« La société française est devenue un archipel d’îlots »
Pour Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprise à l’Ifop et auteur de L’ Archipel français (1), la différence culturelle et religieuse des nouvelles populations et l’émergence d’une société libérale avec des cadres institutionnels moins contraignants expliquent ce phénomène.
Tout un temps, la campagne électorale a été focalisée sur le thème de l’identité française. Pourquoi?
Cette question identitaire est présente depuis plus de dix ans. Nicolas Sarkozy l’avait déjà mise au coeur de sa campagne, notamment autour de la question des frontières. Mais son importance grandissante est due, selon moi, à trois facteurs successifs, au moins. Nous sommes entrés dans l’ ère de la globalisation. Cette dernière s’ est d’abord manifestée par une forme d’américanisation de la société, qui a créé de nombreuses oppositions en France. Elle s’ est ensuite incarnée à travers l’arrivée de flux migratoires importants et extra-européens qui transforment la société française de manière visible. Enfin, il y a la construction européenne qui est également perçue comme génératrice de changements. C’est dans ce triple cadre que la question identitaire devient cruciale.
La matrice catholique et républicaine s’est disloquée.
Ce thème est généralement utilisé par la droite qui s’en réfère, pour définir l’identité, aux racines chrétiennes de la France. Est ce une utilisation opportuniste?
En effet, mais il faut remarquer ce paradoxe: les candidats invoquent les racines chrétiennes alors même que la pratique de la foi s’est effondrée en France. Je prends un seul exemple: en 1960, 35% des Français allaient à la messe le dimanche, alors qu’aujourd’hui, seuls 4% des Français se rendent à l’ église. En soixante ans, on a assisté à l’effondrement du pilier catholique qui faisait une partie de l’ossature de la société française. L’invocation des racines chrétiennes doit donc se comprendre dans le cadre de la montée en puissance de l’altérité culturelle et religieuse qu’est l’islam. Un seul chiffre illustre cette présence musulmane: aujourd’hui, 19% des nouveau-nés portent un nom musulman, alors qu’ils n’ étaient que 1% en 1960.
Le modèle français universaliste est-il mis à mal?
Il faut faire une distinction entre citoyenneté et identité. La citoyenneté, en France, a une ambition universelle, en ce sens qu’ elle veut pouvoir être accordée à tous. Mais l’identité a besoin de frontières et de limites pour exister. Cela crée une tension entre ces deux concepts. Cela dit, dans l’histoire, l’ambition universaliste de la France a été développée au contact d’une immigration issue de la même ère culturelle et civilisationnelle: les Bretons, les Italiens, les Polonais… Dans la pratique, ce modèle universaliste s’accompagnait d’un système assimilationniste. Tout le monde était reçu et intégré mais devait en même temps devenir Français. Or, ce modèle assimilationniste fonctionne plus difficilement avec les populations venues d’autres ères culturelles et religieuses.
La citoyenneté en France a une ambition universelle. Mais l’identité a besoin de frontières et de limites pour exister.
Quelles en sont les raisons?
Il y a au moins deux éléments: la question de la différence culturelle et religieuse dont je viens de parler, mais également l’ émergence d’une société libérale qui engendre des cadres institutionnels moins figés, moins contraignants. Rappelons que dans les préaux de Bretagne, il était écrit « Interdit de cracher et de parler breton ». Cela ne serait plus imaginable aujourd’hui. L’individu s’est atomisé et les institutions n’ osent plus mettre en oeuvre un modèle coercitif. Ces différentes raisons grippent la machine à assimilation française. J’en ajouterais une troisième: l’explosion des moyens de communication qui permet plus facilement aux individus de maintenir un contact avec leur société d’origine et de superposer les identités, voire parfois de ne pas s’intégrer.
Aucun candidat ne remet en cause la laïcité. Pourtant, cette laïcité est de plus en plus contestée, notamment par la mouvance islamiste qui y perçoit une hostilité particulière à l’égard de l’islam. Cette contestation peut-elle l’ébranler?
