L’amitié en politique : Didier Reynders et Pierre-Yves Jeholet, à l’ombre de Jean Gol
Didier Reynders a, un vendredi de 1995, engagé Pierre-Yves Jeholet. Aujourd’hui, ils sont si proches qu’ils finissent les phrases l’un de l’autre.
La phrase de Jean d’Ormesson circule beaucoup à chaque disparition: «Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants», établit-elle un peu niaisement.
Elle prend, pour Didier Reynders et Pierre-Yves Jeholet, une consistance presque matérielle.
Le décès inopiné de Jean Gol, alors président du PRL, le 18 septembre 1995, marquera pour toujours une absence chez Didier Reynders.
Celle-ci impliquera une présence, de Pierre-Yves Jeholet, qui les bouleversera tous les deux.
A la mort de Jean Gol, le député Didier Reynders a 37 ans et perd son modèle et plus proche ami politique. Il est alors l’étoile montante de son parti et l’héritier le plus évident de celui qui avait, pendant près de vingt ans, dominé le libéralisme francophone.
Mais c’est Louis Michel qui, à sa manière bruyamment subreptice, reprend la présidence du PRL. Didier Reynders devient alors le chef de groupe à la Chambre qu’était Louis Michel.
C’est une position cruciale et fort exposée: les libéraux sont, avec des écologistes encore adolescents, la seule opposition au gouvernement Dehaene. «Je n’allais pas commencer avec l’équipe qui était là, il fallait que j’organise le groupe de la Chambre», se souvient Didier Reynders sans expliciter davantage ce que l’histoire politique, désormais, a intégré: avec d’autres, il prend aigrement, quoique dans un pudique silence, la captation de l’héritage politique de Jean Gol par Louis Michel, avec qui ce dernier n’entretenait pas les rapports les plus heureux.
«Radio Mathot»
Didier Reynders doit donc réorganiser.
Il se cherche un porte-parole et secrétaire politique.
Il trouvera un jeune journaliste qui n’a pas encore 30 ans et qui se fait déjà un bien joli nom dans la profession sans être encore un camarade: Pierre-Yves Jeholet, rédacteur en chef de Radio Ciel, qui émet depuis le 24e étage de la tour de l’Europe, à Seraing.
C’est Philippe Wathelet, libéral sérésien et député permanent, qui le suggère au tout frais chef de groupe à la Chambre. «On appelait la station Radio Mathot», ricane Didier Reynders, 27 ans après en avoir débauché le rédacteur en chef, et un tout petit peu moins de temps après en avoir fait son plus intime compagnon.
«J’avais eu l’occasion de le croiser, de voir sa maîtrise des infos et de la matinale. Le fait de savoir organiser une telle matinale signifie qu’on est capable de se lever tôt pour travailler un peu, ce qui n’ est pas toujours le cas… Parfois, on rencontre des journalistes qui ne se lèvent pas tôt et ne travaillent pas nécessairement beaucoup», ajoute le commissaire européen, et on essaie de ne pas se sentir visé. «Allez, ça s’était professionnalisé, et c’est d’ailleurs pour ça que j’y étais entré…, conteste son ancien intervieweur en ajustant sa cravate. J’animais notamment la matinale et il y avait chaque jour un invité politique. J’avais déjà croisé Didier pas mal de fois.»
Un vendredi matin de septembre 1995, en Jonruelle, à Liège, ils se retrouvent pour discuter d’une collaboration.
«Mon ambition était de continuer dans le journalisme, pose Pierre-Yves Jeholet. Il m’a fait une proposition, mais je n’aurais pas accepté pour un autre libéral, ou dix ans après ou que sais-je? J’aurais peut-être fait de la politique communale avant ça… Mais Didier était tellement brillant… Il m’impressionnait. On s’est vus et la décision était prise. Il ne m’a pas fallu deux nuits ou réfléchir devant la mer…»
On demande à Didier Reynders si l’impression était réciproque, «au moins à la hauteur du bâtiment», répond-il, et Pierre-Yves Jeholet pouffe.
En ce vendredi matin de juin 2022, avenue Louise, à Bruxelles, au cabinet du ministre-président de la Fédération Wallonie-Bruxelles, une table de déjeuner a été dressée et deux heures très matinales bloquées pour discuter et rigoler de leur vie ensemble. Ils en prendront trois. Pourtant, ils devaient se revoir dès le lendemain, pour les 120 ans des quatre enfants de Didier Reynders.
