans la zone d’embarquement B, pour lui dire d’évacuer, vite, le plus vite possible. «A la première explosion, je ne comprends pas ce qu’il se passe. A la deuxième, je sais qu’il s’agit d’une attaque. Mes oreilles bourdonnent. Autour de moi, certaines personnes sont décédées. Mon regard se fige sur une femme dont la tête est fortement brûlée. J’ignore si elle est encore vivante.»

Mon regard se fige sur une femme dont tête est fortement brûlée. J’ignore si elle est vivante.

Depuis la veille, 20 heures, Niek Tytgat, médecin anesthésiste-intensiviste au Service de secours de Brussels Airport, est sur le pont. Peu avant 8 heures, il parle avec son collègue médecin, à peine arrivé pour prendre son tour de garde, et Cédric Kemel, l’infirmier d’urgence. Leurs locaux se situent à l’entrée de l’aéroport, à deux pas du parking 15. Ils entendent un bruit inhabituel. «Un bang, un énorme bang. Je n’imagine pas encore que c’est un attentat. Pour moi, une explosion, ça peut aussi être du gaz.» Dehors, face aux façades soufflées du terminal, Niek Tytgat saisit l’ampleur de l’événement. On fuit à toutes jambes. Un homme court à cloche-pied. «C’est un Juif religieux. Il saute, ses papillotes aussi. Il saute parce que son pied droit est presque détaché. C’est ma première image et c’est celle qui demeure encore. Il est recouvert de poussière, de suie.» Son confrère le prend en charge, lui et Cédric Kemel se dirigent vers le hall des départs. «Rien n’est encore clair et on ne sait pas très bien où aller.»

Dans la zone d’embarquement, c’est la panique générale. Un mouvement effréné mène une partie des passagers dans les sous-sols de l’aérogare, vers les entrées et jusque sur le tarmac, dans la crainte que des terroristes ne viennent tirer sur la foule. «Tout à coup, on voit une horde de gens arriver dans le terminal. C’est vraiment impressionnant, comme s’il s’agissait d’une foule de manifestants qui s’était mise à courir. Certains ayant compris qu’une fois la zone de contrôles franchie il ne leur est plus possible de sortir de l’aéroport, reviennent sur leurs pas, raconte Veronica Escobar, vendeuse dans une boutique. Je vois des gens blessés. Ils essaient d’absorber le sang qui coule de leur tête avec des mouchoirs. Avec mes collègues, nous tentons de passer des appels, mais aucun moyen de communication ne fonctionne.»

9 h 26 MARIE-ASTRID DE VILLENFAGNE Médecin urgentiste au CHU Saint-Pierre Elle l'avoue, on a beau être entraînés, on n'est jamais prêts à faire face à une telle situation.
9 h 26 MARIE-ASTRID DE VILLENFAGNE Médecin urgentiste au CHU Saint-Pierre Elle l’avoue, on a beau être entraînés, on n’est jamais prêts à faire face à une telle situation. © HATIM KHAGAT

Une heure plus tôt, vers 7 heures, Najim Laachraoui, Ibrahim El Bakraoui et Mohamed Abrini embarquent à Schaerbeek dans un taxi, avec leurs lourdes valises bourrées d’explosifs, pour rejoindre Brussels Airport. Ils insistent pour charger eux-mêmes leurs bagages. Difficile de tout embarquer. L’un d’eux est remonté dans l’appartement.

Le taxi arrive à l’aéroport vers 7 h 45. A nouveau, les trois clients s’obstinent à décharger leurs énormes sacs et les déposent sur des chariots. Durant dix minutes, ils font des allers-retours dans le hall des départs. Puis Ibrahim El Bakraoui se rend seul vers la rangée 11. Najim Laachraoui choisit les comptoirs 4 et 5. A 7 h 58, la première bombe explose. Une dizaine de secondes plus tard, la deuxième. Le troisième kamikaze, Mohamed Abrini, renonce, laissant son chariot qui contient la charge la plus explosive au niveau de la rangée 10, avant de s’enfuir.

Vers 8 h 02, Patrick Impatient constate très rapidement qu’«il y a un problème, puisque la centrale de Louvain est surchargée d’appels, et que ces appels sont déviés chez nous». En poste à la centrale 112 à Bruxelles, lui et son collègue, Christophe, sont informés, quelques minutes plus tard, qu’une explosion s’est produite à l’aéroport. «Nous comprenons qu’il faut agir vite et nous mettons en place une colonne d’ambulances en renfort de celle que la centrale 112 de Louvain a déjà envoyée à Zaventem. La colonne est prête à partir mais Louvain nous demande d’attendre.» Ce matin-là, le colonel Tanguy du Bus de Warnaffe, chef des pompiers de Bruxelles, est officier de garde. Il est également averti, à 8 h 03. «Sur le moment, j’imagine qu’une valise a explosé mais dans la zone réservée aux bagages, pas dans le hall des départs. Le 112 de Louvain nous demande alors d’envoyer un renfort.»