En effet. Ce thème central durant tout le XXe siècle qui opposait le camp de la gauche laïque à la droite chrétienne était sur le point de se clore. Mais il a été rouvert en 1989 avec l’histoire des foulards portés par des jeunes filles à Creil. La gauche laïque s’est alors fracturée: les uns ont réaffirmé la nécessité d’un respect strict de ce concept et les autres ont préféré la tolérance à l’égard d’une population estimée dominée ou minoritaire. C’est donc la droite qui a repris la défense du concept de laïcité face à la montée en puissance de signes d’appartenance religieux et essentiellement islamiques dans l’espace public. La laïcité qui était portée par la gauche et visait à repousser l’Eglise dans l’espace privé, est désormais portée par la droite et vise à repousser l’islam dans l’espace privé.
Emmanuel Macron est-il le fossoyeur de l’identité française comme l’affirment ses opposants de droite?
La principale réponse du gouvernement Macron à la question du communautarisme a été la loi contre le séparatisme. Cette loi vise à renforcer l’arsenal juridique destiné à contrôler la pénétration de l’islamisme dans certains quartiers. Elle révèle une prise de conscience dans l’univers « macronien ». Mais Emmanuel Macron est un pragmatique et un libéral. Il réagit au coup par coup. Il a d’abord et surtout fait exploser la gauche et la droite traditionnelles. Il incarne un big bang politique qui, au fond, n’a fait que révéler la réalité des changements économiques et culturels de la société française. Si on veut parler dans un langage de série, on peut dire que la saison 1 était l’avènement de Macron en 2017 et qu’actuellement nous attendons la saison 2. Mais nous sommes clairement entrés dans l’ère d’une société « archipélisée ».
La laïcité qui était portée par la gauche et qui visait à repousser l’Eglise dans l’espace privé est désormais portée par la droite et vise à repousser l’islam dans l’espace privé. Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprise à l’Ifop.
Pourriez-vous expliquer ce concept d' »archipélisation » de la France?
J’évoquerais, comme bien d’autres, le philosophe italien Antonio Gramsci: la crise, c’est quand l’ancien monde n’est pas complètement mort et que le nouveau n’est pas encore complètement né. La société française traverse cette crise qui se caractérise aujourd’hui par une « archipélisation », en ce sens qu’elle est constituée d’îlots qui ont des relations parfois culturelles, parfois économiques ou politiques mais qui vivent également isolés les uns des autres. La matrice catholique et républicaine s’est disloquée. Si en 1960, 35% des Français allaient à la messe le dimanche et 20% étaient membres du Parti communiste, aujourd’hui, seuls 4% des Français vont à l’église et 4% sont encore communistes. Dans mon livre, j’ai pris quelques exemples de cette « archipélisation »: depuis la loi Napoléon de 1803 sur les prénoms, la France a vécu sur un vivier de deux mille prénoms environ et cela jusqu’en 1945. Aujourd’hui, ce vivier en compte près de treize mille!
D’autres pays en Europe sont confrontés aux mêmes questions – immigration extra-européenne, importation de cultures étrangères – et ne semblent pas ébranlés de la même manière. Cette thématique bouscule-t-elle l’universalisme à la française?
Je pense, mais il s’agit là d’une thèse à démontrer, que les pays fédérés qui ont, dans leur ADN, des cultures et religions différentes sont mieux outillés pour faire face à la globalisation.
La guerre en Ukraine peut-elle modifier la teneur du débat sur cette question?
L’ afflux de réfugiés venus d’Ukraine démontre que l’Europe n’est pas une forteresse repliée sur elle-même: l’ élan de solidarité exprimé à l’égard des Ukrainiens nuance cette affirmation. Mais il faut reconnaître que le mouvement de générosité est d’autant plus fort que les Français peuvent plus facilement s’identifier aux réfugiés. Ils sont européens et chrétiens.
(1) L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, par Jérôme Fourquet, Seuil, 2019, 384 p.
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