La mémoire du monde
De la bible de Gutenberg à de rares ouvrages belges, la bibliothèque du Congrès à Washington possède plus de 147 millions d’objets de culture et de connaissance. A l’heure du tout-numérique, cette considérable institution mène une politique qui embrasse aussi l’enjeu digital. Un lieu vertigineux ouvert au grand public. Et online.
Même ceux qui s’agacent du big is better américain – grosse bouffe, grosses bagnoles, gros consumérisme – resteront bluffés par les statistiques de la bibliothèque du Congrès : 147 millions d’objets culturels sur 1 348 kilomètres de rayonnages – plus du double de la British Library – dont 33 millions de livres et d’imprimés, 3 millions d’enregistrements, 12,5 millions de photographies, 5,4 millions de cartes, 6 millions de partitions et plus de 64 millions de manuscrits. Objets communs ou éminemment précieux comme l’exemplaire de la bible de Gutenberg, tirée à environ 180 exemplaires, entre 1452 et 1455 à Mayence, qui est préservée ici de toute approche intime. Symbole de la révolution Gutenberg qui enclenche l’âge du livre imprimé en Europe, elle est protégée par une vitrine sécurisée au sein du Thomas Jefferson Building, l’un des trois bâtiments qui forment la Library of Congress, à deux pas du Capitole. Initialement créée en 1800 pour documenter et soutenir le travail des parlementaires, la bibliothèque du Congrès a depuis longtemps dépassé le simple service politique pour constituer une véritable mémoire historique de la planète, ouvrant la plupart de ses découvertes au grand public (1). Par le réseau de bureaux nationaux et étrangers (New Delhi, Le Caire, Rio de Janeiro, Djakarta, Nairobi, Islamabad), la bibliothèque ne cesse d’acquérir des items de toutes provenances -10 000 chaque jour… – justifiant ainsi que sa collection soit à moitié en langues étrangères, au nombre de 470… Tout aussi remarquable est la cohabitation pacifique entre les genres. Ainsi 100 livres pour enfants extrêmement rares – certains remontent au XVIIe siècle – côtoient le plus grand rassemblement d’ouvrages juridiques au monde, soit 2,65 millions de volumes. De la plus ancienne trace d’écriture – un sutra bouddhiste imprimé en 770 av. J.-C. – au recueil d’informations digitales actuelles, l’institution raconte sans cesse la civilisation. L’ampleur de son budget de fonctionnement, 613 millions de dollars annuels, et de son personnel, 3 597 employés, atteste l’importance qui lui est accordée par l’Etat américain. Ce qui donne une autre notion au titre de bibliothécaire, porté par Deanna B. Marcum, n° 2 de l’institution et en charge de 1 600 personnes, notamment responsables des acquisitions, du catalogue et du service au public. Elle dirige aussi la gestion des ressources digitales émergentes.
Le Vif/L’Express : James Billington, bibliothécaire en chef, promeut intensément l’idée d’une bibliothèque nationale de la mémoire américaine, qui mettra en ligne 8,5 millions d’ouvrages en provenance de vos collections et d’autres institutions : comment aborder le pari digital dont la production semble infinie ?
Deanna B. Marcum : Nous pensons que la technologie digitale est notre meilleur allié pour rendre nos ressources accessibles au peuple américain comme aux citoyens du monde. Clairement, en digitalisant une partie de nos avoirs, on les rend accessibles à ceux qui ne peuvent pas faire le voyage à Washington. On a entamé le processus de digitalisation en nous concentrant sur les matières culturelles, particulièrement les arts de la scène qui représentent l’essence de la créativité américaine. Mais la visite physique de la bibliothèque reste une expérience incomparable : l’assistance du personnel, les curateurs et les spécialistes par sujet, ne peut pas être remplacés par le Web. Un million et demi de personnes nous visitent chaque année.
Jusqu’où va la » culture digitale » ? Conservez-vous par exemple, les jeux vidéo, qui représentent désormais une forme importante de la culture contemporaine ?
Oui, nous collectionnons les jeux vidéo comme le patrimoine d’émissions de télévision, de vidéos, de sons et de films sur le Packard Campus, en Virginie [NDLR : à Culpeper, à une centaine de kilomètres de Washington DC]. Si on sait, par exemple, que 80 % des films tournés entre 1893 et 1930 ont disparu, et que 85 % de la musique enregistrée de la fin du XIXe siècle à 1965 n’est plus disponible publiquement, on comprend la mission du Packard Campus : il pratique un vaste travail de restauration et de digitalisation, comportant notamment 124 abris contrôlés pour les supports en nitrate qui étaient en cours jusqu’au début des années 1950 et qui, sans réparation, s’abîmeront définitivement. Un million deux cent mille supports d’images – fictions, émissions TV, jeux et clips vidéo – sont ainsi entreposés dans notre centre de Virginie.
En regardant la partie concernant le Packard Campus sur votre vaste site Web (2), on tombe sur des choses étonnantes, comme cet enregistrement de Benny Goodman pour l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958. Pouvez-vous me donner quelques exemples de raretés belges en votre possession ?
Dans notre division Livres rares et collections spéciales, nous avons au moins 325 titres de la partie francophone de Belgique, principalement de Bruxelles et Liège, la plupart écrits en français. L’un des plus anciens est un incunable en latin, Viae Sanctorum Patrum, publié à Bruxelles entre 1476 et 1478 ! On a aussi hérité en 1927 de la collection privée du magicien Houdini, soit 3 988 volumes : parmi ceux-ci, deux éditions de La Magie blanche dévoilée, de l’auteur Henri Decremps (1746-1826), publiés en Belgique. Dernier exemple, un manuscrit de lettres d’enfants belges s’adressant au président Woodrow Wilson [NDLR : 28e président des Etats-Unis, il refusa d’abord l’entrée en guerre de son pays contre l’ Allemagne mais se ravisa en 1917].
La conservation est aussi un moyen de protéger les représentations iconiques de l’histoire : ainsi, la célèbre photo de Dorothea Lange prise en 1936 d’une mère de famille dés£uvrée pendant la Grande Dépression, titrée Migrant Mother. On peut d’ailleurs la voir en ligne (3). Pourquoi est-il important de livrer cela au public ?
Pour devenir iconique, une image doit transcender son époque, sa localisation et ses circonstances immédiates. Elle doit provoquer une réponse émotionnelle universelle chez les gens, où qu’ils soient, pas seulement dans le pays où la photographie a été prise. Parfois aussi, une image iconique peut décrire un moment charnière, historique : c’est le cas de la photographie prise en 1901 du premier vol jamais effectué, celui des frères Wright. Cette image, également dans notre collection, documente la première concrétisation physique d’un très vieux rêve, celui de voler ! Ce n’est pas parce que nous faisons un travail sérieux sur des matières sérieuses que nous ne pouvons pas avoir aussi du fun : c’est un élément qui fait véritablement avancer le processus créatif !
(1) Independence Avenue SE, pour pénétrer dans le saint des saints, un quart d’heure de formalités suffit à obtenir une carte d’entrée avec sa photo. Et c’est gratuit. www.loc.gov/
(2) www.loc.gov/avconservation/packard/
(3) www.loc.gov/pictures/resource/fsa.8b29516/
PHILIPPE CORNET
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