La  » révolution orange « , et après ?

Si Viktor Youchenko reste le grand favori pour le troisième tour de la présidentielle, il lui faudra, au lendemain de la victoire, réconcilier le pays. Et instaurer, au plus vite, l’Etat de droit

Oleh Skrypka ne peut pas faire deux pas sans être arrêté par des fans en mal d’autographes. Sourire ravageur, cheveux blonds striés de mèches brunes, ses moindres gestes dégagent un concentré d’énergie. Musicien et chanteur star du groupe VV û fondé avec deux copains en 1987 û Oleh est l’un des piliers du rock ukrainien,  » ambassadeur  » officieux du candidat Viktor Youchenko, chef de la coalition d’opposition Notre Ukraine. Né au Tadjikistan, il a passé son adolescence dans les glaces de Mourmansk, apprenant la langue de ses ancêtres lors des séjours auprès de ses grands-parents, dans un village de la région de Poltava, à l’est de Kiev. Il a vécu en France, joué sur plusieurs continents, mais, entre lui et l’Ukraine, il y a une histoire d’amour. Collé au torse, son tee-shirt imprimé hisse la couleur fétiche de la  » révolution orange « , celle de l’écharpe de Youchenko, des rubans qui constellent les parkas dans la foule de Kiev, du fichu noué sous le menton des babouchkas, celle des bonnets, des cravates, et parfois des chevelures, illuminées cet hiver de reflets fauves. Durant la campagne pour la présidentielle, VV s’est dépensé sans compter, à l’instar des meilleurs groupes de la scène ukrainienne.  » Trente concerts en deux mois, s’enthousiasme Oleh, surtout dans le Donbass, ces régions de l’Est où l’opposition avait les pires difficultés à se faire entendre. Nous avons chanté en ukrainien, comme toujours, sans provoquer de réactions négatives. Sous mes yeux, j’ai vu l’émergence de la nation, j’ai vu les mentalités évoluer.  » Il est prêt à repartir en tournée pour sceller la victoire.

La stratégie des ôtechnologues »

Victime d’une tentative d’empoisonnement désormais établie (voir page 50), Viktor Youchenko est le grand favori des sondages. Mais, au-delà du  » troisième tour « , fixé au 26 décembre, il faudra démonter le système en place et venir à bout des préjugés et des peurs entretenus par la propagande du camp adverse.  » Les gens de l’Est, lance Oleh, se figurent que, dans l’ouest du pays, les ônationalistes » tabassent quiconque parle russe !  »

Lâché par  » les trouillards et les traîtres  » du pouvoir û à commencer par Leonid Koutchma, chef de l’Etat sortant û Viktor Yanoukovitch paie la note de la fraude et de l’ingérence éhontée du Kremlin en sa faveur. A Odessa, bastion russophone où il rameutait ses partisans, des centaines d’oranges disposées sur la place Centrale de façon à former le mot  » nachisme  » û assimilant Nacha Ukraina ( » Notre Ukraine « ) et  » fascisme  » û ont été symboliquement écrasées sous un rouleau compresseur. En attendant, pour s’éviter un limogeage, l’ex-candidat du régime s’est mis  » en congé  » de ses fonctions de Premier ministre. Plus question, désormais, d’imposer des  » directives  » aux médias, qui se sont largement rebiffés. Ni de puiser dans les deniers publics. A Donetsk, son fief régional, l’un des responsables de sa campagne réclame le soutien financier des hommes d’affaires et d’autres citoyens. D’origine russe et natif de cette ville minière, Pavel, la trentaine, vient d’arriver à Kiev.  » J’ai voulu voir par moi-même. Là-bas, c’est sûr, 80 % des gens soutiennent Yanoukovitch. C’est un criminel, mais c’est le nôtre.  » Il scrute la cité de tentes plantées sur l’avenue Khreschatyk, où flottent les drapeaux de Pora ( » Il est temps « ), le mouvement des jeunes à l’avant-garde de la contestation, les banderoles où l’on lit  » Youchenko, président du peuple  » et le nom de toutes les villes du pays, orientales et occidentales. Peu après l’annulation du deuxième tour par la Cour suprême à la suite de fraudes massives, plusieurs gouverneurs des périphéries industrielles russophones ont brandi des menaces de sécession. L’un des plus virulents, à la tête de la ville de Karkhiv, vient de démissionner.  » Ce n’était qu’un chantage des structures de pouvoir auquel la population n’a pas adhéré, souligne le philosophe Myroslav Popovytch, et pas plus nos oligarques.  » Ces derniers n’ont eu de cesse depuis l’indépendance de protéger leur pré carré ukrainien contre l’incursion de concurrents plus puissants qu’eux. A telle enseigne que Donetsk, le bastion russophone de Yanoukovitch, reste la région la moins accueillante pour les capitaux russes. Un référendum sur l’autonomie devait y être organisé le 9 janvier 2005. Il est désormais annulé.  » Il n’y aurait pas eu la moitié des gens pour voter oui, avance Pavel. Autant faciliter les choses au Kremlin, qui n’attend qu’un prétexte pour avaler le pays.  »

