La stratégie du caméléon
Les produits se mondialisent, les consommateurs aussi. Mais, d’un continent, d’un pays à l’autre, les marques doivent s’adapter aux goûts et aux couleurs. C’est la clé de leurs campagnes de pub : jongler en permanence avec ce qui rassemble et ce qui différencie.
Quel est le point commun entre Johnny Hallyday et Angelina Jolie ? Tous deux portent des Ray-Ban Aviator, ces lunettes de soleil désormais élevées au rang de symbole d’un mode de consommation universel. Mikhaïl Gorbatchev, ex-patron de la Russie soviétique converti en icône publicitaire pour les sacs Vuitton, véhicule un message identique : les riches du monde entier achètent les mêmes marques. Le consommateur mondial, fantasme de tous les publicitaires de la planète, est-il une réalité pour autant ? Peut-on indifféremment coller les mêmes affiches à Dubaï, à Taïwan et à Stockholm ?Chez les » bling-bling « , l’affaire est entendue : » Dans le luxe, le marché, ce sont les catégories socio-professionnelles supérieures, assure Claus Lindorff, directeur de l’agence de communication BETC Luxe. Cette cible a des attentes et un profil similaires aux quatre coins du globe. » Il existe souvent une cohérence plus forte au sein de cette clientèle fortunée qu’à l’intérieur d’un même marché domestique. Et le luxe n’est pas seul concerné. Objets techno, fast-food ou cinéma… les comportements d’achat s’universalisent et les critères de différenciation des consommateurs deviennent moins territoriaux que socio-économiques.
Le nouveau consommateur est mobile
Quand votre ado vous réclame le dernier iPod, il affiche, pour les pros du marketing, plus de points communs avec un jeune Tokyoïte qu’avec votre voisin de palier sexagénaire. Ils le bombarderont donc avec les mêmes messages. Ce n’est pas tout. Le nouveau consommateur est mobile – réellement ou virtuellement. Du trois-pièces rénové d’Ixelles au cybercafé de Hanoi, on fréquente pareillement YouTube, MySpace et Google. Dans les hubs de Heathrow ou de Bangkok se croisent hommes et femmes d’affaires et vacanciers néerlandais. Pour les marques mondiales, cette mobilité est à la fois un danger et une opportunité : un vecteur de mondialisation des produits, sans doute, mais aussi un risque si la cohérence de la marque n’est pas assurée d’une zone géographique à l’autre. Comme un professeur d’anglais liégeois peut passer ses vacances à New Delhi, Coca-Cola ne peut pas diffuser deux campagnes de pub trop différentes en Belgique et en Inde, au risque de troubler ses clients.
L’exception culturelle n’est pas morte pour autant. Les goûts alimentaires, par exemple, continuent d’être corrélés à la couleur du passeport. En Belgique, les biscuits se consomment au goûter ; en Italie, le matin au petit déjeuner. Un vrai casse-tête pour les publicitaires, qui doivent accorder le visuel de leur campagne aux modes de consommation. Les spécificités nationales peuvent aussi être liées à la législation. Ainsi, par exemple, la campagne de promotion orchestrée en France, qui proposait un prix plus intéressant pour l’i-phone si le consommateur optait dans la foulée pour les services de l’opérateur Orange, est impensable en Belgique. Ici, l’offre conjointe est interdite.
Choquants : les pieds en Chine, les lèvres au Moyen-Orient
Autre écueil à éviter : malmener les traditions ancestrales et/ou locales. Savoir que le blanc est synonyme de deuil en Chine peut, par exemple, épargner bien des déconvenues. La campagne de la compagnie d’aviation Air France-KLM se décline ainsi en plusieurs versions. Sur l’affiche européenne, une jeune femme est assise sur un ponton, écharpe rouge au vent et pieds nus. En Chine, on a pris soin de lui rajouter des ballerines pour ménager la pudeur des clients : montrer ses pieds dénudés y est obscène.
