La location, plus que jamais sous pression: en moins de 20 ans, les loyers ont augmenté de 65% (infographies)
Depuis 2005, les loyers des biens en location ont augmenté plus vite que le revenu des ménages, en particulier à Bruxelles. Un découplage qui pourrait s’accentuer.
Si la Wallonie ne compte que 34% de ménages locataires, cette proportion grimpe à 62% en Région bruxelloise. Crucial pour garantir le «droit à un logement décent», tel qu’inscrit dans l’article 23 de la Constitution, le marché de la location a également fait l’objet de hausses de loyer plus rapides que celles des revenus. A cet égard, seules les enquêtes sur les revenus et les conditions de vie (EU-SILC) procurent, à l’échelle régionale, des chiffres sur une période de plus de quinze ans. Alors que les loyers wallons ont, en moyenne, augmenté de 66% entre 2005 et 2022, le revenu disponible par habitant n’a progressé que de 54%. En Région de Bruxelles-Capitale, le découplage est un peu plus important: en 17 ans, les évolutions s’élèvent respectivement à 65% et 46%.
Il faut toutefois les interpréter avec prudence. L’échantillon des enquêtes SILC, insuffisant en matière de loyers, tendrait à les sous-estimer. Pour pallier ces lacunes, la Wallonie a chargé le Centre d’étude en habitat durable (CEHD) d’effectuer un relevé statistique depuis 2018, dans le cadre de son observatoire des loyers. Dans la capitale, cette mission incombait à la Société du logement (SLRB) de 2004 à 2018, puis au Service public régional de Bruxelles (SPRB).
En Wallonie, le loyer mensuel moyen (intégrant les biens déjà loués depuis plusieurs années) sur le marché privé s’élevait à 686 euros en 2022, d’après l’observatoire des loyers. Avec des écarts significatifs entre les provinces: 653 euros dans celle de Liège, la moins onéreuse, contre 858 euros dans le Brabant wallon. En Région bruxelloise, la dernière enquête, qui date de 2020, faisait état d’un loyer moyen de 804 euros, toujours sur le seul marché privé. Sur la période 2004-2020, celui-ci y aurait progressé de 25% en termes réels, c’est-à-dire sans tenir compte de l’indexation reflétant l’évolution des prix à la consommation. «De manière générale, les loyers sont plus élevés en deuxième couronne qu’en première couronne, et plus élevés à l’est du Canal qu’à l’ouest», précise le dernier baromètre social du Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté.
Douze à vingt ans d’attente pour un logement social
Du côté de la demande, les difficultés croissantes d’accès à la propriété contraignent une partie des ménages à postposer leur projet d’achat, ce qui les maintient plus longtemps sur le marché locatif et engendre une pression sur le prix des biens disponibles. Du côté de l’offre, trois problèmes majeurs se posent. Le premier concerne le manque de logements sociaux. Au sud du pays, quelque 44 000 ménages éligibles seraient sur liste d’attente, soit neuf mille de plus qu’il y a neuf ans, souligne l’Union des villes et communes de Wallonie (UVCW). En Région bruxelloise, cette situation concernerait 50 000 candidats locataires (38% de plus qu’il y a douze ans), selon la SLRB. Le temps d’attente y est d’environ douze ans pour un studio et jusqu’à un délai entre à entre douze et vingt ans pour un appartement de quatre chambres.
Les logements sociaux dans une «impasse absolue»
Après un sous-investissement structurel, le secteur du logement public tente un rattrapage. En 2020, le gouvernement wallon a décidé de consacrer une enveloppe d’1,2 milliard d’euros à leur rénovation. En Région bruxelloise, le parc de logements sociaux s’élevait à 40 500 unités en 2022, contre 38 350 en 2005 (soit + 5% en 17 ans). Mais cette hausse reste bien inférieure à celle du nombre de demandeurs. Plus inquiétant encore, la proportion de logements publics continue de diminuer dans le pays. Elle ne s’élève qu’à 4% du parc total, selon les dernières données de l’OCDE (2020).
Pour l’économiste Philippe Defeyt, lui-même président d’une société de logement de service public (SLSP), «on est ici dans une impasse absolue. A chaque opération de rénovation lourde ou de construction d’un nouveau logement, on sait qu’on va perdre de l’argent. L’équation est très simple. En Wallonie, un quart des dépenses de rénovation est à la charge de la société, alors qu’il n’y a aucune rentrée correspondante. Idem pour la construction, puisque le subside et les loyers ne couvrent pas la totalité du coût du logement en question. Résultat des courses: nous sommes tous amenés à vendre des logements.»
