La nouvelle prostitution
Un réseau démantelé à Asse implique un membre du parquet fédéral
Les filles de l’Est toujours plus présentes. Malgré la répression, les filières bulgares et roumaines se multiplient.
Grâce à Internet, la prostitution cachée, notamment thaïlandaise, connaît un boom qui inquiète les enquêteurs.
La politique des grandes villes chasse les prostituées libres des rues et des vitrines
U n nouveau réseau de traite des êtres humains vient d’être démantelé par la police judiciaire d’Asse. Des perquisitions ont été menées tous azimuts dans plusieurs arrondissements. Cette fois, ce sont des salons de massage thaïlandais qui sont visés. Des jeunes asiatiques étaient forcées de s’y prostituer. Treize personnes ont été mises sous les verrous. Parmi elles, des têtes du réseau mais aussi deux frères juristes, l’un travaillant au parquet fédéral, l’autre à la Sûreté de l’Etat ! Tous deux sont suspectés de s’être laissé corrompre par des responsables de la filière pour leur fournir des informations confidentielles. Rendu particulièrement délicat par l’implication des frangins fonctionnaires, le dossier embarrasse la justice. Il est révélateur de la puissance des trafiquants qui exploitent sexuellement des femmes souvent très jeunes, et contre lesquels les autorités déploient des politiques pas toujours très cohérentes. Le Vif/L’Express a mené l’enquête.
La prostitution évolue, comme un serpent qui mue et se fond dans la végétation. Souvent liée à une forme d’exploitation, elle s’adapte à la répression dont elle fait l’objet. Les » filles de l’Est » sont toujours très nombreuses dans les vitrines belges, surtout à Bruxelles. Il y a cinq ans encore, il s’agissait principalement de jeunes Albanaises enlevées à leur famille, dans des villages, et contraintes de se prostituer par la mafia albanaise. Aujourd’hui, les réseaux bulgares et roumains ont repris une bonne partie du business. Les trafiquants albanais sont beaucoup moins présents, bien que toujours aussi cyniques : certains recrutent des filles qui présentent un retard mental et acceptent des pratiques extrêmes avec les clients.
» En 2008, à Bruxelles, nous avons contrôlé 221 victimes potentielles de la traite des êtres humains en ciblant les étrangères qui travaillent douze heures par jour et parlent à peine le français, expose le commissaire Baudouin Dernicourt, de la police judiciaire fédérale (PJF). Résultat : 91 étaient bulgares, 70 roumaines, 15 albanaises. Les autres venaient de Moldavie, de Hongrie, d’Ukraine, du Nigeriaà » En cinq ans, plus de 2 000 filles bulgares ont été recensées dans la banque de données de la PJF de Bruxelles. Moyenne d’âge : entre 18 et 22 ans. Celles-ci vont et viennent d’une ville à l’autre, Liège, Charleroi, Anvers… Les proxénètes les changent aussi de pays pour brouiller les pistes.
» Aujourd’hui, la plupart sont toujours dans un rapport de domination et de violence avec leur souteneur, mais elles savent plus ou moins pourquoi on les « importe » et elles peuvent garder un peu d’argent, un quart ou la moitié de ce qu’elles gagnent, contrairement aux Albanaises qui devaient tout donner « , explique Isabelle Jaramillo, responsable de l’antenne bruxelloise de l’Espace P qui, depuis vingt ans, vient en aide aux prostituées.
L’argent rend les filles de l’Est muettes
Cette adaptation de la part des criminels s’explique : depuis quelques années, la lutte contre cette forme d’exploitation s’est mieux organisée, sous la direction de magistrats spécialisés. Plus de 600 dossiers ont été ouverts en 2007, 642 en 2006, 740 en 2005. Plus prudents, les proxénètes bulgares et roumains soignent un peu mieux leurs filles pour que celles-ci ne se retournent pas contre eux. Ils savent que la grande majorité des enquêtes policières réussissent grâce au témoignage de victimes de la traite. Or une fille qui gagne en un jour ce qu’elle reçoit en une semaine dans son pays d’origine préfère se taire. Résultat : le boulot des enquêteurs est plus compliqué. Cela ne les empêche de pas faire aboutir des dossiers ( lire l’encadré p.43).
