La tête comme un seau
Ambiance et » craquettes » aux crevettes, anguilles aux vers et chopes mousseuses. Venus en nombre pour couvrir les élections communales, les journalistes étrangers se sont rués sur Anvers. Avec l’espoir un peu pervers d’y décrocher un » scoop » : la conquête de la » mairie » par le » Haider belge « , Filip Dewinter, porte-étendard du Vlaams Belang. » Il va devenir ministre ? Votre roi va accepter ? » Après le micro-trottoir de rigueur et en attendant les résultats, place à la couleur locale ! Les reporters français, sans doute les plus nombreux, s’en sont donné à coeur joie, ramassant à pleines brassées ces stéréotypes dont leurs lecteurs, auditeurs et téléspectateurs sont supposés friands.
Robustes ménagères en peignoir, lavant leur trottoir à grande eau dès potron-minet, n’interrompant leur besogne que pour s’empiffrer de bolus – » ces viennoiseries du Nord, riches en fruits confits » – ou écluser des Duvel, ces » capiteuses bières d’abbaye dont les moines d’ici gardent le secret « .
Récits convenus et scènes colorées dispensent opportunément d’expliquer le système politique belge, » très complexe mais assorti de compromis subtils qui permettent, jusqu’ici, de préserver la cohésion de ce-royaume-dont-la-couronne-est-le-dernier-ciment « .
Et puis, patatras : dimanche soir, la baudruche se dégonfle. Dewinter rate la mairie d’Anvers (prononcez : anvère) ; le Vlaams Belang (prononcez : flam’s beulangue) progresse un peu partout mais patine dans les grandes villes. Pour les envoyés spéciaux, la soirée tourne au fiasco : puisque » l’archange noir » a loupé son coup, eux ratent leur scoop. Adieu les gros titres et, en image, le triomphe hilare du démon. Au lieu de cela, les reporters vont devoir » vendre » à leurs rédactions des nouvelles en demi-teinte, nuancées comme un plat pays sans saillies.
Martial, correspondant d’un quotidien du Midi, s’y essaie. » Belgique : coup de frein à l’extrême droite, malgré ses progrès diffus « . Déjà, il redoute les vociférations de son chef, à joindre par GSM au plus vite :
» Comment ça ? Mais c’est pas un titre, ça Coco ! Tes fachos, ils ont gagné ou ils ont perdu ? »
– Ben, c’est pas si simple…
– Je t’ai demandé de me répondre par oui ou par non, peuchère ! Mais qu’est-ce que tu fous, t’as vu l’heure ? »
Comment expliquer au chef que l’extrême droite belge reflue un peu par rapport aux élections régionales de 2004, alors qu’elle n’est pas loin de doubler son nombre de conseillers municipaux par rapport au scrutin local de 2000 ?
– C’est quand même ça qui compte, bordel !
– Oui et non…
– Comment ça, oui et non ? Je croyais que t’avais fait Sciences- po ? Et » tes » socialistes, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Et les cathos ? La Belgique, elle vire à droite ou elle bascule à gauche ? »
Comment expliquer au » chef » que les démocrates belges savourent le coup d’arrêt porté au VB, alors que les dépêches annoncent la dix-huitième victoire électorale du » beulangue « . Que les » cathos » ne sont plus » chrétiens » qu’au Nord alors qu’ils sont devenus » humanistes » au Sud ? Que les » chrétiens « , bien qu’ils progressent ensemble, n’ont en fait plus grand-chose en commun, pas même un président ? Et qu’ils se regardent même en chiens de faïence alors qu’ils logeaient, jusqu’il y a peu, à la même enseigne ( » Rue de l’Eglise, tu dis ? ça ne s’invente pas, ça, ah, ah ! Sacrés Belges ! » Et que, malgré cette pieuse adresse, ils ne siègent pas forcément tous à la droite du Père et de l’échiquier politique ? Comment faire croire au chef que les socialistes connaissent » des fortunes diverses « , alors que la télévision lui a montré le triomphe aviné d’un » maire rouge » ? » Et comment lui faire admettre que Daniel Féret n’est pas vraiment le » Le Pen belge » alors qu’il est quand même bien le président du Front national, même s’il s’est présenté sans pouvoir être élu – » T’es sûr ou t’as forcé sur le schnaps ? »
Le chef a la tête comme un seau. Martial, aussi. Alors, on tranche : faute de scoop et d’analyse intelligible, la Belgique est reléguée de la première à la douzième page. » Deux mille caractères, pas un de plus ! » Le chef sait décider. Martial, aussi : le 7 novembre, il ira couvrir les élections américaines de mi-mandat. Les Etats-Unis ? C’est sans doute plus grand. Mais c’est tellement moins compliqué !
de Jacques Gevers
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