« La guerre Chine-Etats-Unis n’aura pas lieu »
A 76 ans, l’ancien président du PS poursuit sa carrière d’essayiste. Celui que la Belgique francophone a surnommé » simili-Dieu » à l’époque où il régnait sur l’Elysette, siège du gouvernement wallon – » Dieu » étant son ami François Mitterrand – s’est d’abord penché, en 2003, sur les tensions transatlantiques. Sa thèse ? Il faut des contrepoids à l’hyperpuissance. Nous étions à la veille de l’intervention américaine en Irak. Spitaels approuvait sans réserve la position du gouvernement belge, hostile à la guerre. Deux ans plus tard, dans une brique de plus de 500 pages consacrée à la montée de l’islamisme politique, il écartait à la fois les perspectives catastrophistes et optimistes. Cette fois, il s’interroge sur la Chine, en passe de contrebalancer, plus tôt que prévu, l’hégémonie américaine
Dans ce nouveau livre, Chine-USA, la guerre aura-t-elle lieu ? (éd. Luc Pire), vous semblez vous réjouir de l’irrésistible ascension de la Chine, qualifiée d’ » heureux contrepoids stratégique à l’hégémonie américaine « . Etes-vous si sûr que, dans les prochaines décennies, Pékin se gardera elle-même de toute tentation hégémonique ?
E Soyons clairs, je ne suis pas antiaméricain, Monsieur Rogeau. Simplement, je constate que les Etats-Unis, seule superpuissance, dictent trop souvent leur volonté et abusent de leur force. Si, dans trente ans, s’esquisse une unipolarité chinoise et que, par miracle, j’étais encore parmi vous, je tiendrais le même discours, mais cette fois contre la domination de Pékin. Le moins mauvais des mondes possibles est multipolaire. Il faut donc, aujourd’hui, un contrepoids aux Etats-Unis.
La Chine est-elle le seul contrepoids possible ?
E Oui. L’Europe, elle, n’en est pas un. Elle ne cesse de décevoir le militant européen de la première heure que je suis. On la voit s’effacer politiquement, se dissoudre dans un élargissement sans limites qui nous fait perdre notre capacité de décision. L’islamisme politique est-il, lui, un réel contrepoids ? Certes, ce mouvement progresse et contrarie l’empire américain. Non seulement au Moyen-Orient, mais aussi ailleurs en terre d’islam, comme on le constatera lors des prochaines élections au Maroc. Pour autant, cette force d’opposition ne se structure pas comme un acteur global. Car elle ne s’appuie pas sur un Etat dominant. En revanche, la Chine pèse de plus en plus lourd, et pas seulement en Asie. Elle va contrebalancer l’hyperpuissance plus vite que je ne l’avais imaginé en 2003, dans mon premier livre.
Qu’est-ce qui vous fascine chez les Chinois ?
E En premier lieu, leur extrême urbanité, malgré un certain mépris pour l’Occident, jugé dissolu et superficiel. Observez l’immense patience du dragon. On n’affronte pas l’aigle américain si on n’en a pas les moyens. Il faut savoir perdre temporairement la face pour ménager l’avenir. Dès lors importent, plus que tout, la stabilité et la prévisibilité. Les dirigeants chinois avalent beaucoup de couleuvres, subissent des humiliations sans réaction brutale. Ils se gardent de toute surenchère dans les dossiers difficiles pour les Etats-Unis, tels l’Irak et l’Afghanistan. La Chine veut, step by step, grandir, mais n’entend nullement revenir à une planète bipolaire. Elle ne tient pas à apparaître comme le chef de file d’un bloc ou du tiers-monde. Deng Xiaoping le disait déjà en 1982.
Donc, pas de conflit en vue entre la Chine et les Etats-Unis ?
E Je prends le risque de parier sur un déclin progressif des Etats-Unis sans troisième guerre mondiale. Même si je reconnais que la thèse du conflit armé, que certains experts sentent venir, est sérieuse. L’Américain Robert Kaplan prévoit que la guerre sino-américaine sera la crise majeure du xxie siècle et qu’elle pourrait durer des décennies. Pour le néoconservateur Robert Kagan, l’objectif devrait être un changement de régime à Pékin, car la Chine reprendra tôt où tard la politique de la dynastie Ming au xve siècle : elle cherchera à rattacher des territoires et à établir des régimes croupions. Côté chinois, des chercheurs et des diplomates font des analyses tout aussi sombres. Ils estiment qu’avec l’essoufflement de la lutte contre le terrorisme, les Etats-Unis considèrent à nouveau la Chine comme une cible.
