La résistible ascension de Michel Draguet

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Michel Draguet est décrié pour sa gestion des Musées royaux des Beaux-Arts, sa « mégalomanie » et son « comportement d’autocrate « . Réaction d’un ambitieux déçu et confidences de ses proches.

 » Quo non ascendet ?  » (Jusqu’où ne montera-t-il pas ?) La devise de Nicolas Fouquet aurait pu s’appliquer, toutes proportions gardées, à Michel Draguet, autre homme d’idées ambitieux et controversé. Mais la roche Tarpéienne est proche du Capitole. Disgracié, le surintendant des finances du Roi-Soleil a fini ses jours dans la geôle d’une forteresse piémontaise. Draguet, lui, est décrié pour sa gestion à la hussarde des musées royaux des Beaux-Arts et vient de subir ce qui ressemble beaucoup à un désaveu.

Le directeur des Musées royaux des Beaux-Arts (MRBA) rêvait de prendre la tête d’un Pôle Art regroupant trois instituts fédéraux. Mais la fusion des Beaux-Arts, des Musées royaux d’Art et d’Histoire (le Cinquantenaire) et de l’Institut royal du patrimoine artistique (Irpa) est reportée sine die. Philippe Courard (PS), en charge de la Politique scientifique fédérale depuis janvier 2013, a renoncé à soumettre la proposition au Conseil des ministres.  » J’avoue ne pas comprendre sa décision, confie Draguet. Quand on ne comprend pas, on reste sur sa faim, on est frustré. La fusion était la seule chance de survie de nos musées en ces temps de restriction budgétaire.  »

Le Cinquantenaire, paquebot en perdition

Draguet a alors démissionné de son poste de directeur ad interim du Cinquantenaire. Courard lui a déjà trouvé un successeur : l’archéologue Eric Gubel, chef du département Antiquité du musée. A charge pour ce spécialiste du Proche-Orient ancien de coordonner la préparation d’un masterplan de rénovation des lieux. Il y a urgence : le bâtiment est en piteux état.  » Si le prochain accord de gouvernement n’intègre pas ce plan, le Cinquantenaire devra fermer « , prévient le secrétaire d’Etat.

Pourquoi Courard a-t-il désavoué Draguet ? Raison invoquée : le calendrier politique, avec les élections qui se profilent, ne permet pas de présenter la réforme dans son état actuel. Mais le secrétaire d’Etat aurait aussi, dit-on, été interpellé par les plaintes de responsables des musées. Certains stigmatisent la  » mauvaise gestion  » de Draguet, voire sa  » mégalomanie  » et  » un comportement d’autocrate « . Il aurait, assure-t-on,  » divisé pour mieux régner « , s’entourant de collaborateurs disposés à suivre sa ligne et mettant sur la touche d’autres cadres plus rétifs. Des conservateurs ont boudé, en décembre dernier, l’inauguration du musée Fin-de-Siècle cher à Draguet.

Comme Gorbatchev

 » Un dictateur, moi ? Philippe Robert-Jones, à la tête des Musées royaux des Beaux-Arts de 1961 à 1985, n’aurait pas toléré le dixième de ce que je supporte ici ! s’exclame Draguet. Robert-Jones, lui, était un mandarin : quand ses collaborateurs venaient lui parler, il était assis et eux devaient rester debout !  » N’était-ce pas une autre époque ?  » Sans doute, mais plus récemment, sous Eliane De Wilde, conservatrice en chef des Beaux-Arts de 1989 à 2003, c’était une vraie dictature ! Quand un conservateur voulait envoyer un fax, il devait le soumettre à son paraphe. Tout était décidé de façon monolithique.  » Très remonté contre ses détracteurs, Draguet poursuit :  » Moi, autoritaire ? Cela me rappelle le sort que l’on a fait à Gorbatchev : on l’a viré alors qu’il avait restauré le droit de parole, le droit de l’accuser d’être autoritaire.  »

Ses relations électriques avec certains de ses collaborateurs, Draguet ne les nie pas, mais accuse :  » Je sais qu’ils ont reçu de leurs supérieurs hiérarchiques l’instruction de ne rien faire pour faciliter mes initiatives. J’envie les patrons du secteur privé qui peuvent dire à leurs subordonnés : Tiens, voilà ton chèque et va-t’en, on ne peut pas travailler ensemble. On m’accuse de manquer de tact. Si je n’étais pas diplomate, je n’aurais pas réussi à convaincre le groupe GDF Suez d’investir 6,5 millions d’euros dans le musée Magritte, et d’y être toujours présent.  »

Philippe Robert-Jones et Valmy Féaux se souviennent…

Philippe Robert-Jones est considéré comme le mentor de Michel Draguet. Professeur de philosophie et lettres à l’ULB, il l’a eu comme étudiant pendant quatre ans et en a fait son assistant. Plus tard, Draguet reprendra le cours de son maître et lui succédera aussi à la direction des Beaux-Arts.  » Draguet, mon  »fils spirituel » ? C’est peut-être un grand mot, glisse Robert-Jones, mais il est vrai qu’il avait confiance en moi. Il avait aussi une confiance totale en lui ! Sa séduction, incontestable, est servie par son intelligence. Draguet a toujours eu un humour cinglant. Il aime pratiquer le contre-pied.  »