La nouvelle s’est à peine répandue que, déjà, les premières images saisies par des dizaines de smartphones montrent les effets terribles de cet attentat qui vient de frapper Bruxelles, quatre jours après la capture, à Molenbeek, de Salah Abdeslam, seul survivant des assaillants des attentats du 13 novembre 2015, à Paris. Plus rien n’est reconnaissable, c’est un décor de terreur. Une femme, les cheveux gris de cendres, est assise dans le hall dévasté, ventre nu, le chemisier déchiré par le souffle des bombes, les pieds ensanglantés. Une autre s’est recroquevillée contre un comptoir d’enregistrement, serrant contre elle un petit garçon, dans la fumée mêlée à l’eau des canalisations qui ont cédé sous la pression. Dehors, sur la bretelle d’autoroute qui mène à l’aéroport, des centaines de passagers courent, traînant leurs valises.

«On se cache où on peut, derrière une poubelle, dans le parking»

Dès l’annonce de l’explosion, à 8 heures, les ministres sont prévenus, un par un. La cellule stratégique fédérale est convoquée au centre de crise, rue Ducale, base de commandement central pour l’échange d’information entre les différents niveaux de pouvoir impliqués, la communication de crise et la prise de décision. Le plan catastrophe régional est lancé. Deux équipes Smur, des Cliniques Saint-Luc et de l’hôpital militaire, quatre ambulances et un convoi de véhicules de pompiers partent de Bruxelles vers l’aéroport. A 8 h 12, le premier Smur, celui de Neder-Over-Heembeek, arrive à Zaventem. «On se rend en face du terminal, où affluent déjà beaucoup de blessés, avec l’aide des militaires et des policiers. Nous commençons le triage des blessés durant une demi-heure. Entre-temps, deux alertes d’évacuation retentissent. On se cache où on peut, derrière une poubelle, dans le parking», poursuit Niek Tytgat.

Sur place, un poste médical avancé (PMA) sommaire est installé dans la caserne des pompiers de l’aéroport. Ce lieu est préféré à l’hôtel Sheraton, jugé trop proche du lieu des attentats. Vers 8 h 20, un premier bilan évoque quinze morts et quinze urgences absolues. Tanguy du Bus de Warnaffe se voit confirmer la gravité du drame et décide de se rendre sur le site. «Sur la route, je demande d’envoyer un premier train de cinq ambulances. Quand j’arrive à la hauteur de la gare des bus, je ne vois pas les dégâts mais je constate que beaucoup de personnes sont rassemblées à cet endroit. Je monte à l’étage des départs sans entrer dans le hall, car mon rôle se limite à coordonner les moyens venant de Bruxelles. On me dit qu’il y a pénurie d’ambulances et énormément de victimes. Je demande un deuxième train de cinq ambulances et l’officier des pompiers du Brabant flamand fait de même.»

On nous dit qu’un tireur est encore sur les lieux, qu’il y a une voiture piégée, c’est stressant.

Ceux qui peuvent marcher sont évacués, d’abord sur le tarmac. «On reste là pendant une heure et demie ou deux heures, je ne sais plus vraiment. Ensuite, on nous fait sortir par l’accès réservé aux livraisons. Les gens sont soulagés d’être sortis de là. On se soutient les uns les autres», raconte Veronica Escobar. Ils sont ensuite transférés vers le hangar 41, un entrepôt de maintenance de Brussels Airlines.

Pour les autres, les scènes sont devenues des «scènes de guerre». «Dans la petite caserne, il y a déjà le Smur de l’hôpital militaire et, avec Cédric, nous prenons en charge les blessés les plus graves. Nous n’avons du matériel que pour soigner deux personnes et, en moins de deux minutes, il est déjà épuisé, déplore Niek Tytgat. On place les voies intraveineuses sans médicament, parce qu’on n’en a pas, mais on se dit que cela facilitera le travail des collègues qui arriveront. Là aussi, nous avons deux alertes d’évacuation. On nous dit qu’un tireur est encore sur les lieux, qu’il tire, puis qu’il y a une voiture piégée. C’est stressant, on travaille sous la menace. On se cache entre des conteneurs de poubelle: c’est là, durant ces quelques minutes de pause, qu’on pense à ce qui se passe, à ce qu’on est en train de vivre.»

9 h 11 PATRICK IMPATIENT Dispatcheur au centre 112 à Bruxelles Il a travaillé à l'aveugle, sans pouvoir joindre les hôpitaux, surchargés.
9 h 11 PATRICK IMPATIENT Dispatcheur au centre 112 à Bruxelles Il a travaillé à l’aveugle, sans pouvoir joindre les hôpitaux, surchargés. © HATIM KHAGAT

