Lait noir et politique multicolore

Fort de  » son expérience et de son expertise « , Mark Eyskens, ancien Premier ministre et plusieurs fois ministre, livre, dans cette fiction très réaliste, un regard ironique sur la classe politique et les médias, dont il a voulu épingler les  » aspects excessifs et caricaturaux « . Avec sa veine fantasmagorique, Mark Eyskens nous invite à un voyage en Absurdie… Une nouvelle que Le Vif/L’Express publie en exclusivité francophone.

Le Premier ministre dévala en toute hâte le grand escalier de sa résidence de chef du gouvernement. C’était le jour et l’heure où il se rendait au palais royal à bord de sa voiture officielle pour son entretien hebdomadaire avec le souverain. Le pays avait vécu bien des événements au cours de la semaine écoulée. Le coût du vieillissement de la population échappait en effet à tout contrôle et le budget des soins de santé et des pensions de retraite explosait. C’est que l’âge moyen des femmes atteignait les 92 ans alors que celui ces hommes frôlait les 89. Le gouvernement et le Parlement polémiquaient depuis des mois sur la politique à observer, et la Commission européenne avait mis le cabinet en demeure de prendre les mesures nécessaires. Un projet de loi obligeant à pratiquer l’euthanasie à l’âge de 75 ans avait été rejeté de justesse à la Chambre des représentants, lorsqu’il était apparu que le gouvernement refusait de rembourser aux héritiers les frais entraînés par « l’ultime mesure de clémence », le bel euphémisme par lequel on qualifiait alors l’euthanasie. Une violente querelle communautaire avait éclaté après que de savantes études aient démontré que le Flamand moyen vivait plus vieux que le Wallon et que le contribuable wallon payait donc plus d’impôts au profit du flamand. En conséquence, un afflux de milliards partant du Nord vers le Sud se heurtait à un autre afflux de milliards, du Sud vers le Nord. Selon les experts, ce phénomène offrait, sous l’angle financier, des points de comparaison avec ce qui se produisait dans l’accélérateur de particules du Cern à Genève où des fissions et des réactions en chaîne fatales ne pouvaient être exclues.

Le Premier ministre, que l’on avait rarement surpris en manque d’idées créatives, avait proposé, en vue de garantir le financement des pensions de retraite, de créer un important fonds de réserve grâce à la collecte de dons et à l’organisation de manifestations caritatives de grande envergure. Une première initiative consisterait à organiser une randonnée de charité à vélo qui suivrait le trajet Bruxelles-Hal-Vilvorde et retour, suivant un itinéraire qui avait connu pendant une cinquantaine d’années une popularité considérable auprès de représentants du peuple mordus de cyclisme et de semeurs de clous de toutes confessions. Sous le prétexte bénin d’aller pédaler en boucle, cet événement sportif recelait pour beaucoup une occasion de se rincer la dalle dans les multiples bistrots qui jalonnaient le parcours. D’importants responsables politiques comme des ministres et des parlementaires se targuaient volontiers de participer à cette manifestation BHV qui donnait immanquablement lieu à des chutes plus ou moins spectaculaires. Il était même arrivé qu’un éminent président de parti heurte violemment le sol de la tête après avoir imprudemment enlevé son casque protecteur en vue de se rendre plus aisément reconnaissable du public. Un bruit sourd et creux avait retenti, amplifié par les pavés auxquels s’était heurté le dirigeant politique. Convoqués en toute hâte, les médecins avaient constaté une inquiétante fêlure du crâne par laquelle des millions de neurones tentaient de s’échapper. Mais les découvertes de la médecine avaient une fois encore fait merveille : le crâne présidentiel avait été expertement colmaté dans l’ambulance et le politicien ne tarda pas, malgré sa perte de neurones, si non grâce à celle-ci, à se sentir nettement plus en forme, plus créatif et plus brillant qu’il ne l’avait jamais été.