Mais ils en auraient gardé davantage si leurs porte-parole respectifs n’avaient pas formalisé l’expression d’une pressante impatience. Les respectifs susmentionnés le sont depuis longtemps: David Maréchal avait à peu de chose près succédé à Pierre-Yves Jeholet à la communication de Didier Reynders lorsque Pierre-Yves Jeholet, premier suppléant aux législatives de 2003, avait succédé à Didier Reynders, reconduit comme ministre des Finances de l’exécutif Verhofstadt II.
Et si le droit des successions donnera un rôle central dans celle, qu’on leur souhaite fort lointaine, de Didier Reynders à Nicolas Reynders, c’est comme porte-parole de Pierre-Yves Jeholet qu’il s’impatiente en souriant, à la veille de son cent-vingtième anniversaire collectif.
«La Chambre en 95-99, c’était autre chose!»
Ils sont à table, ils parlent de politique, ils rigolent et ils glissent parfois vers des questions plus personnelles. La formule encadre leur relation depuis longtemps et pour toujours.
«Ça s’ est fait très vite entre nous. C’est le même type de processus que j’ai connu avec Jean Gol. Une fois que les atomes crochus sont créés, le privé et le professionnel finissent par se confondre, jusqu’à passer des vacances ensemble», résume Didier Reynders.
Il valait mieux que les atomes soient crochus pour que se fît la fusion: lorsqu’ils entament leur long chemin commun, ils sont physiquement ensemble tout le temps, sauf pour dormir. «Le matin, je partais de Herve pour rejoindre Didier à Liège, et on faisait la route vers la Chambre ensemble, et c’était généralement la même chose pour le retour», se rappelle Pierre-Yves Jeholet.
C’est l’ époque de l’affaire Dutroux, de la dioxine et de l’Etat-CVP.
Un temps aussi où le GSM est une révolution toute jeune, Internet une perspective incertaine et les réseaux sociaux un impensé. Et où les débats dans l’hémicycle et en commission occupent une centralité, aujourd’hui révolue, dans le débat politique.
«Les huissiers venaient avec une grande perche pour passer des papiers ou le téléphone aux ministres ou aux parlementaires depuis la tribune», rappelle Didier Reynders.
«Quand Didier dit que ça se passait dans l’hémicycle, il faut bien se dire qu’à l’époque, la source d’info principale était les communiqués de l’agence Belga et les quelques journalistes, surtout de presse écrite, présents. Ce qui se disait en séance avait un impact. Tous les journalistes étaient là. Même pour un porte-parole, l’adrénaline était là, les questions d’actualité, les débats… En commission des finances, c’était d’un niveau très très haut. Tu avais des échanges, des piques… Je suis désolé mais en 95-99, la Chambre, c’était autre chose. Autre chose! Les débats avaient lieu au Parlement, pas sur les réseaux sociaux…», se souvient le ministre- président.
«Aujourd’hui, tout le monde est dans ou devant les cabinets des ministres, au mieux… Ça a créé une ambiance très forte jusqu’à la crise de la dioxine qui a terminé la période avec les changements de majorité. Avec alors une forte pression sur le gouvernement. Patrick Dewael, chef de groupe VLD à côté de moi, avait un autre style, je lui disais à chaque fois de ne pas crier… On ne voit plus ça aujourd’hui, avec des majorités trop larges ou une opposition trop décalée comme le PTB ou l’extrême droite. On se dit que ça ne peut pas tanguer, ils ne sont pas là pour remplacer qui que ce soit. Enfin, dans l’opposition, on crée tout seul sa dynamique, on monte un dossier, on monte dans l’adrénaline, on demande la démission du ministre ou du gouvernement, et puis après on va manger un morceau et le gouvernement continue quand même. Au gouvernement, là on peut faire passer des choses», poursuit le commissaire européen, prêt à lancer la transition.
Car en juillet 1999, en effet, les libéraux reviennent dans la majorité, à tous les niveaux de pouvoir, et Didier Reynders devient ministre des Finances du premier gouvernement Verhofstadt, dit «arc-en-ciel».
«Il me testait»
Son porte-parole sera, bien sûr, Pierre-Yves Jeholet, «toujours très orienté sur la dimension contacts presse-politique, avec d’autres personnes pour travailler sur la com plus institutionnelle», précise son ancien employeur.
«C’est quand même une organisation plus lourde, mais on était en relation permanente. Souvent, avant une interview, il me testait… « Quoi, tu ne vas quand même pas aller dire ça Didier, allez…« .»
Juste à côté, il rit, Didier.