C’est le cas ?
E Les Etats-Unis renforcent leur déploiement militaire dans les régions qui entourent la Chine. Ils jouent la carte de la » menace chinoise » pour éloigner Pékin de ses voisins et forger contre elle une stratégie d’encerclement. Ils vendent toujours plus d’armes à Taïwan pour empêcher la réunification pacifique. Ils utilisent les problèmes des droits de l’homme, de la secte Falungong et des forces sécessionnistes qui réclament l’indépendance du Tibet ou du Xinjiang. Très actives en Chine, les fondations Ford et Carter soutiennent les élections locales et amorcent ainsi un processus qui, selon certains, emportera à terme le Parti communiste. Les Etats-Unis ne peuvent tolérer que le grand dragon joue à présent aux échecs partout en Asie, en Afrique et en Amérique latine, entraînant un déclin de l’influence américaine.
Qu’en pensent le Pentagone et les conservateurs américains ?
E Pour eux, c’est maintenant qu’il faut supprimer la menace chinoise, s’y j’en crois certains analystes. Dans moins de cinq ans, la Chine mettra en service les premiers sous-marins nucléaires stratégiques de type 094. Dans moins de dix ans, elle disposera d’armes capables de forcer le respect de l’adversaire. Le rythme de la croissance et la taille de l’économie de la Chine, ses progrès en matière de recherche en font un danger pour les fondements de la puissance américaine. A aucun moment, l’URSS n’a constitué une telle menace. Certains estiment que ce conflit sino-américain, qui n’a rien d’idéologique, pourrait éclater dès l’an prochain.
En cas d’affrontement, les Etats-Unis seraient forcément l’agresseur ?
E L’hypothèse la plus réaliste est que l’initiative vienne de Washington. J’attends toujours que l’on me prouve l’existence de bases militaires chinoises à l’étranger. Les bases US, elles, sont très nombreuses en Asie. Dans le Pacifique, le jeu ne se déroule pas à l’avantage de la Chine. Les Etats-Unis y ont développé des alliances avec le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, sans oublier l’extraordinaire plate-forme de l’île de Guam. Sur un total de 34 porte-avions en service dans le monde, les Américains en déploient 24 ; la Chine aucun. La CIA évalue les dépenses militaires chinoises à 81 milliards de dollars ; celles des Etats-Unis s’élèvent à 419 milliards. Certes, la Chine compte une armée de 2,3 millions d’hommes et modernise à grands pas ses systèmes de défense. Ne perdons toutefois pas de vue qu’elle est entourée par quatre puissances nucléaires : la Russie, l’Inde, le Pakistan, et les Etats-Unis, présents dans le Pacifique. De même, quatre des zones sensibles de la planète se situent aux abords des frontières chinoises : le Cachemire, la Corée du Nord, les îles disputées de la mer de Chine méridionale et Taïwan, véritable brûlot dont on parle trop peu souvent.
Les relations entre Washington et Pékin ont toujours été en dents de scie. Jusqu’où pourrait aller le durcissement actuel ?
E Des relations en zigzag, en effet. De 1971 à 1989, on a assisté à la quasi-lune de miel des relations sino-américaines, esquissée par la diplomatie du » ping-pong « . Un rapprochement dicté par l’opposition commune à l’hégémonie soviétique. Les relations se sont détériorées en juin 1989, après les événements de Tiananmen. Mais, au lendemain du 11-Septembre, Bush a cherché des appuis partout, y compris en Chine, pour combattre le terrorisme. Les rencontres au sommet se sont multipliées. Ces deux dernières années sont cependant marquées par un durcissement de ton. Bush a reçu le dalaï-lama et, en avril dernier, la visite aux Etats-Unis du président Hu Jintao a été ternie par des incidents fâcheux. Le Pentagone a consacré, en 2006, une longue analyse à la Chine. L’accent est mis sur la crainte de voir Pékin acquérir un plus grand potentiel militaire. Ne dramatisons pas pour autant : la coopération se poursuit, même dans le domaine de la défense.