Valmy Féaux, ministre-président PS de la Communauté française de Belgique de 1988 à 1992, connaît lui aussi Draguet de longue date.  » Il a fait son service militaire au sein de mon cabinet. Diplômé en histoire de l’art, il était mon spécialiste des beaux-arts. Dynamique, entreprenant et ambitieux, il voulait aller de l’avant, parfois en brusquant les choses. Une fois par semaine, je réunissais les chefs de service autour d’un petit déjeuner. Le jeune homme avait son caractère, savait ce qu’il voulait.  » De cette époque date l’étiquette socialiste associée à Draguet.

Socialiste et anarchiste de droite

 » Je suis peu politisé, assure-t-il. J’ai de la sympathie pour des responsables du MR et certains comportements au sein du PS me rebutent prodigieusement. Je connais beaucoup moins le monde catholique, auquel je n’appartiens pas. Je me considère comme un homme de gauche, mais des amis me qualifient d' »anarchiste de droite ». Je me suis dès lors beaucoup intéressé à ce courant, dont le représentant le plus connu est Louis-Ferdinand Céline, ce qui me fait un peu peur, même si j’admire l’écrivain. Les anarchistes de droite sont des antimodernes, voilà pourquoi je me reconnais en eux.  »

Le directeur des Musées royaux des Beaux-Arts ajoute :  » Je déteste le laxisme, l’assistanat. La société américaine me fascine sur certains plans, comme l’esprit d’entreprise. La solidarité OK, mais la qualité de pauvre ne doit pas être un terrain d’abus.  » Draguet se décrit lui-même comme un  » individualiste forcené « . Il précise :  » J’ai une sympathie historique pour des mouvements qui ont beaucoup apporté à la société, comme la franc-maçonnerie, mais je ne suis pas un homme de club. De même, je suis rebelle aux voyages collectifs. J’ai mes convictions, mais ne les impose à personne, pas même à mes deux fils. J’aime nager à contre-courant.  »

Draguet et l’art moderne

Ainsi, Draguet rejette le concept de musée d’art moderne et contemporain. Pour lui, la modernité, en Belgique, s’arrête au début du XXe siècle.  » Nous n’avons pas produit, dans notre pays, des artistes modernistes comme Kandinsky, Mondrian ou Malevitch. La Belgique est une terre du juste milieu, du compromis. Voilà pourquoi Baudelaire nous déteste tant. Mais je ne suis pas fermé à l’art contemporain : je l’enseigne d’ailleurs depuis 1990 à l’Université libre de Bruxelles.  »

Draguet publie ces jours-ci une biographie de Magritte (Folio). Spécialiste de la peinture des XIXe et XXe siècle, il est l’auteur d’ouvrages sur Khnopff, Ensor, Alechinsky, Monet…  » Si je dois consacrer du temps à d’autres artistes, je choisirais Michaux et Dubuffet, un anarchiste de droite. Ensor aussi était un anarchiste de droite. Mais le plus grand reste Khnopff. C’est l’artiste du non-dit, un post-moderne qui m’accompagne dans le projet de Postmodern Museum Lab.  » Ce nouveau musée sera créé dans les anciens magasins Vanderborght, au bout des Galeries de la Reine. Il abritera, en principe dans deux ou trois ans, les collections d’art moderne et contemporain des Musées royaux des Beaux-Arts, enfin sorties des caves où Michel Draguet les avait expédiées en février 2011. Bruxelles-Ville prendra en charge le lifting extérieur (1,5 million d’euros) et le fédéral assumera le reste des travaux (7 millions).

La fermeture, sans concertation ni solution de remplacement, du musée d’Art moderne imaginé par Roger Bastin avait cristallisé, il y a trois ans, un vaste mouvement d’opposition à la politique du directeur des Beaux-Arts. Même le mentor de Draguet, Philippe Robert-Jones, qui s’était battu pendant vingt ans pour ouvrir ce musée, avait parlé d' » erreur « , de  » décision précipitée « .  » Ces propos sont extraits d’une conversation informelle avec un journaliste, explique Robert-Jones. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils se retrouvent dans la presse, ce qui m’a valu de vifs reproches de Michel Draguet, dont je reste un ami.  »

 » C’était une maladresse  »

Draguet, lui, fait aujourd’hui un (timide) mea culpa :  » J’admets une maladresse : j’ai annoncé la fermeture du musée en vue de travaux et d’une réaffectation sans réaliser qu’on ne retiendrait de mes propos que la fermeture. C’était une erreur de communication. Pas la seule sans doute. Mais je suis un scientifique et, comme gestionnaire, je n’ai pas beaucoup d’experts autour de moi. J’ai enfin une directrice financière, mais pas encore un directeur de la communication.  »

Dans le milieu culturel, on accuse aussi le directeur ad interim d’avoir voulu, au nom du redéploiement des collections,  » puiser dans les trésors du Cinquantenaire pour étoffer les multiples musées dont il envisageait la création  » (voir le blog La tribune de l’art, 22 février 2014). Il a ainsi souhaité, dans le cadre de son projet de Musée de l’Héritage flamand (I Fiamminghi Museum), le déménagement aux Beaux-Arts des retables sculptés gothiques du Cinquantenaire.

