L’autre ligne Clerc

Philippe Cornet Journaliste musique

Fou, peut-être renoue avec un Julien Clerc orchestral et mélo, d’une théâtralité qui rejoint parfois le grandiose des années Roda-Gil.

Pour son 22e album, Julien Clerc a choisi son jeune producteur, Philippe Uminski, après que celui-ci lui ait réalisé un essai orchestral sur une chanson baptisée Hôtel des caravelles. Séduit, le sexagénaire – Clerc est né le 4 octobre 1947 – s’est attelé à 12 titres inévitablement romantiques, embauchant des auteurs très diversifiés : de la vieille garde (Aznavour, Dabadie) aux jeunots (Julien Doré, Alex Beaupain) en passant par le récemment arrivé (Gérard Duguet-Grasser) et ceux de sa génération (Leforestier, Manset). Evoquant la paternité récente du chanteur, son copain Maxime a écrit un beau texte métaphorique galvanisé par une mélodie étincelante de Julien ( Fou, peut-être), le talent certifié de mélodiste de celui-ci, incarnant l’un de ses plus beaux moments depuis les années 1970, sur des mots du vieux Charles ( Les Souvenirs).

Le Vif/L’Express : Dans le petit film promotionnel à propos du nouveau disque, on vous entend vouvoyer votre producteur, qui pourrait être votre fils, cela fait un peu vieille France, non ?

Julien Clerc : [ il rit] Ouuuui, j’ai du mal à tutoyer : avec lui, ce n’est pas venu. Vous savez, je vouvoie ma compagne et Bertrand de Labbey avec qui je travaille depuis plus de quarante ans ! Mon père vouvoyait sa seconde femme alors qu’il tutoyait ma mère. Par contre, je ne vouvoie pas Manset : on a sorti notre premier disque ensemble, en 1968, son Animal on est mal a été envoyé au pilon, il ne subsiste plus un exemplaire alors que c’est une chanson formidable… Il a écrit trois titres pour le disque, dont Le Grand Cygne blanc, sortira sur la version de luxe [sourire] : elle est très belle aussi.

La chanson écrite par Aznavour, Les Souvenirs, est l’un des seuls moments du disque où vous vous laissez aller à une forme de sentimentalisme. Bien que vous soyez un  » chanteur romantique  » , vous induisez le plus souvent une distance avec votre sujet !

Ce qu’Aznavour a pu faire, lui, de ses propres textes en tant que musicien, était omniprésent dans ma tête quand j’écrivais la musique de cette chanson. Cela fait quarante ans que j’essaie de mettre de bonnes musiques sur les textes que l’on me donne et je ne me pose pas trop de questions. Je respecte Aznavour parce qu’il écrit encore tous les matins, refusant de vivre sur son passé. Je pense que le talent se travaille : qu’on aime ou pas ma voix, j’ai commencé à chanter par pur don. Je ne savais pas ce que je faisais, un peu comme un geste de sportif qui ne sait pas l’analyser. Et puis, à un moment, l’instinct ne suffisait plus, j’avais atteint mon seuil de plafonnage : les leçons de chant m’ont permis de gérer ce muscle que sont les cordes vocales, à comprendre comment tout cela fonctionne. Ma voix est mon capital, il y en a un second, plus caché : la capacité à inventer une mélodie sur un texte. Cela se travaille aussi.

Comment mesure-t-on le trop ou le trop peu de sa propre voix ?

Par moments, sur ce disque, j’ai voulu calmer l’affaire, mais il y a au moins deux ou trois chansons où le couplet est là [ mime un geste bas] et le refrain est obligé de s’envoler. C’est là qu’éventuellement, je voulais moins gueuler [ sic]. A juste titre, le producteur me répondait que si j’avais écrit cela, il fallait le faire, l’assumer, me disant que les gens allaient être heureux de m’entendre chanter comme ça. Si je n’ai jamais repris L’Assassin assassiné, c’est parce que je déteste la façon dont je l’ai faite, mais un jour, je vais la rechanter.

