La grogne sociale aiguisée par la hausse généralisée des prix
Dans un contexte difficile, la grogne provoquée par l’explosion des prix pourrait déboucher sur des manifestations de colère dans la rue. Les syndicats veillent. Mais leur marge de manœuvre est étroite. 2.11.0.0 2.11.0.0
Treize ans que le groupe de rock français Eiffel lance le même cri et martèle les même mots: «A tout moment la rue peut aussi dire non.» Jamais ce titre puissant n’aura fait autant écho qu’aujourd’hui, alors que le monde donne le sentiment de craquer de toutes parts et que les crises énergétique, climatique, économique et démocratique s’empilent sans pudeur. Sans doute n’en a-t-on pas encore mesuré tous les dégâts? Le nombre de ceux que la poussée fulgurante des coûts de l’énergie, du logement et de l’alimentation étrangle ne cesse pourtant de croître. «Pour l’instant, nous n’assistons pas à une augmentation des demandes de médiation de dettes, mais il faut généralement attendre de douze à dix-huit mois pour percevoir l’impact d’une crise sur la population, avertit Sabine Thibaut, juriste à l’Observatoire du crédit et de l’endettement. Les gens essaient souvent de s’en sortir d’abord par eux-mêmes et quand ils nous contactent, il est souvent trop tard.» Les chiffres des faillites risquent, eux aussi, d’augmenter dans les prochains mois, avec leur cortège de pertes d’emplois.
« Il faut passer de l’angoisse aux solutions, sinon il y aura certainement de la colère. »
Thierry Bodson
Le pire est donc peut-être à venir. Pour certains plus que pour d’autres. «Ce qui nous revient du terrain, c’est que les situations sont très variables d’un secteur à l’autre, confirme Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE (Centrale nationale des employés – CSC). Certains employeurs ont, par exemple, compensé les surcoûts liés aux déplacements en voiture de leurs salariés, d’autres non. Mais il y a aussi des travailleurs tellement étranglés qu’ils n’ont plus de disponibilités pour agir: ils sont dans la survie.»
Les bombardements de chiffres vont tous dans le même sens. En Belgique, un ménage sur cinq était déjà en précarité énergétique en 2020, davantage à Bruxelles et en Wallonie qu’en Flandre. La situation ne peut que s’aggraver dans le contexte actuel: une partie de la population basculera donc dans l’appauvrissement. Combien de temps cela peut-il encore durer sans provoquer de remous, voire pire? «Le risque d’explosion sociale est réel, résume Romain Gelin, chargé de recherches au Gresea. Je ne vois pas comment ça ne craquerait pas dans cette situation.»
Tous les acteurs de terrain le disent, avec plus ou moins de nuances. «On comprendrait cette explosion sociale, affirme Felipe Van Keirsbilck, parce que nous ne sommes pas dans un pays pauvre.» «Je suis même étonnée que cela n’ait pas explosé plus tôt, embraie Selena Carbonero Fernandez, secrétaire fédérale de la FGTB. Nous recevons des appels de non-affiliés qui nous demandent de faire quelque chose parce qu’ils n’en peuvent plus. Les gens sont angoissés et déçus: ils ont l’impression qu’on ne tire pas les leçons du passé et que l’on n’anticipe pas en prenant assez tôt les mesures structurelles qui s’imposent. Alors, leur déception se transforme en colère.»
Rester dans les clous
Pour l’instant, on entend bien un début de grondement, mais il est encore faible. En Belgique, on n’aperçoit pas de gilets jaunes sur les ronds-points, on ne recense pas d’arrêts de travail sauvages et nul ne lance de campagnes de désobéissance civile comme en Grande-Bretagne avec le mot d’ordre Don’t pay UK, qui incite les consommateurs à refuser de payer leurs factures d’énergie. «En Belgique, on n’est pas des révolutionnaires, assure Khadija Khourcha, responsable CSC des travailleurs sans emploi. Les gens ne croient plus en leurs forces.»
L’indexation automatique des salaires joue, certes, son précieux effet d’amortisseur, d’autant plus nécessaire que l’inflation flirte avec les 10%. La cible de la colère sociale n’est pas claire non plus, ce qui rend d’autant plus difficile le regroupement des gens fâchés, qui ne tiennent pas tous les mêmes acteurs pour responsables de la situation actuelle. «S’il n’y a pas encore eu explosion sociale, c’est que les syndicats sont ici en première ligne, affirme Jean Faniel, le directeur général du Crisp. Ils sont catalyseurs et canaliseurs de la colère sociale. Ils font aussi remonter les informations de la base vers le sommet.» «Ce n’ est pas notre rôle de canaliser cette colère sociale, réplique Selena Carbonero Fernandez. On relaie les préoccupations des gens mais on n’est pas là pour mater des contestations sociales.»