Une politique de russification

Au début de l’été dernier, le Centre d’études économiques et politiques Razumkov s’est enquis auprès de plusieurs centaines de citoyens de savoir s’ils étaient favorables ou non à l’indépendance de leur région par rapport à l’Ukraine.  » La plupart d’entre eux, et de loin, se sont prononcés contre, précise le sociologue Mykhailo Mischenko. A Donetsk, le ôoui  » ne dépassait pas les 5 %. Quant aux revendications d’autonomie, agitées au début des années 1990, on n’en parlait plus depuis dix ans. En mal de recettes pour doper les scores de Yanoukovitch, ôles technologues politiques » à son service ont poussé à la confrontation entre les régions, poursuit-il, afin de ruiner le relatif soutien que Youchenko s’était acquis dans l’Est lorsqu’il était Premier ministre. On a raconté qu’il avait l’intention d’enfouir des déchets radioactifs dans le Donbass, ce qui est techniquement impossible, qu’il était hostile aux russophonesà  » Soulignons au passage que l’intéressé, né à quelques dizaines de kilomètres de la frontière russe, est non seulement un authentique bilingue, mais aussi un croyant de confession orthodoxe, resté fidèle à l’Eglise sous l’autorité du patriarcat de Moscouà

En 2003, l’Institut de sociologie de Kiev cherchait à savoir si l’Ukraine était une patrie pour ses habitants. 76 % ont répondu par l’affirmative. Quelque 16 % ne se sont pas prononcés. A peine plus de 6 % se sont retranchés dans le non. Voilà qui a le mérite d’être clair. Qu’il y ait des différences héritées de l’histoire entre les territoires situés de part et d’autre du Dniepr, personne ne le nie.  » L’Ouest a été longtemps sous la tutelle des Habsbourg, qui autorisaient le développement de la culture nationale, constate Mischenko. Sans doute n’était-ce pas idéal, mais, dans les autres régions, incorporées à l’empire des tsars, une loi interdisait d’éditer et d’enseigner en ukrainien.  » Au xxe siècle, annexée en deux temps par l’URSS, l’Ukraine a certes eu le droit d’utiliser sa langue, mais, dans la pratique, Moscou poursuivait sa politique de russification.  » Chaque fois que l’on construisait une usine, de préférence à l’est, on faisait venir des Russes.  » Ainsi se sont façonnées des mentalités qui n’évoluent pas au même rythme.  » A la différence de la tradition russe, poursuit Mischenko, dans la conscience ukrainienne, l’Etat est au service du citoyen, et non l’inverse. Aux yeux de beaucoup, le pouvoir actuel n’est qu’une survivance de l’époque soviétique, pas l’Etat auquel ils aspirent.  »

A Lviv, entre édifices baroques ou Renaissance et façades Jugendstil, on respire un air de Bohême, parfois d’Italie, ou encore de Salzbourg. Chef de l’Eglise gréco-catholique d’Ukraine, dite  » uniate  » û interdite et persécutée aux temps soviétiques, alors que les orthodoxes pouvaient pratiquer leur culte û le cardinal Lubomyr Husar a le souci affirmé de l’unité nationale. A ses yeux, la personne humaine faite à l’image de Dieu a des droits qui ne sauraient être bafoués.