«Par exemple, l’idée de Pierre-Yves, quand on a fait la réforme fiscale, était de passer par la DH et Sudpresse et par RTL plutôt que par Le Soir, La Libre et la RTBF», dit-il une fois qu’il s’est repris.
L’organisation de leur amitié devient à la fois plus lourde et plus dense lorsque, à l’été 2004, Louis Michel quitte la scène politique belge et qu’il faut procéder à la succession d’ Antoine Duquesne à la présidence du MR.
Didier Reynders devient le patron libéral et cumule: il sera vice-Premier et président du MR – dont le porte-parole, formellement, sera alors Charles Michel. Pierre-Yves Jeholet est député fédéral de 2003 à 2004, député régional de 2004 à 2007 et, ensuite, encore député fédéral.
Ils aiment à se dire, non sans raison, qu’ils tenaient à peu près tout le parti alors. Et ils l’ont mené au plus grand succès de son histoire moderne, aux législatives de 2007.
Le MR réalise 31% des voix en Wallonie et à Bruxelles, et y dépasse le PS partout.
C’est un énorme triomphe, du jamais-vu depuis l’instauration du suffrage universel masculin et même depuis le vote plural, et c’est Didier Reynders qui l’a forgé.
Et le pavois où le grand chef, fier, annonce le soir du 18 mai 2007 que le centre de gravité politique a basculé en Wallonie, c’est Pierre-Yves Jeholet, encore ému aujourd’hui, qui le porte.
Fin 2007, celui-ci succède, comme porte-parole du MR, à Charles Michel qui devient ministre fédéral.
Il a, de nouveau, un bureau à côté de celui de son plus intime camarade.
«On passe à travers, vous savez»
C’est pour être plus à l’aise pour tenir d’encore plus près le parti, se disent alors Pierre-Yves Jeholet et Didier Reynders.
Enfin, ils le croient.
Car l’orange bleue – une tentative de gouvernement sans les socialistes, associant libéraux et sociaux-chrétiens (le CD&V étant à ce moment en cartel avec la N-VA) a échoué.
Et puis, les élections régionales de 2009 sont, par rapport aux ambitions libérales du moment, décevantes: 23,5% en Wallonie et 30,5% à Bruxelles. S’enclenche alors une conjuration, dont le Mouvement réformateur est encore débiteur aujourd’hui. Conduite par les Michel père et fils, tissée dans une salle de l’Hôtel Renaissance éponyme, elle force Didier Reynders, après un an et demi de tensions souvent publiques, à quitter la présidence du parti, que Charles Michel embrasse en janvier 2011.
Dix ans plus tard, ils ne veulent pas l’admettre, mais ils finissent tout de même très vite par le dire, ils en ont gardé des cicatrices communes.
Elles ont resserré les fils de leur éternelle amitié.
On demande si ce n’était pas la période la plus usante de leur parcours à tous les deux.
«On passe à travers, vous savez», commence Didier Reynders.
«Ce qui est usant, c’est se dire « mais n’a-t-on pas autre chose à faire?« . Ce qui a évolué, c’est qu’aujourd’hui, on se parle encore beaucoup moins en bureau de parti. Est-ce que ça se passe mieux chez les autres? Non! Mais c’est ça qui était terrible à cette époque. Alors qu’on avait des bonnes réunions, des discussions constructives, ensuite paf! du off, du off, du off, et « un baron anonyme nous confie » et « un parlementaire explique que ». Ça c’était usant!», poursuit Pierre-Yves Jeholet.
«C’est ce qui nous a usés le plus, confirme Didier Reynders. C’est amusant a posteriori, en fait. J’entends à chaque fois dire qu’il faut arrêter de s’épancher dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Alors c’est que ça a bien changé… Pour les déclarations anonymes à la presse, les plus doués, c’est la déclaration anonyme en page deux puis l’interview avec photo en page quatre», note-t-il.
«Ou le lendemain», sourit l’autre.
«Ah ça, c’est les très doués!», s’ amuse le commissaire européen.
«Oui c’était usant, et de se dire que les adversaires ont des débats sans ensuite aller faire la Une d’un journal avec du off. On a tellement d’énergie à consacrer à d’autres choses», reprend le ministre-président.
«C’est même dangereux parce que ça empêche d’avoir de vrais débats. Puisqu’on ne peut pas se parler franchement, on ne se parle plus… Au PS, ils arrivent à organiser des réunions et tout ce qu’on sait, au mieux, c’est que c’ était tendu. Chez nous, c’était du verbatim! Et ça continue, je vois bien que c’est presqu’impossible d’avoir un vrai débat…», lui répond son aîné.