La priorité est d’acheminer les blessés vers les centres hospitaliers les plus appropriés, en fonction des blessures. Or, une demi-heure après la double explosion, les réseaux GSM ne supportent déjà plus les flux des appels. Les radios Astrid, réseau de communication interne aux services de secours, non plus. Serge Jennes, médecin- colonel anesthésiste à Neder-Over-Heembeek et chef du service des grands brûlés, est prévenu par un appel de l’hôpital, vers 8 heures, peut-être 8 h 05. «Je saute dans ma voiture. Il n’y a personne sur le ring. Je roule sur trois bandes quasi vides. Sur le trajet, vers 8 h 30, je reçois un appel du médecin-colonel Eric Mergny (NDLR: en cas de catastrophe à Zaventem, c’est lui qui joue le rôle de directeur médical sur place). Il souhaite connaître le nombre de lits dont nous disposons en soins intensifs. J’en ai trois, et une dizaine non intensifs. Ensuite, vers 8 h 40, j’essaie de le rappeler. Les portables ne fonctionnent plus.» Serge Jennes atteint l’hôpital vers 8 h 45. Les premières victimes sont arrivées dès 8 h 30. Le personnel a déjà activé le «plan Mash» (Mise en alerte des services hospitaliers). Dans le hall du rez-de-chaussée, les tuyaux d’arrivée d’oxygène et d’air comprimé sont expulsés du faux plafond. Les T1, les patients critiques, sont directement admis au 5e étage, qui abrite le centre des grands brûlés, ou envoyés en salle d’op. Les T2, qui exigent une surveillance plus étroite, et les T3 sont pris en charge dans le grand hall d’entrée. Serge Jennes gagne le 5e étage. Direction le multisas, où, en situation de catastrophe, on admet les patients et où se trouvent trois brancards. Puis le monosas, un sas de déchocage (NDLR: réservé aux situations les plus graves). «Il doit être 9 h 05. Je m’en souviendrai toute ma vie. Il y a là une jeune fille. Autour d’elle, deux anesthésistes, un kiné, un chirurgien. J’ai les yeux rivés sur les paramètres. Une tension artérielle de 66,46 et une fréquence cardiaque de 166: ce n’est vraiment pas bon.»

Béatrice de Lavalette, franco- américaine, patientait dans la file d’enregistrement, son billet pour la Floride en poche, quand explose la première bombe. Elle est blessée, très sévèrement. Polycriblée, ses membres sont fracturés, surtout sous les genoux, ses chevilles démises, elle est brûlée au décolleté et aux bras. Elle a des trous dans l’abdomen. «On fait de la réanimation et on va en salle d’op. Les chirurgiens ouvrent l’abdomen. Ils suspectaient fortement un saignement de la rate. C’est bien ça. On clampe l’artère et la jeune fille se stabilise. On se rend ensuite au scanner. On voit qu’elle a une fracture des 10e, 11e et 12e vertèbres thoraciques et une compression de la moelle.» Elle sera amputée dès le lendemain. «Dans le sas de déchocage, durant deux, trois minutes, je suis figé. Puis, le professionnel prend le dessus, on se dit “C’est comme en Afghanistan” et on a fait de la médecine, résume Serge Jennes. C’est marquant, même pour nous, de voir une jeune de 17 ans, avec ces paramètres-là, en train de mourir sous nos yeux. La différence avec l’Afghanistan, c’est qu’on sait. On fait la guerre ou il y a la guerre, des actes terroristes et on sait qu’on aura ce type de victimes. Ici, ce n’est pas la guerre, on est en Belgique.»

«J’ai l’impression d’être toute seule en mouvement, face à un monde à l’arrêt, sur pause»

Les procédures d’urgence sont activées et les décisions s’enchaînent. Interrompre le trafic vers et depuis la gare de l’aéroport. Arrêter le trafic aérien et fermer l’aéroport. Déclencher la phase nationale du plan catastrophe. Relever l’alerte antiterroriste au niveau quatre, le plus haut, dans tout le pays. Avec la crainte d’un second attentat.

A peu près au moment où Najim Laachraoui, Ibrahim El Bakraoui, Mohamed Abrini arrivent à l’aéroport, Khalid El Bakraoui, le petit frère d’Ibrahim, mort une heure plutôt à Zaventem, et Osama Krayem quittent leur studio de l’avenue des Casernes, à Etterbeek. Chacun porte un sac à dos rempli d’explosifs et de boulons. Ils marchent jusqu’à la station de métro Pétillon, sur la ligne 5. Les caméras de vidéosurveillance les montrent devant les distributeurs de tickets. Osama Krayem tourne les talons, repart son sac toujours sur le dos. Pas Khalid El Bakraoui. Direction Erasme. Quatre stations plus loin, arrivé à Maelbeek, il descend, longe le quai et monte dans le deuxième wagon. Le métro démarre. Il actionne le détonateur. Il est 9 h 11. Seize personnes meurent, des dizaines sont blessées, mutilées. Un peu plus d’une heure s’est écoulée. Bruxelles vient d’être la cible d’un deuxième attentat terroriste.

Les passants sur le trottoir sentent le sol trembler, avant de voir des femmes et des hommes ensanglantés titubant et remontant les escaliers menant à l’air libre, rue de la Loi. Dans les sous-sols, la rame est éventrée tant le souffle est puissant, et les trois murs d’un parking souterrain attenant à la station se sont effondrés.

Au centre 112 à Bruxelles, Patrick Impatient et ses collègues sont dépassés par un flot d’appels. Immédiatement, le service dépêche un convoi de secours. «L’ officier de la centrale vient nous trouver et nous dit: “Toi, Christophe, tu t’occupes de Zaventem, et toi, Patrick, de Maelbeek.” A cet instant, il y a eu comme un moment de stupeur. Une gifle. Pendant une fraction de seconde, je suis perdu. Puis j’agis comme on me l’a appris, tout simplement.» Envoyer trois Smur et cinq ambulances et activer un plan d’intervention médicale. «Les personnes qui nous appellent sont en panique. Elles hurlent, expliquent qu’il y a du sang partout et de nombreux morts. C’est très compliqué de communiquer avec elles, poursuit Patrick Impatient. Dans un second temps, on reçoit beaucoup d’appels du personnel de l’aéroport de Zaventem, dont des employés de G4S. Ce sont eux qui font les premiers garrots, qui mettent les blessés dans la bonne position en attendant les secours. On a une chance énorme que ces gens soient sur les lieux.» Se pose alors la question: faut-il déjà déployer des moyens supplémentaires, sans attendre l’aval du centre de crise, comme l’exige la procédure d’urgence? Patrick Impatient en parle avec les infirmiers régulateurs. «Nous décidons de monter en puissance le plus vite possible et d’appeler des renforts d’autres provinces. Nous entrons dans une phase fédérale. Quand j’apprends que des colonnes d’ambulance sont en route vers Bruxelles, je les envoie à Maelbeek. De cinq ambulances envoyées dès le départ, on arrive dans la demi-heure à plus de vingt.»

13 h 00 HANS VAN DER BIESEN Directeur de l’hôtel Thon Dans son métier, insiste-t-il, on est là pour accueillir les gens. En installant des blessés et un centre de triage dans son lobby, il estime n'avoir fait que son devoir.
13 h 00 HANS VAN DER BIESEN Directeur de l’hôtel Thon Dans son métier, insiste-t-il, on est là pour accueillir les gens. En installant des blessés et un centre de triage dans son lobby, il estime n’avoir fait que son devoir. © HATIM KHAGAT

Là comme ailleurs, on agit avec les moyens du bord, des réseaux GSM saturés, sinon inexistants, et un réseau Astrid défaillant. Seules fonctionnent les lignes fixes. «On travaille à l’aveugle, sans pouvoir joindre les hôpitaux qui sont surchargés d’appels. Je sors alors mes “fiches réflexe”, sur lesquelles est indiqué le nombre de patients que peut accueillir chaque hôpital, selon la nature des blessés, sans être prévenus au préalable. On établit un tableau reprenant tous les hôpitaux dans une colonne, une ligne du temps dans une autre. On trace une petite barre pour chaque patient transporté en respectant la règle en vigueur: le moins grave est emmené vers l’hôpital le plus éloigné, le plus grave vers le plus proche. Pour les patients les moins graves, je réquisitionne deux bus de la Stib pour garder les ambulances pour les blessés graves et modérés.»

Il y a du sang partout. Un amoncellement d’horreurs. C’est la guerre.

Sur place, les pompiers parviennent à peine à dégager les morts et les blessés, dont une quinzaine dans un état critique, coincés dans l’amas de tôle et de béton, malgré une poussière opaque qui les empêche de distinguer les corps. Les survivants sont évacués par les boyaux étroits et souterrains, dans le noir. Les premières ambulances ont du mal à se frayer un chemin, bloquées par des dizaines de voitures et des conducteurs tétanisés.

«Je suis marqué par l’expression du visage d’une des victimes. Elle ne paraît pas blessée, du moins à première vue, mais son regard est plongé dans l’infini. Elle est là sans être là, se souvient Tanguy du Bus de Warnaffe, arrivé vers 9 h 23 à Maelbeek. Je suis aussi frappé par la détresse d’une dame et de son enfant, tous deux ensanglantés. J’ai déjà encaissé pas mal d’émotions à Zaventem, en arrivant à la station de métro, je subis un deuxième choc. Je me mets en mode automatique pour être le plus efficace possible.» Il descend dans «le trou». L’ effroi. Impossible à décrire.

Sur le trottoir, des secouristes craquent, assis à terre, pétrifiés. «C’est une intervention réellement hors norme, qu’il s’agisse du nombre de victimes ou du genre de lésions, rappelle Tanguy du Bus de Warnaffe. En temps normal, un ambulancier intervient sur des lieux où il y a deux ou trois victimes et est accompagné de collègues. A Maelbeek, chacun d’eux doit prendre en charge plusieurs blessés graves. De plus, nos ambulances n’étaient pas équipées pour transporter des personnes présentant ce type de blessures.»

A 9 h 26, la décision est prise de fermer la totalité du métro bruxellois. Des passagers d’une rame en direction de la station Schuman sont évacués sur les voies. Le périmètre européen est sécurisé.

Alertée vers 8 h 10 d’une explosion à Zaventem, Marie-Astrid de Villenfagne, médecin urgentiste au CHU Saint-Pierre, prolonge sa garde Smur, avec son équipe, un ambulancier et un infirmier. Les informations sont lacunaires. Ils sont parmi les premiers arrivés à Maelbeek. Elle expose sa longue matinée, le sang, la mort, la peur, et l’heure et demie passée sur place. «On s’entraîne évidemment mais on n’est jamais prêts.»

Arrivée vers 9 h 25, à la sortie basse de la station de métro, sous le pont, sur la chaussée d’Etterbeek, l’enjeu, pour elle, est d’installer rapidement un PMA, un espace de transfert entre le lieu de l’attaque et l’évacuation des blessés. «Je vois au loin un pub irlandais. L’ entrée est une double porte. Difficile d’y entrer avec des brancards. Et puis, un pub, ce sont de nombreuses tables, lourdes par ailleurs. Ce premier choix ne fonctionne pas. Je me retourne dans la rue et j’ai l’impression d’être toute seule en mouvement, face à un monde à l’arrêt, sur pause. Personne ne bouge. Je passe avec mon gros sac d’intervention. Je cogne quelqu’un parce qu’il ne bouge pas, qu’il est dans mon chemin.»

A 9 h 31, elle établit son PMA dans un bâtiment des services de sécurité de l’Union européenne. Un autre, plus grand, sera implanté à l’hôtel Thon, tout proche, au croisement de la rue de la Loi et de la rue de Trêves, à proximité des bouches de métro supérieures. Le hall d’entrée du petit PMA est vite transformé en «nid de blessés». «Les pompiers vont les chercher dans la rame. Il est logique qu’ils empruntent une seule volée d’escaliers pour accéder à la rue, plutôt que les quatre qui mèneraient en haut, rue de la Loi. Donc, les patients sur civière, inconscients, sont amenés dans notre poste médical. Ceux qui ont pu s’enfuir par leurs propres moyens, le plus vite, le plus haut possible, ceux-là sont sans doute rue de la Loi», détaille Marie-Astrid de Villenfagne. Sous la menace permanente d’une nouvelle explosion, c’est là que l’urgentiste trie les rescapés: les «U3», qui parlent, qui marchent, elle ne s’en occupe pas ; elle se concentre sur les «U2», une trentaine, et surtout les «U1», gravement blessés, dix, tous inconscients. Trier, puis stabiliser, c’est-à-dire arrêter les hémorragies, vérifier la respiration et la circulation sanguine, et, surtout, veiller à ce que les blessés ne se refroidissent pas. «Il y a du sang partout. Un amoncellement d’horreurs. C’est la guerre. Ces patients ont reçu des “shrapnels” (NDLR: des éclats d’obus), des écrous, des vis dans l’abdomen, dans la tête. Ceux-là doivent être pris en charge le plus vite possible en salle d’op.» Il y a ces couacs de GSM, encore. Le réseau a gravement planté. Marie-Astrid de Villenfagne parvient à établir un contact avec un médecin resté à Saint-Pierre. «J’exige que ce numéro ne serve qu’à moi. C’est mon contact avec la vie réelle.» Elle y envoie plusieurs patients. Mais, selon le principe de médecine de catastrophe, il faut envoyer les patients au plus loin (NDLR: puisque les blessés qui peuvent se déplacer se rendront au plus près et engorgeront les hôpitaux proches). Pour l’urgentiste, c’est Erasme, qui ne peut en accueillir qu’un, pas un de plus, car l’hôpital reçoit alors les blessés de Zaventem. «Je me sens très seule, car je vais devoir me débrouiller seule avec mes patients et, au lieu de juste les stabiliser et les envoyer vers les hôpitaux, je vais peut-être devoir les stabiliser plus longtemps.»

«Ce sont des scènes de panique, la fumée s’échappant de l’entrée de la station, des victimes à même le trottoir et les regards de frayeur et d’incompréhension», résume Gaëtan Meuleman, infirmier urgentiste. Comme de nombreux collègues, après les attentats de Paris, il avait remis dans le coffre de son véhicule son casque et sa veste d’ambulancier. Alerté par la radio d’une explosion dans le quartier européen, il tente de joindre sa compagne qui y travaille. En vain. Il fonce à sa recherche. Le 22 mars, il est intervenant volontaire au PMA installé à l’hôtel Thon. Quand il arrive, ils sont peu nombreux, trois Smur, quelques ambulances et disposent de peu de matériel. Les secours sont mobilisés à Zaventem. «Je me rappelle d’un pompier de l’hôpital Paul Brien qui, avant de venir, a eu le réflexe d’emporter une caisse de Baxter. On s’organise avec les moyens qu’on a. Une infirmière du Smur emporte à chaque fois son sac médical. C’est un réflexe, chacun travaille avec son matériel. Mais c’est difficile, parce qu’on n’a rien, on ne peut rien faire. Il a fallu vraiment attendre que le matériel arrive.»

9 h 30 CHRISTOPHE MOUS Caporal au Siamu à la caserne d’Anderlecht. Il part régulièrement seul avec les patients, sans médecin à bord de son ambulance. Pas le temps...
9 h 30 CHRISTOPHE MOUS Caporal au Siamu à la caserne d’Anderlecht. Il part régulièrement seul avec les patients, sans médecin à bord de son ambulance. Pas le temps… © HATIM KHAGAT

Hans Van der Biesen, directeur de l’hôtel Thon tente de descendre dans la rame. Après trois marches, il rebrousse chemin. Trop de fumée. «Entre-temps, avec le personnel, on réserve la première bande de la rue de la Loi, pour qu’elle puisse rester libre pour les services de secours, se souvient-il. On amène des bouteilles d’eau, des serviettes, des petites choses aux premières victimes qui remontent de la bouche. Quand les secours arrivent, ils ont besoin d’un lieu de triage. Je propose le lobby de l’hôtel, parce que les bâtiments de la Commission, eux, sont fermés. Il n’y a pas beaucoup de solutions. On déplace les meubles jusque dans la galerie. C’est étrange, parce qu’à ce moment-là, la salle du petit déjeuner est encore bien remplie. On recouvre aussi les fenêtres de draps pour que personne ne puisse voir de l’extérieur.»

Christophe Mous, caporal au Siamu à la caserne d’Anderlecht, accompagne une colonne, à bord d’une autopompe. Sur place aux alentours de 9 h 30, il apporte du matériel supplémentaire au grand PMA. «Sur le sol gisent plusieurs victimes sur lesquelles on pratique un massage cardiaque. Au même moment, d’autres commencent à mettre les premiers corps dans les sacs mortuaires.»

