La révélation Verger
Avec Arden, fantaisie grinçante dans un pays d’opérette en prise avec le nazisme, Frédéric Verger fait forte impression.
Vous voilà devant le Grand Hôtel d’Arden. Tandis que cinq violons attaquent La Valse du trésor, de Johann Strauss, Alexandre de Rocoule, frac et gilet rayé, mince moustache, vient vous saluer dans la salle à manger blanche, où vous vous êtes attablé non loin de la baronne Hillberg et de l’avocat Jagormisky. De 1927 à 1944, le service est immuable, le maître des lieux, inébranlable. C’est ici, dans le grand-duché de Marsovie, sorte de » Suisse des Carpates » et véritable pays d’opérette, que Frédéric Verger, 54 ans, vous convie avec Arden, son premier roman, époustouflant de maîtrise, de fantaisie, d’intelligence, d’humour.
Cinq ans de travail auront été nécessaires à ce professeur de français d’un lycée de la banlieue parisienne pour créer, tout en longues phrases métaphoriques, ce confetti d’Europe centrale, foisonnant de personnages baroques, parmi lesquels Alexandre, à la lointaine descendance française, tient le rôle phare avec Salomon Lengyel, héritier sans conviction (et sans clients) d’une petite boutique de confection, ami et coauteur du Jupiter hôtelier. A eux deux, ils auront écrit pas moins de 52 opérettes, rarement achevées, jamais jouées. C’est leur amour commun de Heine et leur goût immodéré pour la musique qui scellèrent l’amitié des deux hommes, si désaccordés : le dandy huguenot » rêveur, valseur et fornicateur « , marié à la fille du propriétaire d’un sanatorium converti en hôtel ; et le juif, veuf inconsolable et père d’une jeune Esther élevée à Budapest.
A défaut de faire vivre ses créations dans les opéras de Vienne ou de Berlin, le duo les imagine incarnées par le personnel et la clientèle de l’hôtel, transformé en une » scène de province où s’ébauchaient les répétitions de leurs succès futurs » – sources de pages délectables, tout comme le sont les descriptions des aristocrates insouciants dégustant ici un turbot au champagne, là un boeuf en croûte. Mais, en mai 1944, le roi Karol, doux mélange de veulerie et de pleutrerie, se voit dans l’obligation de nommer Premier ministre le chef des Gardes noirs, poignée de fascistes tendance nazillons. Alors que surviennent les premiers pogroms, Salomon et sa fille, Esther, rentrée de Hongrie (et dont Alexandre tombe immédiatement fou amoureux), se réfugient à l’hôtel, bientôt rejoints par un orchestre juif qui s’était caché dans la forêt. Pour sauver tout ce petit monde, Alexandre, jamais avare d’une idée saugrenue, veut les faire jouer » au grand jour » (à la radio) une opérette de son cru, vaguement patriotique. C’est vers cette scène grandiose que Frédéric Verger souhaitait s’acheminer au terme » d’un récit assez court « . » Mais cela a bourgeonné un peu « , concède l’auteur. Pour le plus grand plaisir des lecteurs et des jurys littéraires qui ont sélectionné en masse (Goncourt, Renaudot, Médicis, Décembre, Giono) cette aimable satire qui relève du Dictateur et de To Be or Not To Be, dans une ambiance de Montagne magique.
Arden, par Frédéric Verger. Gallimard, 480 p.
Marianne Payot
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