Les médias ne manquèrent pas d’attirer de nouveau l’attention sur cet événement et sur quelques autres problèmes liés à BHV aussitôt que le Premier ministre fit part de son projet d’organiser une randonnée cycliste caritative. Des protestations véhémentes ne tardèrent pas à émaner de toutes les couches de la population quand il fut évident que le gouvernement n’accepterait sous aucun prétexte de relever à plus de 100 % la déductibilité fiscale des donations effectuées et des dépenses d’ordre caritatif. Le Premier ministre, qui n’y allait généralement pas par quatre chemins pour tourner autour du pot et noyer le poisson, avait un jour déclaré en privé qu’il ne prendrait sa pension qu’après sa mort. Il voulait ainsi montrer l’exemple, mais cette déclaration avait été considérée par tous comme outrageusement téméraire, irresponsable et – pire encore – élitiste. On mit même en doute son objectivité : la rumeur publique prétendait en effet que le Premier croyait à la vie éternelle, ce qui laissait entendre qu’il pourrait se prévaloir d’une espèce de confusion transcendante d’intérêts. La présomption de culpabilité dont on affecte les ministres avait aussitôt été évoquée par certains commentateurs politiques.

Une armée de vieillards combatifs dans les rues de la capitale

La problématique du vieillissement de la population devenait de plus en plus complexe. Quelles que soient leurs longueurs, les réunions du conseil des ministres et des comités d’experts ne fournissaient pas de solutions. Dans tout le pays, les associations de personnes âgées rassemblèrent sous un même chapeau leurs têtes souvent chenues et décidèrent de créer une puissante confrérie. C’est ainsi que vit le jour le Syndicat national des victimes du vieillissement (SNVV), approuvé dès la semaine suivante par les 17 ministres fédéraux et régionaux en charge des pensions de retraite. D’une réunion à l’autre, la confusion s’amplifiait ce qui, à en croire les initiés, était parfaitement en ligne avec l’objectif de certains très machiavéliques membres du gouvernement. On publia des communiqués de presse totalement incompréhensibles qui regorgeaient de contradictions et dont la teneur différait selon la langue dans laquelle ils étaient rédigés. De guerre lasse, l’Association générale des personnes âgées (AGPA) – qui s’était entre-temps désolidarisée du SNVV soupçonné de collusion avec le gouvernement – décida d’organiser une marche de protestation sur la capitale en vue de donner plus de poids à ses exigences. Tous les efforts que fournirent le Premier et ses ministres en vue d’affaiblir ce mouvement protestataire furent vains.

La manifestation qui avait eu lieu la semaine précédente, ne s’était pas déroulée dans le calme, bien au contraire. Seuls les plus de 80 ans avaient été admis par les organisateurs à y participer. Cette sélectivité avait entraîné le fait qu’une armée de vieillards combatifs avait envahi les principales artères de la capitale de l’Europe. Des trains et des rames de wagons supplémentaires, des bus et même des ambulances avaient été affrétés pour amener en toute sécurité les manifestants à Bruxelles. Des légions de personnes âgées avaient tenté de rejoindre le 16 rue de la Loi, lieu de résidence du Premier ministre. En vain, car la police avait interdit l’accès au bâtiment en installant alentour des chevaux de frise, des barbelés, des sacs de sable et des canons à eau. Les plus de 90 ans formaient le gros des troupes de vieux mécontents qui s’alignaient, armés de banderoles et de pancartes. Un journaliste radio en direct, sans doute fatigué et perturbé par l’ampleur des événements, confondait pancartes et affiches, banderoles et drapeaux, ajoutant ainsi la confusion des commentaires à celle des événements. De nombreuses banderoles affichaient des slogans et des exigences tels que :  » Nous voulons les mêmes droits que les espèces animales protégées « . Avec une mauvaise foi évidente et dans le seul but de ridiculiser le mouvement de révolte des manifestants, un commentateur TV traduisit ce slogan par  » des espèces cannibales protégées « .

Au carrefour de la rue de la Loi et de l’avenue des Arts, des incidents avaient opposé manifestants et forces de police. Le plus âgé des participants à la manifestation qui, à en croire la rumeur et selon des déclarations non confirmées, aurait été âgé de 102 ans au moins, avait jeté sa perfusion à la tête d’un officier des forces de l’ordre. Ce représentant de l’ordre public, prenant ce contenant plastique pour un cocktail Molotov de fabrication artisanale, avait imaginé que l’homme était totalement saoul. Il le confondit avec un hooligan sur le retour, un blouson noir hors d’âge, un révolutionnaire trotskyste, un terroriste isolé, bref un sujet dangereux à tous égards. Les tentatives des forces de l’ordre pour cerner et arrêter le vieux rebelle avaient donné lieu à une bousculade qui avait entraîné, côté manifestants, un grand bruit de craquement de jambes et d’articulations et des grincements perceptibles de dentiers.

