La voix royale

Son premier album, Chaleur humaine, l’a propulsée aux Victoires de la musique. Elle a été sacrée interprète féminine de l’année et a également été récompensée pour le clip-vidéo de son tube Saint-Claude. Itinéraire d’une artiste singulière.

Silhouette fragile à l’autorité de danseuse, voix affirmée mais nature inquiète, fan d’électro comme de rap américain, costume de garçon et féminité gracile… Christine and the Queens a brouillé les pistes avec son premier disque, Chaleur humaine, qui alterne les genres et parle d’amour en jouant des doubles et des contraires. Mais d’où vient donc cette chanteuse de 26 ans qui enflamme le public (250 000 CD vendus), la critique et la profession ?

Une colère nommée Christine

Dans les années 1990, Nantes s’est réveillée avec le boom des musiques électroniques jouées au Lieu Unique et la vague de chanteurs minimalistes, portée par Philippe Katerine ou Dominique A. Enfant naturelle de cette pop à multiples visages, Héloïse Letissier, née en 1988, est une élève brillante, marquée par les oeuvres de Pina Bausch ou de Pippo Delbono. Lorsqu’elle intègre l’Ecole normale supérieure de Lyon (ENS), option théâtre, elle ne s’appelle pas encore Christine, bien sûr, ce double qui fera bientôt entendre des blessures, des tristesses, des chaos.  » Car, très vite, tout s’est délité dans ma vie, se souvient Héloïse. Même les études. J’écrivais dans mon journal intime des pages et des pages sur ce que je nommais « ma colère Christine », mettant ainsi un prénom sur un sentiment de déprime et de rage.  »

Christine devient aussi l’héroïne d’une de ses pièces :  » Sa particularité était que ses règles ne s’arrêtaient jamais. C’était comique, gore et potache.  » Héloïse explore en parallèle la technique du jeu au conservatoire d’art dramatique de Lyon.  » J’entretenais une relation ambiguë avec la scène. J’avais à la fois très envie de jouer et j’éprouvais une souffrance extrême. J’ai un mal fou à n’être qu’une interprète au service d’un texte. Je ne suis pas malléable.  » Dans ses admirations adolescentes figuraient déjà Björk et David Bowie.  » Des créatures fantasmées… J’avais choisi d’aller vers le théâtre pour cet art de la métamorphose.  »

Fragile comme une lettre écrite à la main, Héloïse sombre dans une dépression, arrête le conservatoire, s’échappe à Londres, en février 2010. Chaque soir, elle se pose chez Madame Jojo’s, un club de Soho où se produisent des drag-queens, The Fabulous Russella et Ma Butcher, accompagnées d’un batteur, également travesti. Le trio burlesque raconte l’histoire du rock en préparant des pancakes. Une amitié naît entre Héloïse and the Queens.  » Elles m’ont protégée et hébergée. Jusqu’à cette rencontre, j’étais, par mes lectures, dans l’idéalisation de travestis que je trouvais très romanesques.  » Héloïse a découvert la culture queer dans la bibliothèque de son père. Professeur d’université spécialisé dans la littérature victorienne, il s’intéresse au darwinisme et donne des colloques sur les  » gender studies « .  » C’est ainsi que je suis tombée sur des livres de Jane Eyre, mais aussi de Sarah Waters (NDLR : auteur de Caresser le velours, une histoire d’amour entre deux femmes à l’époque de Dickens)… Mes parents – sa mère est prof de français et de latin – me montraient aussi des films comme Freaks (Tod Browning) ou Elephant Man (David Lynch) et j’ai vite eu une large palette des corps, de la sexualité et de la différence.  » C’est à Londres que s’affinent le personnage de Christine and the Queens, sa silhouette et sa philosophie.  » Chacune des trois « queens », analyse Héloïse, exprimait à sa façon des codes différents de la féminité. Moi qui avais un rapport particulier à mon corps, je me suis dit : « S’ils peuvent être des filles, alors je peux être un mec. » Cela m’a décomplexée.  » Christine la plurielle pourrait donc se sentir tour à tour jeune fille, moitié femme, homme et petit garçon, des thèmes que l’on retrouvera au fil de ses chansons.

De l’électro-pop

Armée d’un ordinateur, de son goût pour la musique électronique et pour le rap américain, Héloïse/Christine and the Queens écrit une collection de titres qui la mènent en finale du concours CQFD des Inrocks. Elle assure les premières parties de The Dø, de Gaëtan Roussel, de Stromae. Reçoit en 2012 le prix découverte du Printemps de Bourges. Publie des mini-albums – Miséricorde, Mac Abbey – et démissionne de l’ENS. Nommée dans la catégorie révélation scène aux Victoires de la musique en 2014, la désormais Christine and the Queens interprète Nuit 17 à 52, décompte de la fin d’une liaison. Sa prestation fait tout basculer.  » Il y a eu un avant et un après. Cette chanson a énormément marqué. D’ailleurs, en concert, les spectateurs la chantent plus fort que moi, c’est hypnotisant.  » C’est aussi une artiste riche de dix ans de danse classique qui s’envole à la fin de cette Nuit dans une chorégraphie signée Marion Motin, la complice de Stromae.  » Je voulais que le personnage de Christine soit neutre et que sa manière de bouger la fasse exister « , dit-elle. Reine de ses douleurs, Christine and the Queens présente en juin 2014 son premier album, Chaleur humaine, écoulé en quelques mois à 250 000 exemplaires. Ses compositions mixent ballade, électro-pop, rap, R’n’B, mélangent le féminin et le masculin, l’anglais et le français, Les Paradis perdus, de Christophe, et Heartless, de Kanye West. Chaque morceau est un costume qui détourne les conventions du genre et s’habille des colères de Christine. Et de ses succès. A Paris, l’Olympia l’attend, le 6 mars.  » C’est une salle intimidante, qui, pour moi, marque une consécration. Or, je ne suis qu’au commencement. Tout ça est un peu extravagant.  » Sur sa tournée qui affiche complet, on la surnomme  » Pierre Richard  » :  » Je suis distraite et maladroite, je casse tout « , explique-t-elle.

Genet et Claudel pour modèles

 » Avant ma dépression, je lisais et j’écrivais énormément, confie Héloïse. Mon style était luxuriant, bavard, baroque. J’étais influencée par Claudel, par Genet. Ensuite, je ne pouvais plus rien écrire et je ne lisais que des poèmes de René Char.  » La musique a redonné une impulsion à la jeune fille pessimiste, inquiète, insatisfaite, mais aussi douce, volontaire, clown. Une brindille à l’appétit d’enfant et le menu qui va avec : coquillettes, Pom’potes, jeux vidéo.  » Cela m’a intéressée de faire sonner le français avec mes références anglo-saxonnes, poursuit-elle. Je travaille souvent les textes après la musique, et le français était un instrument de plus.  » Le morceau Saint-Claude, et son phrasé saccadé, qui doit beaucoup au rappeur Kendrick Lamar, lui a été inspiré par un trajet dans un bus parisien.  » Les passagers se fichaient d’un garçon au look un peu fou qui semblait revenir d’une « Flash Cocotte » (soirée queer). Nos deux solitudes se sont croisées, mais la sienne s’accompagnait de moquerie et de rejet. Je suis descendue à l’arrêt Saint-Claude, boulevard Beaumarchais, et j’ai écrit ces paroles autour de la différence.  » Sur les poignets d’Héloïse sont tatouées deux citations de Freaks :  » one of us  » et  » we accept you « .

Chaleur humaine (Because Music). Le 17 mars au Cirque royal, à Buxelles.www.cirque-royal.org

Par Gilles Médioni

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