D’une structure à l’autre, les règles relatives aux logements publics s’avèrent du reste inéquitables. «A Namur, un ménage qui entre dans un logement d’une agence immobilière sociale paie un loyer équivalant à 20% de l’ensemble de ses revenus, poursuit-il. Pour un logement géré par une SLSP, la même famille paiera également 20%, mais hors allocations familiales. Dans le secteur social, on a construit un monstre qui s’épuise. Certains partis refusent de revoir des règles qui, pourtant, creusent davantage les inégalités.»
Deuxième problème, particulièrement criant dans la capitale: chaque année, des milliers de logements y sont soustraits du marché locatif, afin de répondre à la demande croissante d’hébergements touristiques sur des plateformes telles qu’Airbnb. Ce seul acteur aurait capté, en 2022, quelque 2 400 logements privés, indique l’Institut bruxellois de statistique et d’analyse (IBSA), dans une récente publication. «Cette estimation ne tient pas compte des chambres privées qui sont dans certains cas également des logements entiers retirés du marché. Le nombre total de biens retirés du marché immobilier est donc vraisemblablement supérieur et devrait se situer entre 2 400 et 3 000 logements».
Enfin, un flou persiste quant à la performance énergétique des biens mis en location. Dans bien des cas, les propriétaires n’ont soit pas les moyens, soit pas la volonté de rénover un bien susceptible d’attirer en l’état des locataires. Afin d’y remédier, la Wallonie compte interdire, dès 2025, la première mise en location de biens affichant un PEB G (puis F en 2028, E en 2031, etc). Pour ceux en cours de location, l’obligation de rénover interviendra lors du changement de locataire, à partir de 2027.
Le piège des obligations énergétiques
Celles-ci sont un objectif louable pour protéger les futurs occupants de charges énergétiques exorbitantes… mais qui, sans mesures appropriées, risquent d’aggraver la difficulté d’accès à la location. «Premier scénario: des propriétaires pourraient garder le patrimoine mais le sortir du marché locatif, énumère Erhan Coban, chercheur au CEHD. Cela alimentera le logement inoccupé, et donc la raréfaction de l’offre. Le deuxième scénario, c’est la revente. Soit à un investisseur, soit, la plupart du temps, à un primo-acquéreur aux revenus plus modestes, qui n’aura pas non plus les moyens de rénover. Troisième scénario: ceux qui rénovent augmenteront significativement les loyers, ce qui accentuera la difficulté d’accession au marché locatif. Enfin, cela pourrait aussi entraîner une hausse de la fraude, se traduisant par un marché noir du logement.» Avec de telles obligations, «les autorités imposent aux bailleurs privés ce qu’elles ne parviennent pas à appliquer à elles-mêmes, pour les logements publics», souligne pour sa part Caroline Lejeune, présidente de la Fédération des agents immobiliers francophones de Belgique (Federia).
« Il est grand temps de rétablir de l’équité entre propriétaires et locataires. »
En Wallonie, la fiscalité profite par ailleurs nettement plus aux propriétaires qu’aux locataires, déplore Philippe Defeyt, directeur de l’Institut pour un développement durable (IDD): «Prenez un couple qui achète une maison, mais se sépare dix ans après. Si aucun des deux n’est en capacité de la racheter, chacun se retrouve avec une charge de logement proportionnellement supérieure, sans bénéficier d’une quelconque aide.» En effet, alors que le «chèque habitat» wallon – budgétisé à hauteur de 66 millions d’euros par an – prévoit un crédit d’impôt pendant maximum vingt ans après la conclusion d’un crédit hypothécaire, rien n’est prévu pour un locataire. «C’est la raison pour laquelle je plaide plutôt pour une allocation logement, conditionnée, bien sûr, aux niveaux de revenus, poursuit l’économiste. Il est grand temps d’assurer une transition souple dans la vie, qui n’existe pas aujourd’hui, mais surtout de rétablir de l’équité entre propriétaires et locataires.»
En Flandre comme en Région bruxelloise, il n’existe toutefois plus d’avantage semblable au chèque habitat. En 2017, la capitale a mis fin à son «bonus logement», notamment en raison d’effets d’aubaine et de la discrimination qu’il engendrait entre les couples et les personnes seules. La remise en question de la nécessité de devenir propriétaire de son logement s’arrête donc là où commencent les difficultés bien réelles d’accès au marché de la location. Visiblement de plus en plus nombreuses.
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