Cette théâtralité qui fait partie de votre ADN, contraste avec une vie médiatiquement non-mise en scène : vous avez toujours été discret sur votre vie privée, pourquoi ?

e me souviens d’avoir été filmé avec Miou-Miou avec les filles qui étaient encore petites (1), les gens étaient étonnés que je fasse cela. Au bout du compte, il faut se montrer comme on est : je suis assez pudique et même quand je discute avec de très très proches, il arrive un stade où je ne peux pas leur dire les choses… Si on essaie de forcer ma sphère intime, cela peut être une vraie blessure, quelque chose qui peut me cabrer. Cela m’a peut être fait rater quelques couvertures de magazines, mais quelle importance ? Là, on me demande pour un reportage des photos de mes enfants, je vais sans doute en donner mais d’eux petits, afin que cela ne les gêne pas au présent.

Dans la presse, on parle beaucoup de la paternité tardive : cela vous concerne directement puisque vous êtes un nouveau père depuis 2008 et y faites allusion dans le disque… Ce n’est pas égoïste de faire un enfant à la soixantaine ?

Je me suis beaucoup posé la question : quand une femme aime un homme, on ne peut pas aller contre cette envie-là qui est naturelle et qui est aussi, une preuve d’amour. Une femme se réalise dans le fait d’avoir des enfants. Je suis donc allé voir un copain à moi qui avait eu des jumelles à l’âge de 64 ans : il m’a dit que si je voulais garder ma femme, il fallait faire un enfant et que si je faisais attention à moi, je pourrais l’accompagner suffisamment longtemps…

Le thème de la paternité est traité par Leforestier dans Fou, peut-être : c’est une commande ?

J’avais demandé une chanson sur cela à Maxime qui en parle de façon subliminale : Maxime a toujours adoré faire des chansons sur mon âge [ sourire]. On est parti ensemble en vacances, sur mon bateau le long des côtes turques, il me voyait nager des heures et s’en est inspiré dans la chanson. J’ai rencontré Maxime après son premier album ( Mon Frère, 1972) chez les Carpentier qui, généralement, n’aimaient pas trop les chanteurs contestataires. J’y avais imposé Maxime qui lui, n’aimait pas trop la télé : à l’époque, il exigeait que les places de concerts soient à 10 francs (1,5 euro…), la moitié ou le tiers du prix courant ! Un jour, un organisateur ayant mis les places à 15 francs, a été obligé de rembourser 8 000 fois 5 francs ! [ rire]. Il a un côté un peu psychorigide, Maxime [ sic]. Léo Ferré voulait nous embarquer, moi, Maxime et Mouloudji dans un spectacle orchestral qu’il dirigerait : cela ne s’est jamais fait.

Ce nouvel album renoue justement avec un grand orchestre : quand vous êtes au milieu de ces cordes, vous avez l’impression d’être dans un cocon, enveloppé par quelque chose ?

Madame Charlot qui m’a fait travailler ma voix, m’a toujours dit que je chantais mieux avec des cordes ! Je l’ai beaucoup fait et le producteur avait envie de cela, donc je vais partir en tournée avec un grand orchestre d’une quarantaine de musiciens, mais pas en symphonique chiant ! En symphonique pop !

Vous n’avez pas l’impression que sur des albums comme Terre de France (1974), vous étiez plus baroque, plus transgressif aussi ?

Oui, mais çà c’est Etienne Roda-Gil ! Dans la vie, je pense sincèrement que personne n’est irremplaçable, mais lui, bien [ rires].

En laissant le dernier de côté, quels sont les trois albums de Julien Clerc à emmener sur une île déserte mais pourvue d’électricité ?

L’album Jaloux (1978) et puis le premier enregistré à Londres dont j’aimais beaucoup le son, celui où il y a Poissons morts ( Ça fait pleurer le bon dieu, 1973) et puis quand même Utile (1992), c’étaient les retrouvailles avec Etienne, il y avait un souffle.

Julien Clerc Symphonique, le 24 février à Forest-National, www.forestnational.be

(1) L’une des deux est la fille de Patrick Dewaere que Clerc adoptera après le suicide de l’acteur.

PHILIPPE CORNET

 » Même quand je discute avec de très très proches, il arrive un stade ou je ne peux pas leur dire les choses « 

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