C’est dur, lourd, mais la priorité va aux victimes. «Habituellement, on stabilise le patient en attendant le médecin pour qu’il nous accompagne jusqu’à l’hôpital. Ici, nous prenons l’initiative de partir seuls», rapporte Christophe Mous, escorté lors de ses trajets par un convoi de motards tant le trafic est intense. «Après avoir déposé chaque victime à l’hôpital, nous revenons rue de la Loi. On se remet dans la file des ambulances pour prendre en charge un nouveau patient. Et repartir aussitôt.»

«C’était le flux incessant. On n’en voyait pas le bout»

A 9 h 32, Charles Michel s’exprime sur les réseaux. La piste d’un attentat est étudiée, indique un communiqué du gouvernement. Bruxelles se fige. Abasourdis, les Belges guettent la moindre info. Marqués par le terrorisme de novembre, tout près, à Paris, ils veulent savoir ce qu’il se passe, si un proche, un collègue va bien. A 10 heures, le centre de crise active un numéro d’urgence, le 1771, un call-center classique, renforcé par des collaborateurs de la Croix-Rouge. Dès 10 h 20, tous les transports publics sont à l’arrêt. Le centre de crise demande aux Bruxellois d’éviter les déplacements, puis à 10 h 21, d’éviter les coups de fil afin de ne pas surcharger les réseaux. Il faut limiter le trafic et faciliter le travail des secours. Les tunnels ferment vers 10 h 30. Dans la foulée, le procureur fédéral, la plus haute autorité en charge de la lutte contre le terrorisme, confirme qu’il s’agit d’un attentat-suicide à l’aéroport.

Tout le monde en redoute un troisième, un quatrième, d’autant que les fausses alertes se propagent. La matinée durant, les rumeurs de nouvelles explosions ont circulé. Seconde bombe à Maelbeek, explosion à Schuman, à Beekkant, à Belgica, à Bruxelles-Midi, tireur isolé rue Neuve, alerte à la bombe à l’hôpital Saint-Pierre. Le service de déminage neutralise un paquet suspect à Maelbeek, puis un second, vers 10 h 42. «Alors qu’on s’occupe des dernières victimes, le summum, c’est qu’on nous dit qu’on peut recommencer à monter des perfs, ça a explosé à la station Arts-Loi. Personne ne se dit qu’il n’y a plus aucun métro qui roule… Non, c’est le déminage. Cette cacophonie se surajoute à la désorganisation. A un moment, on nous dit “Tout le monde couché parce qu’il va y avoir un tir”, tous les secours sortent à l’extérieur… On est dans une situation complètement chaotique, on intervient sur quelque chose de grave et où on n’est pas sûr que sa propre vie n’est pas en danger», décrit Gaëtan Meuleman.

Ce con a attendu que les portes de la rame se referment pour appuyer sur le bouton.

L’atmosphère lui revient. Silencieuse, seulement troublée par les sirènes. Terrifiante, avec ces policiers en armes et encagoulés et ces voitures de flic qui foncent à toute allure. Un sentiment d’encerclement. Et puis l’odeur, intense, de chair calcinée. «Ce qui m’a frappé, c’était le flux incessant. On n’en voyait pas le bout. Je me souviens de cette dame, hébétée, complètement brûlée au visage, qui n’arrête pas de répéter “Ce con a attendu que les portes de la rame se referment pour appuyer sur le bouton”. Elle répète ça en permanence. Et, dans l’hôtel, il y a une télévision qui passe des pubs, mais aucune info. Rien, on n’est au courant de rien.»

9 h 23 COLONEL TANGUY DU BUS DE WARNAFFE Chef des pompiers de Bruxelles. Après avoir encaissé pas mal d'émotions à Zaventem, il subit un deuxième choc en arrivant à la station de métro Maelbeek.
9 h 23 COLONEL TANGUY DU BUS DE WARNAFFE Chef des pompiers de Bruxelles. Après avoir encaissé pas mal d’émotions à Zaventem, il subit un deuxième choc en arrivant à la station de métro Maelbeek. © HATIM KHAGAT

A quelques pas, dans le petit PMA, à 10 h 33, un homme meurt. «Un seul. Un de trop», soupire Marie-Astrid de Villenfagne. Deux autres patients envoyés à l’hôpital décèdent, l’un dans le sas des urgences, l’autre dans les heures qui ont suivi. «Leurs plaies étaient difficilement gérables, même dans un hôpital. Je demande du renfort au 112. J’ignore si cette demande est entendue. Quelqu’un entend dire, par la suite, “Non, nous n’en avons pas besoin, il y en a assez”. C’est quelqu’un du poste médical de la rue de la Loi qui ne comprend pas pourquoi quelqu’un demande du renfort… Durant tout un temps, eux et nous, personne ne sait qu’on existe, et inversement.»

