La réforme des mutualités : un sujet tabou

Socialistes, chrétiennes, neutres, libérales, libres… En matière de mutuelles, le Belge a l’embarras du choix. Est-ce le gage du mariage parfait entre saine concurrence et bonne gestion des deniers publics ? Pas vraiment. Le Professeur Erik Schokkaert (KUL et UCL) est l’un des rares à oser jeter un pavé dans la mare.

La Belgique compte une trentaine de mutualités, héritage de notre spécialité nationale des  » piliers  » socialiste, chrétien et libéral. Auxquels il faut ajouter les neutres, les libres (Partena, Securex, Euromut …), la Caami 100 % étatique et même une Caisse de soins de santé de la… SNCB, auxquels les syndicats des cheminots sont très attachés. Si la diversité est à priori un avantage pour le citoyen, ne nuit-elle finalement pas à l’efficacité d’un système public de soins de santé dont les règles du jeu sont fixées en amont ?  » Dans la pratique, toutes ces mutualités sont organisées en cinq unions nationales qui définissent les principales orientations stratégiques. Les unions socialiste, chrétienne et libre sont largement prédominantes. Le nombre n’est pas un problème en soi. D’ailleurs, des pays voisins comme les Pays-Bas et l’Allemagne comptent également un grand nombre d’acteurs mutualistes « , nuance Erik Schokkaert, professeur d’économie à la KUL et à l’UCL. Sans préjuger de sa pertinence idéologique au XXIe siècle, le fait d’avoir une telle palette de couleurs mutualistes n’entraînerait pas non plus d’horrible surcoût administratif. Le budget annuel des frais d’administration des mutuelles est de 1,12 milliard d’euros dont 905 millions pour les soins de santé et 207 millions pour le secteur des indemnités maladie- invalidité (dont le nombre de dossiers est en très forte augmentation depuis 2004).  » Il est généralement admis que cette enveloppe est relativement faible à l’échelle européenne,  » précise Erik Schokkaert.

Trop de commissions, pas de décisions

Là où le bât blesse, c’est plutôt du côté de l’organisation même de notre système de soins de santé, qui empêche un contrôle des dépenses et une véritable responsabilisation des acteurs.  » La Belgique se distingue par un système hybride assez étrange, avec des éléments typiques d’un système étatique centralisé de type NHS en Grande-Bretagne et des éléments propres à un système plus libéral, financé par les cotisations auprès des assureurs mutualistes, comme en Allemagne ou aux Pays-Bas. En Belgique, l’assurance obligatoire offre en effet une couverture relativement large, financée par les impôts sur le revenu. Par contre, les professionnels de la santé sont rémunérés à l’acte (plutôt qu’au forfait) et le ticket modérateur payé par le patient est étonnamment élevé dans une perspective internationale (1). Pas vraiment ce que l’on attend d’un système étatique… « 

La même ambiguïté se retrouve au niveau de la responsabilité financière des mutualités. Pendant des décennies, celle-ci était inexistante : les mutualités dépensaient et étaient automatiquement remboursées par l’Etat. En 1990, l’Office de contrôle des mutuelles a été créé suite à des malversations. Et depuis 1995, les budgets des mutualités sont déterminés ex-ante, sur la base d’estimations et de normes (2). En cas de sous-estimation par le fonds commun public (l’Inami), le déficit de la mutualité est toutefois plafonné à 2 %. L’Etat éponge les dépassements éventuels. Ce premier pas aurait dû inciter les mutualités à être plus attentives à la gestion de leurs coûts.  » Mais dans la pratique, les mutualités n’ont pas eu les instruments leur permettant d’atteindre cet objectif. Par exemple, il leur est interdit de passer des conventions avec certains prestataires de soins ou hôpitaux. Les compétences décisionnelles continuent de dépendre de la structure trop complexe de l’Inami et de sa multitude de commissions paritaires [NDLR : le site de l’Inami renseigne au moins 18 conseils et commissions diverses], qui selon le bon vieux principe du compromis à la belge, nuit à la prise de décision.  » Il faut toutefois souligner que les partenaires sociaux, en l’absence de gouvernement, sont tout de même parvenus à se mettre d’accord sur une diminution de la norme budgétaire. Mais cela ne ferait que masquer une inertie plus profonde.

Selon Erik Schokkaert, il est urgent d’au minimum  » ouvrir la discussion sur une réforme du système. Ces dernières années, les dépenses de soins de santé ont tendance à augmenter plus rapidement chez nous que chez nos voisins, sans que cela aille de pair avec une amélioration de la qualité des soins « . Tous les systèmes de soins de santé européens sont confrontés aux mêmes défis de vieillissement de la population et d’explosion des maladies chroniques, sur fond de déficits budgétaires. Et les progrès technologiques de la médecine coûtent cher.  » Il faut réfléchir à un système qui allie plus efficacement solidarité et responsabilité financière. Si on ne fait rien, le système belge hybride risque de produire le pire des deux mondes : les mutualités vont vouloir réduire leurs risques, en ciblant par exemple exclusivement une clientèle jeune et en bonne santé, sans pour autant améliorer leur efficacité car leur responsabilité financière reste très limitée. « 

Renforcer le pouvoir des mutualités

Si le système belge veut se réformer, sans pour autant aller vers une privatisation de l’assurance soins de santé, il a deux options : soit il évolue vers une centralisation de type NHS, majoritaire en Europe, qui limite la liberté de man£uvre des professionnels des soins et des hôpitaux. Les mutualités ne joueraient plus alors qu’un rôle de remboursement ou de préfinancement et seraient condamnées à terme par les progrès informatiques. Ajoutons qu’en Belgique, une telle évolution se ferait probablement selon un axe communautaire (la Région flamande a d’ailleurs déjà obtenu certaines compétences sur les maisons de repos), ce qui fige d’emblée les positions au sud du pays… Soit, et c’est l’option défendue par Erik Schokkaert, la Belgique évolue vers un modèle de  » compétition régulée  » qui donne aux mutualités les moyens de contrôler leurs dépenses, via des conventions directes avec les praticiens et les hôpitaux.

 » Ce ne serait pas compliqué d’un point de vue technique, la structure est déjà plus ou moins en place. Le frein est idéologique. Le monde politique ne veut pas lâcher une partie de son pouvoir sur un pan essentiel de la société. Et les mutualités elles-mêmes sont divisées (3).  » Il est en effet tellement plus confortable d’être  » couvertes  » par un monde politique auquel elles sont toujours étroitement liées. Et du coup, le dossier est mis au frigo.

(1) 24,1 % des dépenses sont assumées par le consommateur/patient. La Belgique se place ainsi, aux côtés de l’Espagne et de la Suisse, dans les premiers rangs de l’Europe (source OCDE).

(2) Dont la fameuse  » norme légale de croissance  » ramenée par le gouvernement Di Rupo de 4,5 % à 2 % fin 2011.

(3) A l’exception peut-être des Mutualités libres, dont le directeur Xavier Brenez a récemment plaidé dans la presse pour refonder un système de soins qui devient selon lui impayable.

OLIVIER FABES

Les leviers de gestion de leurs coûts échappent aux mutuelles

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