L’art de la faction

Ysaline Parisis Journaliste livres

Grande Histoire ou faits divers, bios romancées de  » morts-vivants « : 2014 aura été l’année de toutes les exofictions en littérature.

Etrange manie que celle de vouloir mettre à jour les grandes tendances d’une année littéraire. Un peu comme si l’écriture était un produit de saison, et que les écrivains procédaient par collections. N’empêche: gouvernée par deux déferlantes annuelles (septembre et janvier, quelque 650 titres en moyenne chacune), la vie littéraire, terre de tous les débordements et dispersions, est difficile à appréhender sans ces quelques balises mentales.

Pour 2014 par exemple, on parlera de grand écart. A un bout de la production, les – nombreux – romans qui auront mis en scène des personnages eux-mêmes écrivains (interrogeant, dans une sorte de super-fiction réflexive, les ressorts et pouvoirs de la littérature même) ; à l’autre, les livres qui se seront fracassés sur l’arête brutale d’un monde en crise (la mondialisation, l’écologie, le déclassement économique comme quelques-uns des thèmes récurrents de l’année). La fiction vs le monde ? C’est en fait un peu plus compliqué que ça. A cet égard, à mi-chemin de ces extrêmes, 2014 aura vu l’avènement en France d’un terme singulier: l' » exofiction « . Brandie face à une autofiction souvent décriée (nombriliste, lassante, impudique), l’exofiction entend substituer à l’écriture de soi une littérature inspirée de vies et d’événements réels. Faits divers ou grande Histoire, la faction (rencontre des faits et de la fiction) n’est pas neuve ; elle aura cependant trouvé ces derniers mois un nouveau souffle exemplaire. Et ce en particulier dans l’art du portrait – et non plus de l’autoportrait. Même si les deux ne sont pas irréconciliables… Dans le Magazine littéraire, Marin de Viry exposait ainsi les ressorts de ce système narratif :  » Dans l’exofiction, l’auteur se décale, prend son personnage comme une matrice spirituelle, morale, intellectuelle, sensible, et l’écoute, tout en parlant de lui à la troisième personne. Son héros est un ex-vivant réinventé. L’auteur se raconte via un mort, bernard-l’ermite narratif.  » Poursuivre les autres pour au final en revenir à soi, un pied dans le tangible, un pied dans le fantasme: le hors norme des destinées  » stellaires  » aura en particulier délié les plumes en 2014.

Freud et Buffalo Bill

Peintres, photographes, hommes politiques, ou grands penseurs, la liste est longue de ceux dont on aura réécrit la vie ou les états d’âme cette année : Bernanos chez Lydie Salvayre (Pas Pleurer, prix Goncourt 2014), Diane Arbus chez Laurence Tardieu (Une vie à soi), Thomas Mann chez Britta Böhler (La Décision), Salinger chez Frédéric Beigbeder (Oona et Salinger), Freud chez Eliette Abécassis (Un secret du docteur Freud), La Divine chez Nelly Kaprièlian (Le Manteau de Greta Garbo), Buffalo Bill chez Eric Vuillard (Tristesse de la terre) ou encore la peintre Charlotte Salomon chez David Foenkinos (Charlotte). Le genre est prolifique ; il ne fait que faire des petits. Un simple regard prospectif vers 2015 suffit à nous convaincre. Outre les éditions Plon, qui annoncent la relance d’une collection (Miroir) qui leur sera expressément dédiée, c’est à une avalanche de biographies romancées qu’il faut se préparer, celles de James Dean (Vivre vite de Philippe Besson), Jane Bowles (Une histoire de Jane Bowles de Félicie Dubois), Aragon (Qui dira la souffrance d’Aragon ? de Gérard Guégan), Maurice Ravel (Les forêts de Ravel de Michel Bernard), Karen Blixen (Baronne Blixen de Dominique de Saint Pern) ou Gil Scott-Heron (La divine chanson d’Abdourahman A. Waberi).

L’exofiction, nouvelle manne du roman ? Dans un climat de suspicion généralisée à l’égard de la fiction, il semble en tout cas plus facile de  » vendre  » un texte avec la dose de réel à laquelle le raccrocher (celui-là devenant de ce fait plus transmissible, autorisé, et accessible). En s’attachant la destinée exemplaire d’un grand personnage, l’écrivain pourra en outre aisément accoler à son texte quelque chose de l’aura du nom choisi – caution intellectuelle, parfum tragique ou trajectoire de génie. Objets hagiographiques, de réhabilitation ou de fantasmes, ces Buffalo Bill, Marilyn ou Freud revisités ont peut-être en dernière analyse partie liée avec l’héritage d’un rapport intime au monde. Mis en exergue par Patrick Deville dans Viva (merveille… d’exofiction convoquant tour à tour Trotsky et Malcom Lowry), Walter Benjamin ne disait pas autre chose:  » Il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre.  »

YSALINE PARISIS

Brandie face à une autofiction souvent décriée, l’exofiction entend substituer à l’écriture de soi une littérature inspirée de vies et d’événements réels

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