A Zaventem, peu avant 11 heures, l’ensemble des blessés a été évacué vers un hôpital. Les forces spéciales, les policiers, le parquet continuent d’examiner le hall des départs, à la recherche de la troisième valise, abandonnée par Mohamed Abrini. Niek Tytgat et Cédric Kemel sont envoyés prendre en charge les patients sous le choc, les témoins malheureux. «En arrivant au parking P16 (NDLR: aujourd’hui, le «drop off»), il y a plein de passagers qui sont évacués de l’aéroport. Les gens nous posent des questions qui nous semblent des bagatelles. On se dit qu’on ne peut pas rester ici. On a vu des choses tellement plus graves… On a perdu deux patients dans le PMA. Une dame, dont je ne saurais dire l’âge. Elle avait un très grave traumatisme crânien. Il nous semblait qu’elle allait décéder et on a décidé de ne plus la traiter par manque de ressources. On apprend ça durant nos études, mais la réalité est différente. Tout va très vite et on sait qu’on n’a pas d’autre choix, sinon d’autres décéderont.»

Depuis 10 h 44, le 1771 est saturé. A 11 h 10, soit un peu plus de trois heures après la première explosion, Facebook active son «safety check», outil permettant aux internautes d’informer leurs amis qu’ils sont en sécurité.

Vers 11 h 30, tout est vide et sens dessus dessous au PMA de la chaussée d’Etterbeek. Moins de deux heures après l’arrivée des premiers secours. «J’ai l’impression que cela a duré toute la journée», se souvient Marie-Astrid de Villenfagne. Elle et son équipe remontent vers l’hôtel Thon, ramènent du matériel, «même ce qui est jetable, en me disant qu’on va vite le laver, qu’on devra peut-être l’utiliser ailleurs». «Alors que nous étions à même le sol, dans la poussière, dans les plumes – nous avons dû découper la veste d’un patient pour avoir accès à ses bras et à son torse et, à chaque fois qu’on passait à côté de lui, les plumes volaient partout –, c’est un réel poste médical. Il y a un secrétariat IN, un triage, les patients sont bien installés. Il y a de la musique, de la lumière, une hôtesse qui passe avec des bouteilles d’eau. On se croirait presque à une réception tellement le contraste avec notre poste médical est grand. Sur place, nous ne sommes pas indispensables. On se dit qu’on a peut-être besoin de nous à l’hôpital.»

Quelque 225 militaires arrivent en renfort. Au total, environ un millier de soldats sont déployés à Bruxelles, en appui aux policiers. Les hôpitaux et la Croix-Rouge appellent aux dons de sang. Le Premier ministre prend la parole au cours d’une conférence de presse. «Nous redoutions un attentat et c’est arrivé.» Charles Michel incite la population «au calme et à la solidarité» et dénonce «des attentats aveugles, violents et lâches». Un petit quart d’heure plus tard, le procureur fédéral, Frédéric Van Leeuw, réunit à son tour la presse. Il confirme que «deux explosions se sont produites dans le hall des départs, l’une étant probablement provoquée par un kamikaze» et qu’«une explosion s’est produite à Maelbeek». L’ enquête a déjà débuté. La section anti- terroriste du parquet fédéral ouvre une instruction. Trois des cinq membres de l’opération terroriste sont morts. Deux sont dans la nature. Il s’agit d’Osama Krayem et de Mohamed Abrini. La troisième valise est neutralisée par les services de déminage. Explosée vers 12 h 42.

10 h 42 Gaëtan Meuleman Infirmier urgentiste Il intervient sur une base volontaire. Entre cacophonie, désorganisation et sans être sûr que sa propre vie n'est pas en danger.
10 h 42 Gaëtan Meuleman Infirmier urgentiste Il intervient sur une base volontaire. Entre cacophonie, désorganisation et sans être sûr que sa propre vie n’est pas en danger. © HATIM KHAGAT

Peu avant 13 heures, l’hôtel Thon s’est vidé. «Dans mon métier, on est là pour accueillir les gens. Nous avons fait notre devoir. Nous n’avons pas eu peur. Il y avait l’adrénaline. Le jour même, j’ai discuté avec mon personnel. Je leur ai proposé de fermer quelques jours. Tous ont voulu rester ouvert», commente Hans Van der Biesen. Marie-Astrid de Villenfagne a regagné Saint-Pierre. Dans l’après-midi, vers 14 heures, la psychologue de Saint-Pierre décide de rassembler les équipes parties en intervention sur les lieux des attaques. «A Saint-Pierre, comme les blessés étaient arrivés au compte-gouttes, ils avaient déjà été dispatchés vers les salles d’op et les urgences. Donc, il n’y a pas de patients. D’un coup, on se sent désœuvré. Je n’ai plus rien à faire là. Mais le fait de rester avec mes collègues, pouvoir encore aider, cette envie demeurait présente. J’ai été poussée dehors. Il est plus de 16 heures quand je quitte l’hôpital.» «Chacun a réagi à sa façon aux événements. Avec les collègues d’ Anderlecht, nous sommes allés prendre un verre ensemble. Tout simplement. Pour relâcher la pression», ajoute Christophe Mous.

Chacun a réagi à sa façon aux événements. Avec les collègues, nous sommes allés prendre un verre.

Les heures avancent. La nervosité, la fébrilité diminuent légèrement, très légèrement. Dans les hôpitaux aussi. La valse des ambulances cesse vers 14 heures à Neder-Over-Heembeek. L’hôpital n’a jamais été saturé. Près de quatre-vingts médecins, infirmiers et autres intervenants sont présents. Le service de Serge Jennes accueille 18 grands brûlés, dont trois aux soins intensifs et quinze au «medium care». Huit personnes sont envoyées en salle d’op.