Leur silence coûte tout de même cher aux prostituées exploitées. La plupart doivent travailler douze heures par jour et sept jours sur sept. Certaines sont battues si elles ne rapportent pas assez d’argent. Pour tenir le coup, beaucoup se droguent à la cocaïne ou à la » pico « , une drogue synthétique fabriquée en Bulgarie. Par ailleurs, le deal 50-50, que le proxénète leur fait miroiter avant leur arrivée en Belgique, est biaisé. Rue d’Aerschot, à Bruxelles, une Bulgare qui gagne 1 000 euros par jour doit laisser la moitié à son maquereau, mais aussi verser un droit de vitrine de 250 euros au propriétaire des lieux. Sans compter les 50 euros pour la dame de compagnie, censée la protéger des clients à problème. En réalité, celle-ci – souvent une ancienne prostituée bulgare – surveille les filles et prélève le tribut du proxénète et de l’exploitant de la vitrine.
» Ce système perdurera tant que des pays comme la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie et l’Albanie resteront le « tiers-monde » de l’Europe « , commente Abdel, propriétaire-gérant d’un hôtel de passe dans le centre de la capitale. L’argent, nerf de la guerre. En effet, beaucoup de filles refusent de collaborer dans le cadre de la procédure TEH (traite des êtres humains) parce que, pour bénéficier du droit de rester en Belgique et d’une protection au sein des centres d’accueil reconnus (Pag-Asa, Payoke, Sürya), elles doivent quitter la prostitution. » Or, souvent, elles voudraient se débarrasser de leur mac mais continuer à se prostituer librement, avant de rentrer au pays avec des économies « , témoigne Isabelle Jaramillo.
De plus en plus de prostituées dans la clandestinité
Autre évolution préoccupante de la prostitution actuelle : de plus en plus de trafiquants quittent les quartiers chauds, avec leurs filles, pour se fondre dans l’anonymat des salons de massage, des studios ou appartements privés, des hôtels économiques de type Formule 1, des services d’escort-girlsà Les clients sont recrutés via des petites annonces dans les journaux, surtout locaux, et évidemment via Internet qui regorge de services de ce genre. Un intermédiaire (le proxénète lui-même ou un homme de main) planifie les rendez-vous, fait venir les clients par taxi ou via un complice.
» Dans cette prostitution clandestine, on tombe sur les mêmes filières bulgares, roumaines, albanaises ou nigérianes, confie Wim Bontinck, chef de la cellule traite des êtres humains à la police fédérale. Récemment, plusieurs Nigérianes avaient disparu des vitrines anversoises. On les a retrouvées dans des appartements à Courtrai. » » Il semble que la prostitution cachée soit devenue plus importante que la prostitution visible, avance le commissaire Dernicourt. Pour nous, il est plus difficile de coincer les proxénètes, lorsque leurs filles travaillent clandestinement, car nous devons réunir des témoignages convergents, être mandatés par un juge pour pouvoir pénétrer dans un lieu privé, etc. A Bruxelles, nous venons de lancer un vaste projet d’enquête, sur quatre ans, sur ce type de prostitution. «
Une particularité : les salons de massage restent une spécialité thaïlandaise. Ceux-ci se développent énormément, ces derniers temps, dans les pays européens. » Il suffit d’observer les petites annonces, explique Bontinck. Outre l’enquête à Asse, nous avons démantelé, il y a peu, un réseau à Wetteren et un autre à Malines. Les filles thaïlandaises, très jeunes, viennent en Belgique avec un visa touristique, souvent via un couple belgo-thaïlandais. » Comme pour les filles de l’Est, la difficulté vient aussi du fait qu’il s’agit moins d’organisations criminelles structurées que de réseaux fragmentés où chaque intermédiaire joue son rôle (rabatteur, recruteur, passeur, etc.), un peu comme dans l’économie classique, en fonction de l’offre et de la demande.
La politique des » villes propres » est risquée
La prostitution cachée ou privée attire aussi de plus en plus de filles qui ne sont pas exploitées par un réseau criminel : des Belges, des étrangères, des mères seules qui ne s’en sortent pas financièrement, des étudiantesà Souvent des femmes qui sont dans la précarité ( lire l’encadré p.42) » C’est une tendance générale. La prostitution de rue et de vitrine diminue au profit de la prostitution via Internet « , confirme Jacqueline, 60 ans, qui fait le trottoir depuis trente-cinq ans à Bruxelles.