Ce fut un véritable champ de bataille et il ne fallut que peu de temps pour que les lieux soient couverts de dents, de prothèses dentaires, de jambes artificielles et de béquilles. L’indignation ne tarda pas à s’emparer des membres des forces de l’ordre lorsqu’il fut clair que c’étaient surtout les agents de police qui avaient dû encaisser des coups si adroitement assénés qu’ils avaient eu raison des gilets pare-balles, des boucliers et même des masques à gaz. Tous ces accessoires avaient été mis en pièces par des militants écumants des 5e et 6e âges. Lorsque, en dernier recours, la police avait recouru aux canons à eau et que les premiers rangs des manifestants avaient été arrosés, des milliers de vieux avaient laissé éclater leurs cris de joie. Il y avait en effet plusieurs jours qu’ils espéraient cette douche gratuite. On avait ainsi vu de vieux petits bonshommes redresser leur dos voûté et scander des cris de guerre comme :  » Nous avons droit à nos droits. Accordez-nous une pension, du berceau à la tombe « , slogan complété aussitôt par  » Accordez-nous des couches, du berceau à la tombe « . Des femmes d’un âge certain, dont de nombreuses centenaires, s’étaient mises à crier à pleine poitrine – façon de parler – :  » Nous ne laisserons pas nos hommes mourir ni percevoir une pension à notre place « , un slogan qui ouvrait la voie aux interprétations les plus ambiguës.

Le Premier ministre avait observé par la fenêtre de son bureau du 16 rue de la Loi l’impressionnante révolte des seniors. Mais il trouvait que cela avait assez duré. Il convoqua son chef de cabinet et lui dit :  » Alphonse, j’en ai assez. Il faut éviter à tout prix ces excès de violence et de bêtise. Tous ces marcheurs protestataires, quel que soit leur âge, disposent de mobilophones, d’iPhone, d’iPad, de tablettes, de GSM, d’iPod, de Notebook… Trouvez quelque chose pour les convaincre de retourner directement chez eux.  »  » Qu’avez-vous en tête ?  » demanda sur un ton hésitant le chef de cabinet.  » Pourquoi par exemple, répondit le Premier ministre, ne pas faire courir le bruit que l’on diffusera ce soir à la télé, à mon intervention, un match amical extraordinaire qui opposera les Diables Rouges à Manchester United. J’ai reçu un mail du capitaine de l’équipe britannique qui dit :  » Vu notre immense admiration pour la ténacité de votre équipe nationale de football, composée pour moitié d’Africains et confrontée à de multiples défaites, nous sommes prêts à laisser gagner votre équipe ce soir et à réaliser un score de 4-3 en faveur des Diables Rouges.  » Le chef de cabinet trouva l’idée magistrale, et cette nouvelle sensationnelle fut aussitôt communiquée par le cabinet du Premier ministre à l’agence de presse fédérale qui se chargea de la diffuser sans aucun retard. Dans les poches d’une immense majorité des manifestants retentirent des milliers d’appels émanant des iPhone, GSM et smartphones. Les bourdonnements des iPad ne furent pas en reste et la conviction se fit jour qu’il fallait à tout prix rejoindre son salon pour assister à un tel match. Les participants à la manifestation firent donc sur-le-champ demi-tour et se précipitèrent vers des moyens de locomotion de tous ordres : voitures, trains, bus et même chaises roulantes.

Le Premier ministre et les  » encrelats  »

Un quart d’heure plus tard, tout le monde avait disparu de la rue de la Loi comme des rues avoisinantes, Bruxelles avait retrouvé son calme et le Premier ministre, sa respiration. Le sang n’avait pas coulé, la salive d’autant plus, mais l’homme d’Etat avait capté le message. Le problème du vieillissement de la population devenait une préoccupation de plus en plus grave et on était loin d’avoir trouvé une solution plausible. Il savait par expérience qu’à force d’exiger l’impossible, on en arrive souvent à empêcher de réaliser le possible. Et qu’au temps des exigences électorales succède souvent le temps des contingences politiques, ce qui démontre la dialectique fondamentale entre  » promettre  » et  » délivrer « . Le vieillissement était à la fois une bénédiction et une tragédie. Peut-être s’agissait-il d’un problème tout compte fait très simple, mais en outre tout simplement insoluble. Tout cela devait en tout cas rester du domaine du secret d’Etat, et il fallait imaginer autre chose. C’était le grand retour de l’imagination au pouvoir, oui, mais qu’est-ce que cela signifiait concrètement ?