» On observe un comportement très paradoxal chez la plupart des gens, souligne Hakim Benbouchta, directeur du planning stratégique chez McCann Erickson Belgique : plus la mondialisation gagne du terrain et plus ils se retrouvent dans le profil type du consommateur mondial. Mais, en même temps, ils ont davantage tendance qu’auparavant à se replier sur leurs origines et leurs racines. » Les marques doivent donc jongler en permanence entre ces deux extrêmes et les agences de publicité sont en première ligne.
» Le secret d’une grande marque, c’est précisément d’imposer son statut international en même temps que sa proximité « , affirme Hakim Benbouchta. Une marque comme Google y parvient parfaitement. » McDonald’s, qui partait d’un concept de marque globale, s’est lui aussi rapproché de plus en plus du niveau local, rappelle Frank Thevissen, ancien professeur de marketing et de communication à la VUB. En s’adaptant aux attentes des consommateurs locaux tout en gardant sa stature de marque internationale, sa popularité a terriblement augmenté. «
Face à ce consommateur multiforme, les agences tentent de trouver une stratégie optimale. La recherche d’économies sur le budget publicité impose la mondialisation des campagnes. La majorité des marques laissent pourtant une certaine marge de liberté aux agences locales, autorisées, si leur argumentation est pertinente, à adapter la pub initiale, mais sans toucher au concept de base. En Belgique, vu l’étroitesse du marché, certaines grandes marques estiment que le jeu n’en vaut pas la chandelle.
» En général, nous sommes entendus, affirme pourtant Alain Janssens, directeur créatif chez Publicis Belgique. Qui mieux que nous connaît le marché local ? En outre, la cohabitation des francophones et des Flamands nous impose régulièrement d’adapter les campagnes. » Ne fût-ce que pour les jeux de mots, souvent intraduisibles.
Et puis il y a les tabous, même si la Flandre est, sur ce plan, beaucoup plus irrévérencieuse que la Wallonie. La famille royale, la politique, la religion et le sexe restent des sujets très sensibles en Belgique.
De même, au Moyen-Orient, une agence qui avait choisi le gros plan d’une bouche de femme pour porter son message a dû battre en retraite : montrer des lèvres y est choquant. Du coup, les slogans fédérateurs mais peu engageants se multiplient : le » I’m lovin’ it » de McDonald’s, chacun peut s’y raccrocher. Et, pour unifier leur état transnational, les marques s’efforcent de toujours utiliser le même canevas de représentation. » L’Oréal appuie toutes ses campagnes sur des stars, rappelle Hakim Benbouchta. En Belgique, on nous a laissé le choix : soit conserver les stars d’origine, soit enrôler des stars locales. C’est ce qu’a fait la Flandre. «
Don Patillo ne serait plus inventé aujourd’hui
Dans tous les cas, c’est la valeur projective du produit qui va déterminer son image aux yeux du consommateur, c’est-à-dire ce que l’utilisateur en perçoit. Deux exemples ? L’eau d’Evian, considérée comme ordinaire en France mais comme luxueuse aux Etats-Unis. Pourtant, dans les deux cas, le message publicitaire s’appuie sur le même thème de la jeunesse. Idem en Belgique, où la Stella est une bière dénuée de tout caractère luxueux en Flandre, au contraire du sentiment qu’elle suscite en Région wallonne. Le publicitaire doit être un fin psychologue. Mais à force de lisser les slogans pour ne pas choquer, certains choix deviennent interdits. Des icônes comme le Don Patillo de Panzani ne pourraient plus voir le jour aujourd’hui – trop irrévérencieux. Une menace pour la créativité des publicitaires ? Pas sûr : contourner les interdits est parfois le meilleur défi pour titiller l’imagination… Le cinéma, auquel la pub a emprunté nombre de ses talents, ne s’en est jamais privé. De 1930 à 1966, un baiser de plus de trois secondes était considéré comme choquant à Hollywood, au nom du respect des valeurs morales. Pourtant, Cary Grant et Ingrid Bergman s’embrassent près de deux minutes trente dans Les Enchaînés, d’Alfred Hitchcock. Mais ils s’interrompent toutes les deux secondes. Il fallait y penser. l
Juliette Jestin (avec Laurence van Ruymbeke)
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