Le temps est compté

Il s’est élevé publiquement contre  » l’injustice, l’abus de pouvoir et le mépris du peuple  » observés durant le processus électoral û et condamnés par toutes les Eglises chrétiennes, sinon par l’orthodoxie sous la coupe du patriarcat moscovite. A l’Université catholique d’Ukraine, l’Institut d’études £cuméniques, récemment fondé, se donne pour mission, au-delà de la théologie, d’£uvrer à un rapprochement concret des croyants, qu’ils appartiennent à l’orient ou à l’occident du pays.  » L’£cuménisme, observe son directeur, Antoine Arjakovsky, lui-même de confession orthodoxe, c’est aussi le vecteur de l’unité nationale.  »

Tandis que des partisans de Youchenko grimpent, à Kiev, dans un convoi de bus pour aller porter un message de paix aux villes de l’Est et du Sud, Yanoukovitch tonne, affirmant que 35 000 volontaires de Sébastopol sont prêts à marcher sur la capitale pour prévenir un  » coup d’Etat  » de l’opposition au lendemain du scrutin. Il part perdant et il le sait. Mais, déjà, il se positionne pour les législatives de 2006 û  » que la Russie ne renoncera pas à vouloir contrôler, assure Vadim Karassev, directeur de l’Institut de stratégies globales. Pour réinvestir l’Ukraine, elle changera sans doute de tactique, créant des relais d’influence dans la société. Mais je n’exclus pas qu’elle attise des foyers séparatistes non déclarés, en Crimée, par exemple. S’il veut contrer ces man£uvres, Viktor Youchenko devra rassembler une vaste coalition « .

Le temps est compté. Pour obtenir des amendements à la loi électorale limitant les risques de fraude, le héros de la  » révolution orange  » a dû consentir à une réforme constitutionnelle, réclamée par le pouvoir, qui réduit notablement les pouvoirs présidentiels. Sa principale alliée, Yulia Tymochenko, s’est opposée à ce compromis.  » En cas d’échec, observe le philosophe Myroslav Popovitch, l’opposition n’avait d’autre recours que l’émeute populaire pour s’emparer du pouvoir. Youchenko ne l’a pas voulue, car cela signifiait une effusion de sang.  » Au moins son camp a-t-il obtenu que ladite réforme ne prenne effet qu’en septembre 2005, voire en janvier 2006. Pour instaurer l’Etat de droit et la démocratie en lieu et place d’un système opaque et corrompu, qui n’hésite pas à recourir à des méthodes criminelles, le futur président disposera de neuf mois, ou tout au plus d’une année. C’est court.  » C’est assez, rétorque sèchement le socialiste Olexandr Moroz, qui n’a cessé tout au long de la crise de négocier son soutien à Youchenko au mieux de ses propres intérêts û sans l’avouer, il convoite le poste de Premier ministreà

Cette fois, l’opposition sera correctement représentée au sein de la commission électorale centrale. Par ailleurs, les citoyens en déplacement auront toujours la possibilité de voter en dehors de leur lieu de résidence, mais de façon réduite et contrôlée. Malgré tout, le scrutin n’est pas tout à fait à l’abri de tentatives de sabotage. A Kiev, Natalya s’inquiète : le 26 décembre, les observateurs occidentaux seront-ils bien au rendez-vous ?

L’Ukraine de Youchenko mise désormais sur l’Europe.  » Si la démocratie gagne, et elle va gagner, lance Borys Tarasyuk, ancien ministre des Affaires étrangères, à la tête du Comité pour l’intégration européenne au Parlement, on attend que l’Union envoie un signe fort à l’Ukraine, et qu’elle soit capable d’adopter envers nous une stratégie claire, concrète, assortie d’un programme de travail. Et ne vous réfugiez pas derrière votre politique de voisinage ou des offres de membre associé.  » Fervent partisan d’une intégration à l’Otan, le diplomate estime que Kiev,  » d’un point de vue militaire, serait à même de rejoindre l’Alliance atlantique beaucoup plus tôt que les 25 « .

On imagine les convulsions du Kremlinà D’autant qu’il y aurait, auparavant,  » quelques problèmes  » à régler, observe Vadim Karassev,  » notamment, la présence de la flotte russe, basée à Sébastopol [jusqu’en 2017, selon un accord conclu entre Poutine et Koutchma]à Dans un premier temps, il serait plus sage que le pays adopte un statut de neutralité « . On ne change pas la géographie. Youchenko en est conscient. Chef du gouvernement, il a démontré plus d’une fois qu’il cherchait des relations de partenariat équilibré avec Moscou, à condition que la souveraineté de l’Ukraine soit respectée. Quant aux Européens, il est temps désormais pour eux d’adopter une politique cohérente û et ferme û à l’égard de la Russie. S’ils y parviennent, ils le devront largement à l’Ukraine.

Sylvaine Pasquier

Pour instaurer la démocratie, le président disposera tout au plus d’un an

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