«C’est pas plus usant que tous nos combats mais…», ajoute le cadet.
«Le problème, c’est que ça crée des comportements. Je me souviens, j’étais à Paris, un week-end», entame Didier Reynders. A côté de lui, Pierre-Yves Jeholet acquiesce et laisse échapper un sourire.
Il sait déjà de quoi l’autre va parler.
«Les deux autres étaient d’accord avec toi?»
«Coup de fil. Madame Marghem, qui voulait absolument me faire passer le message que le MCC s’ était réuni. Je ne me souviens plus de ma formule, mais c’était du style »quoi, les deux autres étaient d’accord avec toi? » Ils s’étaient réunis dans une espèce de salle de cours mais avec de très grands bancs pour chacun, ça donnait l’illusion qu’ils étaient beaucoup… Moi je ne crie pas, je peux monter le ton. Mais je n’ai pas un caractère colérique. Après, j’appelle Pierre-Yves puis je rigole», se souvient le président du MR d’alors.
«J’étais à Herve», opine son porte-parole de l’ époque.
Didier Reynders entame une énumération. «Je me souviens d’une visite, tu les avais reçus d’abord, dans ton bureau: c’était Frédérique Ries…»
«…Courtois…», continue Pierre-Yves Jeholet.
«…Marghem, ils venaient m’apporter une lettre en délégation. Cette ambiance-là est pénible. On aurait organisé un clash, une discussion, d’accord. Mais ce n’était pas le but…», conclut le Ucclois, ou bien le Hervien, on a perdu le fil en fait, tant les phrases de l’un terminent celles de l’autre et que les sentences de l’autre ponctuent les remarques de l’un.
«C’est une telle relation... Il faut le comprendre. On peut rester quelque semaines sans se voir ou s’ appeler. Mais dès qu’il y a un enjeu, pour lui comme pour moi… On a ça dans les tripes», dit un des deux.
«Quand on m’a proposé la ministre-présidence, j’ai passé deux ou trois coups de fil, évidemment. Mais le seul que je suis certain d’avoir appelé, et dont je me rappelle de ce qu’on s’est dit, c’est Didier», finit l’autre.
Ou l’un.
Ou les deux.
Un moment de tension
Ils cherchent et ils ne trouvent pas. Pierre-Yves Jeholet se lance finalement, surtout pour rire. En 2006, pour les élections communales, à Liège, Didier Reynders mène campagne bleue en terre rouge sous le slogan «Votre bourgmestre». «Je suis moins en contact avec lui lors des communales, moi je me consacre à Herve, lui à Liège. Mais quand je vois ça, allez, j’ai hésité. Je voyais bien que ça l’amusait, y a ce côté-là aussi chez Didier, il faisait ça pour les emmerder…». Didier Reynders éclate de rire: «Une des premières affiches a été placée en face de la maison de Willy Demeyer.»
Un moment de solidité
Didier Reynders le résume avec un de ces chiasmes dont il est, en Belgique, le maître incontesté. «Il y a des journalistes qui font démissionner des ministres. Moi, je suis un ministre qui a fait démissionner un journaliste.» En 1999, sur la base de documents falsifiés, un journaliste du Morgen affirme que le nouveau ministre des Finances possède des comptes au Luxembourg. La tempête médiatique durera 48 heures. «Didier m’appelle le matin. Pas même une demi-seconde je me dis « et s’il avait des comptes là-bas ». Confiance. L’ amitié, c’est ça aussi», note Pierre-Yves Jeholet.
Ce sur quoi ils ne seront jamais d’accord
Il y a bien eu, ironise Didier Reynders «ses moments régionalistes quand même plus forts», lorsque Pierre-Yves Jeholet proposait la suppression de la Fédération Wallonie-Bruxelles, au profit d’une Belgique à quatre régions. «Il était à la Région, aussi. Moi, j’ai une vision plus théorique de ça, les quatre entités, je le vois comme réforme constitutionnelle. Pierre-Yves, lui, est plus sur le fonctionnel, les compétences à gérer. La différence n’est pas phénoménale. Et là, maintenant, il est à la Fédération…», poursuit-il. «Je vois comme les Bruxellois et les Wallons commencent à se négliger les uns les autres, là je dis que ça ne va pas…, dit son camarade. Ce dont on a le plus besoin, ce sont des discussions intrafrancophones pour pouvoir simplifier…»
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