La saga Belvision
Créé à Bruxelles en 1954, il y a tout juste soixante ans, Belvision a donné vie et voix à Tintin, Astérix, Lucky Luke et des dizaines d’autres héros de papier. Un superbe album retrace l’histoire de ce studio d’animation désormais mythique.
A l’instar d’Obélix avec la potion magique, Daniel Couvreur, à qui l’on doit cet impressionnant opus en forme d’hommage (1), a baigné dans l’atmosphère de Belvision dès son plus jeune âge. » Jusqu’à mes 6 ans, se souvient-il, j’ai habité à deux pas du célèbre immeuble des éditions du Lombard avec, en ligne de mire, la tête de Tintin qui tournait inlassablement à son sommet. Abonné au journal Tintin, ainsi qu’à Mickey, Spirou et Rintintin, j’imaginais que des tas de petits personnages bizarres parcouraient en tous sens les couloirs de cet immeuble fantastique, un peu comme les « Toons » dans Roger Rabbit. » Une vision poétique et enfantine pas si éloignée de la réalité qu’on pourrait le penser…
Car Belvision, c’est d’abord le fruit du génie visionnaire de Raymond Leblanc, à l’époque patron des éditions du Lombard et directeur du journal Tintin. » L’ambition de départ de Raymond Leblanc, explique l’auteur, était de promouvoir les héros du magazine, en s’ouvrant le marché de la télévision et du cinéma. Au début, pour les adaptations de Bob et Bobette de Willy Vandersteen, on se contentait de filmer la bande dessinée, en ajoutant quelques petits effets minimalistes. On utilisait, par exemple, des cigares allumés pour figurer le brouillard ou la fumée ! » N’étant lui-même ni scénariste ni dessinateur, contrairement à Walt Disney qui constitue alors la référence absolue, Raymond Leblanc se rend rapidement compte qu’il a tout intérêt à s’entourer de professionnels aguerris. Il fait donc appel à l’anversois Ray Goossens qui emmène avec lui une équipe de vrais animateurs et réalisera notamment les premiers Tintin en couleurs destinés à la télévision.
Raymond Leblanc, qui a toujours rêvé de conquérir le marché américain, est aux anges lorsque, au début des années 1960, la série de dessins animés de Tintin est vendue et diffusée par des chaînes canadiennes et américaines. C’est alors qu’entrent en scène Norman Prescott, jeune et ambitieux animateur radio et son ami Fred Laderman, qui rêvent tous deux de concurrencer Walt Disney sur son propre terrain. Leur idée : confier à un studio d’animation européen, aux coûts de production nettement plus avantageux qu’aux States, la réalisation d’un long-métrage intitulé Pinocchio in Outer Space (Pinocchio dans l’espace). Après un premier essai infructueux en Tchécoslovaquie, les deux Américains se tournent vers Belvision. » Mais là aussi, souligne Daniel Couvreur, les premiers essais s’avèrent non concluants. Belvision est encore loin de s’être hissé au niveau qualitatif requis par le marché américain. Raymond Leblanc décide donc de repartir à zéro, de changer de matériel et de remotiver ses troupes. C’est sur ce projet que des figures clés du studio, comme le grand décoriste Claude Lambert ou Vivian Miessen vont faire leurs premières armes. »
Ce premier succès, encore timide, va donner le coup d’envoi de dix années (1965 – 1975) qui constitueront l’âge d’or de Belvision. Après avoir envoyé Pinocchio sur la planète Mars, le team braque sa loupe sur un petit village peuplé d’irréductibles Gaulois qui résistent encore et toujours à l’envahisseur… C’est Georges Dargaud, l’éditeur des aventures d’Astérix qui a pris l’initiative de contacter les studios de Raymond Leblanc. Seulement, Dargaud » oublie » de prévenir les principaux intéressés : les auteurs René Goscinny et Albert Uderzo. » En outre, Dargaud est toujours resté dans le flou sur le point de savoir si l’on s’orientait vers un projet pour la télévision ou pour le cinéma, ces deux options impliquant des standards de qualité entièrement différents « , précise Daniel Couvreur. Interviewé par Philippe Capart dans son passionnant documentaire consacré au studio bruxellois (2), Uderzo se souviendra de sa colère : il trouvait que l’animation ressemblait à du » carton qui bouge « . Et pourtant, à la grande stupéfaction des auteurs, le » cartoon » cartonne : Astérix le Gaulois connaîtra lors de sa sortie en 1967 un formidable succès populaire, avec plus de 500 000 entrées rien qu’en France. » Je n’y comprenais plus rien ! » confiera Uderzo. Deux autres films, La serpe d’or et Le combat des chefs, entièrement terminés par Belvision, subiront par contre les foudres combinées de Jupiter et de Toutatis et, détruits sur injonction des auteurs, ne verront jamais le jour.
Dans la foulée, Belvision s’attellera à la réalisation d’Astérix et Cléopâtre (1968), un projet de dimension véritablement…pharaonique. Cette fois-ci, Leblanc et Dargaud ont pris soin d’impliquer directement les auteurs qui veillent de près aux standards de qualité. Galvanisées par la présence et le soutien de Goscinny et d’Uderzo, les équipes de Belvision donnent la pleine mesure de leurs talents. Appuyé sur une solide documentation consacrée à l’Egypte ancienne, le décoriste Claude Lambert se surpasse. » Selon moi, déclare Daniel Couvreur, c’est l’homme qui a donné son âme à Belvision. A chaque réalisation, on était dans une esthétique différente, celle d’Astérix, la ligne claire d’Hergé, ou encore le trait minimaliste de Morris. Il fallait donc respecter la patte des auteurs. Et le seul qui a véritablement eu une forme de liberté et a pu exprimer sa poésie personnelle, c’est Claude Lambert. »
L’implication directe des auteurs deviendra d’ailleurs, au fil du temps, l’une des caractéristiques de l’âge d’or de Belvision et contribuera à signer ses plus belles réussites. Ce sera notamment le cas pour Lucky Luke (1971) où Morris va jusqu’à dessiner lui-même des décors. De même pour Tintin et le Temple du soleil, pour lequel Hergé expliquera aux équipes comment animer en souplesse ses personnages aux proportions faussement réalistes. » Et la plus forte implication de toutes, conclut Daniel Couvreur, sera celle de Peyo sur La Flûte à six Schtroumpfs. Le père de Johan et Pirlouit a réalisé lui-même des centaines de dessins et son compère Yvan Delporte s’est quant à lui chargé du scénario et de certaines chansons du film. »
Mais la belle aventure de Belvision s’achèvera, en ce qui concerne les longs- métrages en tout cas, avec Les voyages de Gulliver (1977), une animation impliquant un personnage en chair et en os, le comédien Richard Harris (Les canons de Navarone, Cromwell, Harry Potter). Un chef-d’oeuvre, mais aussi un gouffre financier dont Belvision ne se relèvera jamais vraiment…
(1) Belvision, Le Hollywood européen du dessin animé, par Daniel Couvreur, éditions du Lombard, 270 p.
(2) Belvision, la mine d’or au bout du couloir, documentaire réalisé en 2003 par Philippe Capart. Dans l’album sous forme de DVD.
Par Alain Gailliard
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