Toutes ces pensées s’agitaient dans le cerveau du Premier ministre tandis qu’il se rendait au Palais à bord de sa voiture officielle pour son entretien avec sa Majesté le Roi. Il feuilletait les journaux dont il subodorait la couleur politique rien qu’au parfum ou à l’odeur de l’encre qui distinguait chacun d’entre eux selon sa nature profonde et ses moyens propres. Ce matin, les journaux publiaient une fois encore des nouvelles moitié vraies moitié fausses sur la crise du vieillissement de la population, sur l’attention que devrait lui accorder l’Etat- providence et sur la montée des tensions dans le pays. Avec les années, la crédibilité des demi-mensonges s’était singulièrement accrue, alors que celle des demi-vérités avait piqué du nez. Le Premier sacrifiait chaque matin à son irrésistible tendance à se pencher avidement sur la presse, bien que sa lecture soit régulièrement à l’origine d’irrépressibles démangeaisons internes. Il aimait à lire et à apprendre dans les journaux ce qu’il pensait en son for intérieur, même si ce n’était pas ce qu’il avait déclaré. Comme la plupart des hommes politiques, il entretenait avec la presse une relation d’amour mêlée de haine : haine par impulsion naturelle, amour par son sens de l’opportunisme. La proportion était en réalité nettement asymétrique et penchait dans le sens de l’irritation. Celle-ci trouvait sa source dans l’absence de nuances et dans la partialité de l’information et, plus encore, dans le ton presque uniformément négatif des commentaires et explications. Selon le chef du gouvernement, les gens de la presse étaient souvent des sangsues obtuses, des éoliennes qui déplaçaient beaucoup d’air, des valets parasitaires attachés au sens littéral des mots, de tristes scribouillards, des pinailleurs, des coupeurs de cheveux en quatre qui montraient du doigt les incapacités et les maladresses des politiciens mais comprenaient rarement le fin fond d’un dossier et auraient été parfaitement incapables de mener à son propos un débat contradictoire ou de présider une réunion un tant soit peu houleuse. Le Premier ministre un jour avait appelé les journalistes les  » encrelats « , une expression qui depuis ce moment avait fait recette, même dans la presse.

Séduction des journalistes et fausses lettres de lecteur

L’écoute de la revue de presse du matin éveilla auprès du Premier ministre le même type de sentiments qu’éprouve sans doute un peintre à l’écoute des commentaires des critiques d’art sur ses oeuvres. Dans la plupart des cas, ces critiques n’ont jamais été capables de tenir un pinceau en mains, mais ils se permettent néanmoins de formuler des avis sur ce qu’a réalisé le peintre. Chacun peut naturellement tenter d’influencer l’un ou l’autre éditorialiste en flattant son orgueil ou en l’invitant à se joindre à une mission à l’étranger. Il écrit alors en principe, pendant quelques semaines, de gentils commentaires positifs, mais rien n’est moins sûr. Et il ne tarde pas à publier à nouveau des échos négatifs aussitôt que l’envie lui prend de faire un nouveau voyage. Une autre tactique pour se positionner dans la presse sous un jour favorable consiste à inonder un journal de (fausses) lettres de lecteurs, faisant fonction de claque commandée et qui critiquent vertement les agissements d’un adversaire politique et portent subtilement aux nues les propres propositions et mesures du politicien. Et si les supporters portent des noms pas trop connus, ils peuvent toujours signer eux-mêmes des  » courriers des lecteurs  » en inventant les noms les plus répandus. Cette manne épuisée, on fera appel à leurs épouses, leurs enfants, leurs oncles et leurs tantes, qui feront pareil. Les lettres sont de toute façon libellées par le cabinet du ministre concerné lui-même, pour garantir la qualité de leur contenu. C’est primaire, mais efficace, car les journaux attachent une grande importance à l’opinion de leurs lecteurs. Voilà encore une bonne raison de ne pas prendre trop au sérieux ce que disent les journaux. Surtout lorsqu’on en a fourni soi-même la matière !