Les opérations de recherche et de secours se terminent vers 15 h 30 à l’aéroport de Zaventem. Le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (NV-A) annonce trois jours de deuil national. Il est 15 h 55. On rouvre progressivement. Le réseau Stib, en partie, et les gares, sauf celles de Schuman, Luxembourg et Brussels Airport. Puis, Charles Michel, Koen Geens, Jan Jambon et Jacqueline Galant se rendent à l’aéroport et à Maelbeek, pour saluer les équipes de secours. Un nouveau Conseil de sécurité est convoqué, à 17 heures. L’ organisation terroriste Etat islamique vient de revendiquer les attentats.

«Ce sont des gars de Molenbeek, mais ce sont les mêmes bombes»

Gaëtan Meuleman rentre chez lui vers 17 h 15. «Vous avez un ou deux brûlés, ça va… Mais ils arrivent tous et vous n’avez pas le matos. On utilise la même seringue de morphine pour plusieurs personnes. Là, on n’a pas cinquante ampoules de morphine. On n’a pas le choix. Qu’aurions-nous pu faire de mieux? Rien. On a fait le maximum avec ce que nous avions. Au poste médical, j’avais enlevé mon pull. Quand je l’ai pris dans le coffre de ma voiture, il était très lourd. Je tors mon pull et de l’eau en sort, tant j’avais transpiré.» Sur son écran de télévision défile une photo, Najim Laachraoui, Ibrahim El Bakraoui et Mohamed Abrini poussant leur chariot à bagages.

L’image tourne en boucle depuis le milieu de l’après-midi. L’ heure est à la traque des criminels en cavale. A 18 heures, le parquet fédéral publie cet avis de recherche. Une image prise par la vidéosurveillance de l’aéroport. Une demi-heure plus tard, à l’issue du conseil national de sécurité, le Premier ministre appelle la population à «tout mettre en œuvre pour sauvegarder nos libertés fondamentales» et revenir rapidement à «une vie normale». Dans la foulée, à 19 h 04, le roi prend brièvement la parole à la télévision publique.

7 h 58 NIEK TYTGAT Médecin anesthésiste-intensiviste à Brussels Airport. Il pense d'abord à une explosion de gaz, pas un attentat.
7 h 58 NIEK TYTGAT Médecin anesthésiste-intensiviste à Brussels Airport. Il pense d’abord à une explosion de gaz, pas un attentat. © HATIM KHAGAT

Personne ne peut sortir. Aucun riverain ne peut rentrer. Le quartier Max Roos, à proximité de la gare de Schaerbeek, est bouclé. Hélicoptères, drones, snipers… depuis la fin de la matinée, des perquisitions sont menées en plusieurs lieux. Elles se poursuivront tard dans la nuit. On apprend vers 19 h 15 que celles menées à Schaerbeek ont permis de découvrir un engin explosif contenant, entre autres, des clous. Les enquêteurs trouvent également des produits chimiques et un drapeau de l’Etat islamique. Le périmètre de sécurité ne sera levé que peu après minuit.

Bruxelles, de toute façon, ne veut pas fermer l’œil. Depuis 20 heures, un mémorial est improvisé place de la Bourse. Des centaines de personnes se réunissent. Comment dormir quand deux kamikazes sont toujours en fuite? Quand le son des sirènes vous transperce? Quand des flashs reviennent? «Je suis rentré chez moi, tôt vers 15 heures. Mais je n’ai pas réussi à dormir. On a traité beaucoup de blessés graves et on ignorait comment ils allaient évoluer. Nous avions soigné deux petites filles au poste médical. Elles ne semblaient pas fortement blessées, mais leur état s’est dégradé et nous étions très inquiets (NDLR: le personnel médical apprendra, plus tard, que les fillettes ont été sauvées)», se rappelle Niek Tytgat. Cette nuit-là, Hans Van der Biesen, lui, n’est pas rentré chez lui. Sur le site de Maelbeek, la protection civile dégage une partie du métro. Les pompiers, la police scientifique, le parquet sont aussi présents. Les travaux de déblayage de l’aéroport et de la station Maelbeek durent toute la nuit. «J’organise pour eux un espace pouvant les accueillir, leur apporter un peu de soutien, leur fournir à boire et à manger…» L’ odeur qui colle à leurs salopettes blanches est forte, inoubliable. «Le plus dur, pour eux, c’était d’entendre encore des téléphones sonner dans le vide…»

Vers 1 heure, Serge Jennes quitte l’hôpital militaire. Les chirurgiens ont opéré de longues heures durant. Cependant, «nous, nous étions dans nos locaux, dans notre confort quotidien, pas dehors, dans une station de métro. Nous avions du personnel et des moyens.» Ses patients sont brûlés, mais «70% d’entre eux sont aussi polycriblés. Ils sont brûlés au décolleté, au visage, mais ils ont des éclats métalliques reçus à la même vitesse que des balles. Des troncs ont été transpercés. Des bombes que nous avons rencontrées en Afghanistan, tout comme ces lésions chez des militaires et des civils. Ce sont des gars de Molenbeek, mais ce sont les mêmes bombes. Ils ont suivi les cours au même endroit. Nous, comme militaires, nous avions déjà vu ces polycriblages avec amputations, mais nos collègues civils, eux, n’avaient jamais vu ça!»

Le bilan officiel des attentas terroristes s’élève à 32 morts et 340 blessés. Le procès s’ouvre le 30 novembre.

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