Lapouge à travers bois
A 83 ans, l’écrivain bourlingueur raconte sa jeunesse pour la première fois, mais… en oblique. Dans un roman savoureux de fantaisie
Je n’aime que la Suisse ! » Mi-goguenard, mi-sérieux, Gilles Lapouge, en cette fin de repas. Michel Le Bris, Jacques Meunier, Alain Dugrand auraient-ils intronisé dans la grande famille des écrivains voyageurs un imposteur ? A quoi bon avoir bourlingué entre São Paulo et Belem, traîné ses guêtres en Inde et en Islande, pour chanter l’éloge absolu de l’Helvétie ?
D’anecdote en digression, Gilles Lapouge aggrave son cas : » Je n’ai aucun sens de l’orientation et je me perds tout le temps. En outre, je suis incapable de parler une langue étrangère. » Fabulateur, Gilles Lapouge et ses 83 printemps qui en pèsent facilement dix de moins ? Non, juste adepte des pieds de nez et friand du paradoxe. Normal, au regard de la vie de ce journaliste-romancier-essayiste-homme de radio, façonnée par les hasards et les quiproquos.
Elevé à Oran, en Algérie, le petit Lapouge ne rêve que de neige. Débarqué à Paris après la guerre pour suivre Sciences po, il ne met pas les pieds aux cours – » ils ressemblaient tous à Giscard « . Jeune lettré au chômage, le voilà recommandé par l’historien Fernand Braudel pour un poste de journaliste économique au Brésil. » Je ne connaissais rien à l’économie et pas un mot de portugais « , s’amuse Lapouge. Retour à Paris trois ans plus tard, où il deviendra, des lustres durant, le correspondant permanent pour l’Europe du Diário de São Paulo.
Parallèlement à ses articles, Lapouge s’essaie à la poésie et au roman. Un soldat en déroute, le premier publié, en 1963, par Casterman, l’éditeur de Tintin (!), est un bide. Son deuxième livre, Les pirates, paru chez Balland, » passe complètement inaperçu. » Pas de panique ! Immarcescible, Lapouge persévère. Avec raison. Equinoxiales, en 1977, emporte enfin l’attention. Suivront, notamment, La Bataille de Wagram (finaliste du Goncourt 1986), Le Bruit de la neige (1996), En étrange pays (2003). Las ! A l’encontre de certains teenagers » qui se croient obligés de faire une épopée avec leurs misères « , l’admirateur de Giono et de Knut Hamsun ne s’est toujours pas adonné à l’autobiographie.
Amoureux des mots et de l’absurde
Aussi écrit-il sa vie » en oblique « , comme dans ce dernier roman, Le Bois des amoureux, puisé en partie dans ses souvenirs estivaux de petit enfant heureux de l’entre-deux-guerres. Au centre de l’action, le professeur, M. Judrin, délectable voyageur immobile, » seigneur d’un morceau du globe terrestre » situé à une bonne lieue de Digne. Autour de lui, tout un petit monde délicieux, avec, dans le désordre, un curé philosophe, un facteur minuscule, un soldat cantonnier au grand c£ur et défenseur des chemins de traverse, un mystérieux parrain reclus dans sa chambre obscure…, tous amoureux des mots et de l’absurde. Avec eux, on s’imprègne d’une époque révolue, on savoure la fantaisie érigée en art et on se délecte de l’encre sympathique de l' » ancien jeune » Lapouge. Son ami Bernard Pivot (ils ont créé ensemble Ouvrez les guillemets en 1973), désormais académicien Goncourt, confessait il y a peu son admiration pour ce roman hors mode, plein de gaieté et d’humour. Sera-t-il entendu ? l
Le Bois des amoureux, par Gilles Lapouge. Albin Michel, 350 p.
Marianne Payot
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