Il était de notoriété publique que le Premier appréciait les expressions pointues et les déclarations incisives.  » Le gouvernement par le verbe « , disait de Gaulle. Ceci dit, en public, il se montrait bien disposé à l’égard des médias dont il savait très bien qu’ils pouvaient faire et défaire une carrière politique. C’étaient surtout les médias audiovisuels qui lui importaient. La démocratie avait besoin du soutien de la télécratie. L’influence politique qu’exerçaient les journaux sur le public décroissait fortement à une époque où, pour beaucoup, le petit écran imposait sa loi et où l’iPad prenait la place du journal imprimé. Face à la télévision, l’homo sapiens était devenu  » homo zapiens « , dernière mutation en date dans l’évolution darwinienne du genre humain. Le Premier considérait que le mot  » humanité  » était moins approprié pour désigner le genre humain, le mot  » genre  » ayant aussi une connotation péjorative.. Les médias numériques, les iPad, smartphones et tablettes en tous genres déferlaient sur la planète, déclenchant un tsunami de nouvelles. Mais la surinformation était souvent source de désinformation et le spectateur était constamment tenté de confondre le principal avec l’accessoire. Il suffisait, pour faire les grands titres de la presse, qu’une cheminée d’une ferme dans les Polders déclenche une fumée suspecte dans une campagne retirée, que la migration des crapauds dans un village betteravier soit perturbée par la pose d’une conduite d’égout ou qu’un fils de fermier ait pris un coup de pis tandis qu’il trayait sa vache. Par contre, si la dette publique faisait tout à coup un bond considérable et inattendu, cela faisait à peine l’objet d’une mention. Et on s’intéressait moins encore au fait que, dans un laboratoire américain, des savants aient réussi à synthétiser une bactérie.

De plus, les médias étaient devenus des spécialistes de mauvaises nouvelles. Les journaux et la TV étaient les fossoyeurs des bonnes nouvelles qu’ils censuraient sans aucune retenue. Cela entraînait pour les lecteurs et spectateurs une attitude paralysante : il était toujours moins une. La dose quotidienne de catastrophisme ne cessait d’augmenter, en proportion avec la redevance TV et le prix des journaux. On assistait à la montée d’une véritable addiction aux calamités, au malheur et au  » crépuscule des dieux « . Il fallait que chacun en ait sa dose, tous les matins au petit déjeuner. Les citoyens commençaient à croire qu’ils vivaient dans le pire des mondes possibles, et ils stockaient leurs avoirs sous la forme d’un taux d’épargne colossal. Bien que les revenus moyens par personne aient carrément quintuplé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plupart se sentaient apparemment parfaitement à l’aise dans la chair de poule que leur procuraient leur inquiétude et leurs angoisses. Seul l’avenir du pessimisme était assuré et c’était une des rares tendances positives dont on pouvait se prévaloir.

Mauvaises nouvelles et taux de suicide

Le Premier ministre était d’avis que des scientifiques devraient se pencher sur le rapport qui existait entre le pessimisme que distillaient chaque jour les journaux, et le nombre de suicides. S’ils découvraient un tel rapport, il serait clair que la presse était une véritable plaie. Et, s’ils n’en découvraient pas, ils pourraient en conclure que le public ne prenait en aucune manière la presse au sérieux, et croyait moins encore à ses dires ni à leur habitude de transformer des rumeurs en nouvelles. Le plus grand danger pour un journal est de perdre ses lecteurs, bien plus grave encore que les quelques suicides par an d’abrutis, rendus désespérés par la presse mais qui, s’ils n’étaient pas passés à l’acte, se seraient quand même éliminés à force de boire. En revanche, les suicides de journalistes étaient extrêmement rares, ce qui tendait à démontrer qu’ils ne prenaient pas eux-mêmes leurs nouvelles au sérieux et que le pessimisme qu’ils répandaient ne portait pas atteinte à leur inébranlable optimisme lorsqu’il était question depuis belle lurette du naufrage de l’Etat, à l’instar du Titanic. Ce qui ne les empêchait pas de reprocher aux politiciens de ne pas avoir foi dans leurs propres promesses électorales ! Le suicide était d’ailleurs tout aussi inexistant chez les éditeurs de journaux submergés par des monceaux d’invendus. S’ajoutait à cela le fait que les victimes mortelles de la mélancolie se faisaient rares dans le monde de la presse, dans la mesure où les journalistes désespérés qui se jetaient dans les cours intérieures par les fenêtres de leur rédaction, atterrissaient sains et saufs sur les amortisseurs que constituaient les piles monstrueuses d’invendus de leur propre journal.