Cette évolution est notamment la conséquence de la politique de nettoyage menée par les grandes villes, souvent sous la pression de riverains. A Anvers, au début des années 2000, les autorités ont vidé le quartier de la Falconplein, gangrené par les mafias de l’Est. La ville a délimité un triangle de trois rues (Verversrui, Vingerlingstraat et Schippersstraat), dans lequel a été construit, en 2005, un eros-center, baptisé Villa Tinto.
A Bruxelles-Ville, le bourgmestre Freddy Thielemans (PS) a fait le ménage sur le boulevard Albert II. Les grandes sociétés (Belgacom, etc.) y ayant pignon sur rue avaient menacé de déménager. Une partie des filles et des travestis équatoriens qu’on y rencontrait sont entrés dans la clandestinité. Les autres ont migré vers la place de l’Yser. Aujourd’hui, sous la pression d’un comité de quartier très actif, Thielemans organise régulièrement des rafles, là aussi. Par ailleurs, un eros-center devrait bientôt voir le jour dans la capitale, rue d’Aerschot. Déjà à l’origine de la Villa Tinto, l’entrepreneur flamand De Coninck a introduit un permis de bâtir pour un bâtiment de huit étages, où se côtoieront vitrines, boutiques et parkings.
Même scénario à Liège, où le conseil communal a lancé une opération » ville propre « . Dès le 1er avril prochain, toutes les vitrines des célèbres rues de Champion et de l’Agneau, où la prostitution avait déjà été délimitée en 2003 par les autorités, seront fermées. Pourtant, si de nombreux toxicomanes traînent dans le quartier Cathédrale Nord, les filles, elles, ne semblent pas poser problème : la plupart sont belges et indépendantes. Ici aussi, un projet d’eros-center est en discussion. » Mais, pour l’instant, on ne voit rien venir, regrette Julie Bechet, d’Espace P-Liège. De toute façon, ce ne sera pas avant deux ou trois ans. » Et d’ici là ? » Des filles m’ont dit qu’elles devront aller sur les parkings d’autoroute pour travailler… » Fin 2008, une centaine de prostituées se sont rassemblées et cotisées pour attaquer la décision de la Ville devant le Conseil d’Etat.
Si la prostitution devient clandestine, c’est parce que le pouvoir politique est incapable de concilier la lutte contre l’exploitation sexuelle et la réglementation d’une prostitution impliquant des relations sexuelles entre adultes consentants. Même si les eros-centers semblent séduire les responsables des grandes villes, il n’existe pas de vision commune. Chaque autorité locale applique ses propres règles, allant de la complaisance à la tolérance zéro, avec souvent une certaine hypocrisie. Comme à Schaerbeek : rue d’Aerschot, la commune perçoit, depuis des décennies, une taxe de 2 500 euros par fille et par vitrine. Les établissements sont officiellement répertoriés comme des bars à champagne, avec serveuses. Ils ne peuvent contenir ni de lit ni de bidetà
Sans parler de la duplicité de l’Etat qui ne reconnaît pas légalement la prostitution, mais qui taxe les femmes qui s’y adonnent. Celles-ci travaillent dès lors au noir ou déclarent une profession indépendante fictive pour rentrer dans le système de la protection sociale. Rue de la Prairie, à Bruxelles, les filles sont officiellement inscrites commeà ouvrières agricoles. Lorsqu’il était Premier ministre, Guy Verhofstadt (Open-VLD), avait promis de régler ce vieux et délicat problème. Les prostituées désireuses d’obtenir enfin un statut attendent toujours.
Une autre tendance fait petit à petit florès, en Europe, : la pénalisation des clients ( lire l’encadré ci-dessus). En Belgique, le parti Ecolo a introduit, en juillet 2007, une proposition de loi un peu plus nuancée que dans les pays scandinaves, visant à punir d’une peine allant jusqu’à un an de prison quiconque aurait obtenu des relations sexuelles contre un avantage financier avec une personne dont il ne peut ignorer qu’elle est victime de la traite des êtres humains. On se demande tout de même comment faire appliquer une telle loi. Wim Bontinck, lui, préférerait qu’on sensibilise davantage les clients en leur faisant comprendre qu’en payant une fille exploitée ils financent une organisation criminelle. Th.D.
Thierry Denoël – Photos : Frédéric Pauwels/Luna
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