Face aux tenants de la thèse de l’affrontement inévitable, vous choisissez le scénario des associés rivaux dans l’économie-monde. Pourquoi ?
E L’élément prépondérant est l’interdépendance des économies des deux géants. Les réserves en devises de la Chine, les plus importantes de la planète, viennent de franchir le cap de 1 000 milliards de dollars. Quelque 70 % de ce montant revient aux Etats-Unis sous forme de bons du Trésor, de bons de l’agence fédérale ou en couverture de l’endettement du secteur privé. Les deux pays partagent le souci de prix viables du pétrole, de la sécurité des voies maritimes et d’un environnement international stable. Le combat de Pékin contre le fondamentalisme religieux et le terrorisme en Asie centrale rencontre la politique extérieure de Washington dans la région. La Chine ne remet pas en question la présence américaine dans le Pacifique. Le pouvoir chinois se concentre actuellement sur ses propres objectifs : d’une part, la réussite des Jeux olympiques de Pékin, en 2008, et de l’Exposition universelle de Shanghai, en 2010 ; d’autre part, la présence du pays dans les industries de haute technologie et dans les services. A l’extérieur, la Chine veut encore renforcer ses positions économiques et politiques dans l’hémisphère Sud.
Premier consommateur mondial de cuivre, de ciment, de charbon et d’acier, la Chine est parfois accusée de piller le Sud, notamment l’Afrique.
E Le thème de l’ » Afrique chinoise » est à la mode. Mais dénoncer, comme l’a fait le Courrier International, les » visées néocoloniales de Pékin en Afrique » est un dérapage conceptuel. Dès ses débuts, la République populaire de Chine a tissé des liens idéologiques avec l’Afrique et financé les guerres de libération. Aujourd’hui, les relations commerciales explosent. Pékin est devenu le premier fournisseur du continent avec plus de 10 % de parts de marché, devant la France et l’Allemagne. Les exportations chinoises, très diversifiées, sont bien adaptées à la demande africaine : équipements, tissus, électronique. La Chine s’est par ailleurs imposée comme le 2e client de l’Afrique, derrière les Etats-Unis. Tout semble l’intéresser : le pétrole, bien sûr, mais aussi le bois, le fer et de nombreux autres minerais. Les gouvernements africains ne sont pas pour autant entourés de » conseillers politiques » chinois, comme les Soviétiques les plaçaient naguère dans les ministères des pays de leur glacis, ou la France-Afrique du temps de Jacques Foccart. Qui s’est mêlé de la récente élection présidentielle congolaise ? Qui a-t-on vu envoyer des missi dominici pour rallier les hésitants à la bonne cause ? Les Chinois ? Non. Les Occidentaux, parmi lesquels la Belgique, dont les ministres se sont pressés nombreux à l’investiture du président de leur ancienne colonie. Je ne pense pas que la sinophobie aide à comprendre les changements géopolitiques, il est vrai considérables. l
Guy Spitaels
1931 Naissance à Ath. Etudes : droit (UCL), sciences politiques et sociales (UCL), collège d’Europe à Bruges.
1958 Chercheur à l’Institut de sociologie Solvay (ULB), il part en mission au Congo.
1961 Affilié au Parti socialiste belge et au Mouvement populaire wallon.
1966 Professeur à l’ULB pendant quinze ans, il enseigne aussi dans d’autres écoles supérieures.
1972 Chef de cabinet du Premier ministre Edmond Leburton.
1975 Membre du bureau national du PSB.
1977 Bourgmestre d’Ath, sénateur, ministre de l’Emploi.
1981 Succède à André Cools à la tête du Parti socialiste.
1992 Président de l’exécutif régional wallon.
1994 Impliqué dans l’affaire Agusta, il démissionne.
1995 Président du parlement wallon, puis retrait de la vie politique.
1998 Ecope, en cassation, de deux ans avec sursis (affaire Agusta-Dassault).
2003 Publie L’Improbable équilibre, géopolitique du désordre mondial (éd. Luc Pire).
2005 Publie La Triple Insurrection islamiste (Fayard, Luc Pire).
2007 Publie Chine-USA, la guerre aura- t-elle lieu ? (Luc Pire).
Entretien : OLIVIER ROGEAU
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