Mater, non. Encadrer, assurément. Voilà donc les organisations syndicales sur un fil. «Nous ne sommes pas fous», répète Thierry Bodson, le secrétaire général de la FGTB. Les syndicats sont bien conscients des difficultés que traversent nombre d’entreprises et d’employeurs: ils n’ont aucun intérêt à ce que la situation éco- nomique empire. Mais ils savent aussi que certaines entreprises tirent largement profit de la crise et qu’une meilleure répartition des richesses constitue un axe de solution. Il leur faut donc mettre la pression, sans provoquer le pire. En juin dernier, à la surprise quasi générale, quelque 80 000 personnes s’étaient rassemblées dans les rues de Bruxelles pour défendre le pouvoir d’achat. Signe que l’exaspération était déjà dans l’air…
Une mobilisation est à présent annoncée le 21 septembre, à Bruxelles. Suivie, «si rien ne change», d’une grève générale le 9 novembre. «Il faut passer de l’angoisse aux solutions, sinon il y aura certainement de la colère», martèle Thierry Bodson. Son alter ego de la CSC, Marie-Hélène Ska, ne dit pas autre chose. Tous ont à l’esprit qu’un sentiment antipolitique risque de provoquer un déplacement des votes vers l’extrême droite aux prochaines élections….
« On doit faire plus et mieux parce qu’on est en train de jouer avec la vie des gens »
Selena Carbonero Fernandez
Les syndicats ne sont pas monopolisés que par le combat contre la flambée des prix de l’énergie et le recul du pouvoir d’achat. Ils ont d’autres objectifs dans leur viseur: la révision de la loi de 1996, qui encadre ou corsète, c’est selon, la formation des salaires, et la négociation du prochain accord interprofessionnel (AIP) 2023-2024, qui détermine dans quelle marge les salaires du secteur privé pourront évoluer durant ces deux ans. Pour toute personne plongée dans le bain de la concertation sociale, le lien entre la défense immédiate du pouvoir d’achat et cet accord interprofessionnel de moyen terme est évident ; en revanche, il est imperceptible pour ceux qui ne pensent, dans l’urgence, qu’à payer leurs factures, sans y parvenir. «Je crois que les gens n’en ont rien à faire de l’ AIP, confirme un syndicaliste. Nous gardons cette ligne-là mais elle ne répond pas aux inquiétudes immédiates de la population.» «Il n’y a pas de contradiction entre le combat pour le pouvoir d’achat et le combat pour l’ AIP ou la révision de la loi de 1996», assure Selena Carbonero Fernandez. Certes. Mais les syndicats, mobilisés par ces combats parallèles et complémentaires, devront convaincre une population aux abois qui pourrait rapidement les considérer comme en décalage par rapport aux urgences actuelles.
Comme les antivax
Rien n’empêche d’ailleurs, dans ce contexte compliqué, que d’autres mouvements de protestation surgissent, comme on l’a vu avec les antivax lors de la crise Covid. «Que des mouvements sociaux essaient de transformer la réalité, par exemple en demandant la taxation des surprofits de certaines entreprises, est inévitable, abonde Ariane Estenne, présidente du Mouvement ouvrier chrétien. La question est de savoir comment anticiper ce risque d’explosion sociale avec des stratégies collectives pour protéger les individus et peser dans le rapport de force.» Le risque existe en effet que les syndicats soient débordés par des gilets jaunes à la belge. Ce qui pourrait pousser les premiers à se radicaliser davantage. Dans tous les cas, personne n’aurait intérêt à une guerre entre eux. «Si de tels mouvements surviennent, nous devrons nous demander pourquoi ça se passe à l’extérieur de nos organisations et comment trouver des combats communs, répond Selena Carbonero Fernandez. Cette crise peut constituer une occasion pour accroître notre rapport de force afin d’obtenir des changements de fond. Il faut un changement de paradigme: on doit faire plus et mieux, parce qu’on est en train de jouer avec la vie des gens.»
Nous y voilà. Sur le banc des acteurs sociaux – contrairement à celui du patronat – il paraît clair que «l’on ne peut pas continuer comme ça». Que la libéralisation du marché de l’énergie est un échec. Et qu’il faut imaginer un avenir fondé sur d’autres paramètres que la croissance continue. «De toute manière, assure Romain Gelin, l’économie se contractera, que ce soit à cause du réchauffement climatique ou des tensions géopolitiques. Vu l’impérative diminution des émissions de gaz à effet de serre, on n’y coupera pas, à la sobriété. La décroissance s’imposera. Il faudra donc mieux répartir le gâteau des richesses.»
Pour les organisations syndicales, longtemps mal prises entre la défense inconditionnelle de l’emploi, y compris dans des secteurs calamiteux pour l’environnement, et la nécessaire transition énergétique et climatique, le chemin, là encore, est étroit. «Sur ce sujet, nous avons nos difficultés et nos contradictions, reconnaît Selena Carbonero Fernandez. Mais on y travaille: il y a convergence entre écologie et urgence sociale.»
Voilà qui devrait permettre à la grogne sociale de mêler sa voix à celle de la grogne climatique, notamment portée par les plus jeunes. Le pire serait qu’elles s’opposent. Une nouvelle Marche pour le climat est programmée pour le 23 octobre, à Bruxelles. Elle est portée par la Coalition Climat, dont sont membres les organisations syndicales… «C’est dans l’air comme un chant qui s’ étrangle», chante toujours Eiffel.
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