La télévision opérait, elle aussi, une censure implicite en ne montrant que ce qui se voyait, alors que les faces cachées étaient tellement plus importantes. Le Premier ministre se plaignait du fait que ses enfants passaient comme des lapins, sans en avoir toutefois les oreilles, des heures à regarder le  » bac à lumières « . Ses filles se comportaient comme des esclaves du tube cathodique, fascinées par des navets en images, tandis que ses fils lorgnaient sans arrêt des images d’un érotisme démagogique et bon marché. L’analphabétisme les menaçait. Ils ne lisaient pas et ne s’exprimaient guère qu’en sous-titres et messages SMS. Un nombre croissant de conversations se limitaient à une phrase-choc, un slogan, un murmure…

Lorsque la voiture du Premier franchit les grilles dorées du palais royal, le chef du gouvernement était en train de penser à une énième ineptie journalistique qui était en outre particulièrement infamante pour un de ses collègues. N’avait-on pas écrit à propos de ce ministre, cité dans le cadre d’un contrat militaire qu’il  » paierait pour se vendre  » ? Cela pouvait incontestablement constituer l’amorce d’un lynchage médiatique. Les démentis ne serviraient à rien, car ils arrivaient généralement comme figues après Pâques et leur publication était accompagnée d’un commentaire trempé dans le vitriol. Ce genre de dénégations étaient donc souvent contre-productives parce qu’elles incitaient le public à accorder plus d’importance encore à ce qui avait été indûment publié et dûment démenti. De toute façon, le mal était fait et la réputation du dirigeant était ternie une fois pour toutes. Aussi longtemps que la presse éreinterait les politiciens, les stigmatiserait et les traînerait dans la boue, on considérait que c’était un service rendu à la démocratie, au nom de la lutte contre les abus et les excès. Aussitôt, par contre, que les hommes politiques osaient critiquer la presse, il s’agissait d’une atteinte intolérable à la liberté d’expression et au bon fonctionnement de  » nos chères institutions démocratiques « . Les hommes de presse ne reconnaissaient jamais une erreur. Ils tiraient au contraire une grande fierté de leurs erreurs, alors que l’on attendait des politiciens qu’ils ne cessent de battre leur coulpe. C’est du moins ce que pensait le Premier, sans l’exprimer jamais à voix haute. En politique, les mensonges deviennent vérité si on les prend au sérieux et, plus ils sont grossiers, plus ils ont de chance d’être pris au sérieux.

Comme une goutte d’eau use la pierre

C’est volontairement que le Premier ministre parlait toujours des  » journaux  » et non des  » quotidiens « . En tant que philologue amateur, il savait que le mot  » journal  » a la même racine que le mot  » journalier  » et désigne de  » petites nouvelles courantes « , donc des petits événements fugitifs et sans grande importance, qui naissent et éclatent comme des bulles de savon. Il considérait cependant, en sa qualité d’adepte de la realpolitik, que la critique publiée régulièrement, jour après jour, dans le journal créait un effet d’usure, comme une goutte d’eau use la pierre. Il s’agissait d’une érosion lente mais répétitive qui affectait imparablement l’image d’un homme politique, goutte après goutte. Cette constatation le déprimait. C’est un sentiment qu’il tentait de combattre en faisant preuve de cynisme et d’un dédain à peine réprimé, à chaque fois qu’il se confiait à un ami politique privilégié :  » Je suis économe de mon mépris parce qu’il y a un tel nombre de candidats et d’ayants droit « . Cette pique était arrivée aux oreilles d’un éditorialiste qui écrivit le lendemain que le Premier ministre souffrait de candidose buccale et vomissait sa propre bile.

Prochain épisode dans Le Vif/L’Express du 26 juillet

Persiflage Par Mark Eyskens

 » La démocratie avait besoin du soutien de la télécratie  »

 » Seul l’avenir du pessimisme était assuré  »

 » En politique, les mensonges deviennent vérité si on les prend au sérieux. Et plus ils sont grossiers, plus on les prend au sérieux  »

 » La surinformation était souvent source de désinformation

 » Je suis économe de mon mépris parce qu’il y a un tel nombre d’ayants droit  »

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