Le directeur fait remarquer qu’il n’a  » pas déplacé un seul objet, une seule oeuvre vers les MRBA « . Une exception tout de même : les appareils photo anciens et les photographies exposés aujourd’hui au musée Fin-de-Siècle.  » Aucun des quatre chefs de département du Musée d’Art et d’Histoire n’en voulait, constate- t-il. Ce qui a été transféré n’est qu’une petite partie du matériel photo resté au Cinquantenaire, où ces objets sont stockés dans les réserves poussiéreuses.  »

 » Si la N-VA arrive au pouvoir…  »

Certaines salles du Cinquantenaire sont fermées pour cause de rénovation. La salle des céramiques européennes, elle, a été vidée de son contenu. Claire Dumortier, ancienne conservatrice du département, se demande encore pourquoi, sur ordre de Draguet, ses collections ont été mises en caisse. Plus largement, l’état général du musée interpelle : salles et vitrines vétustes, plafonds qui menacent de s’écrouler… Draguet renvoie la balle à ses prédécesseurs :  » Il y a une vraie culpabilité dans le chef de ceux qui ont dirigé les lieux des années 1970 aux années 1990. Robert-Jones me signale que, dès les années 1960, le musée était géré par des dingues.  »

Des voix s’élèvent, parmi les conservateurs, pour exiger une intervention énergique de l’Etat au Cinquantenaire.  » L’Etat a d’autres soucis, prévient Draguet. La Régie des bâtiments a plusieurs gros dossiers sur les bras : les nouvelles prisons à construire, le palais de Justice de Bruxelles dont on ne sait que faire… Je ne pense pas que le contribuable considère la rénovation des Musées royaux d’Art et d’Histoire comme une priorité absolue. Le gouvernement n’y a rien fait jusqu’à présent, et si la N-VA, très peu soucieuse de la culture à Bruxelles, arrive au pouvoir au fédéral, on peut douter que le Cinquantenaire retienne l’attention.  »

 » Nous vivons dans un monde de fous  »

Et maintenant, quelles sont ses intentions ? Comment va-t-il rebondir après le désaveu subi ?  » Je me suis rendu compte, en travaillant comme un dingue pour le musée Magritte et d’autres projets, que nous vivons dans un monde de fous où le travail est devenu tout, remarque-t-il au lendemain de sa démission. Quand, lors d’une situation de crise, on prend conscience de cela, on se raccroche aux vraies valeurs : ma femme, mes deux fils et, par apparentement, notre chien.  » Si Draguet compte consacrer plus de temps à sa vie de famille, il n’est pas pour autant  » en roue libre  » aux Musées royaux des Beaux-Arts, où son mandat de directeur court jusqu’en mars 2017.

Première tâche en vue : terminer  » son  » musée Fin-de-Siècle, inauguré dans la tourmente en décembre dernier.  » Il faut finir ce qui n’a pu se faire suite à la maladresse et à la bêtise d’un sous-traitant « , martèle-t-il. Une allusion aux trous forés dans le sol de la place des Musées pour pouvoir fixer une bâche sur le puits de lumière de l’ex-musée d’Art moderne. Les infiltrations d’eau dans les salles consacrées à l’exposition L’héritage de Rogier van der Weyden et la fermeture précipitée de cette expo-phare des Beaux-Arts à quelques jours de l’inauguration du musée Fin-de-Siècle avaient fait scandale. Mais Draguet persiste :  » Occulter le puits est une nécessité !  »

Il projette par ailleurs d’introduire de nouvelles technologies aux Beaux-Arts.  » Il y aura un espace dédicacé à l’immersion, prévient-il. Il faut répondre aux attentes du public.  » Parallèlement, il lui faudra accompagner l’accouchement du Postmodern Museum Lab, mis sur ses rails. Des travaux sont également prévus en vue d’ouvrir, place des Musées, un accès direct à l’auditorium restauré du musée d’Art ancien. Des conservateurs estiment toutefois que cet auditorium n’est pas une priorité, propos rapportés par le quotidien flamand De Morgen.  » Ces temps-ci, mon personnel se lâche souvent dans les médias ! » soupire Michel Draguet. La biographie de Magritte sur laquelle il a travaillé ces derniers mois l’a fait réfléchir, confie-t-il, aux traces qu’on laisse :  » Quand j’entends et lis tout ce qu’on dit et écrit sur moi, je me dis que si quelqu’un a un jour l’envie d’écrire ma biographie, elle ne correspondra pas du tout à ma vie !  »

Par Olivier Rogeau

 » Je me raccroche à de vraies valeurs : ma femme, mes fils et, par apparentement, notre chien  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire