La Grande Catherine
A l’affiche du nouveau film de son vieil ami et complice André Téchiné, Catherine Deneuve y fait face à la question sensible de la radicalisation. Rencontre avec une actrice portée par son désir et affranchie des conventions.
Dans le salon privé, forcément non-fumeur, d’un palace berlinois ultrachic situé juste en face de la porte de Brandebourg, Catherine Deneuve, 75 ans, arbore un pull pop sur lequel est écrit » Enjoy » en grandes lettres et allume clope sur clope, qu’elle écrase négligemment à la manière d’une véritable rock star. » J’ai arrêté la cigarette pendant onze ans, mais là j’ai bien replongé. Ça commence d’ailleurs à sérieusement inquiéter mon médecin… « , rigole-t-elle à l’entame d’une rencontre où elle semble particulièrement disposée à parler cash et sans ambages.
Nous sommes en février dernier, en plein coeur de la Berlinale, où l’actrice est venue défendre le nouveau film de son vieux complice André Téchiné, L’Adieu à la nuit (1). Soit, au coeur d’une cerisaie de la campagne française où elle dirige un centre équestre, l’histoire de Muriel (Deneuve, donc), folle de joie à l’idée de retrouver son petit-fils venu lui rendre visite pour quelques jours avant de réaliser que celui-ci se prépare à un voyage sans retour. Lancé dans un processus obstiné de déshumanisation, le jeune homme semble bien décidé à partir faire le djihad en Syrie. » Je vais vers la lumière, je dis adieu à la nuit « , se contente-t-il d’écrire en guise d’explication. Cet attrait pour un ailleurs mortifère, Muriel, bouleversée, ne le comprend pas, mais va tenter d’en enrayer la mécanique implacable. » Pour elle, c’est bien sûr un déchirement sans nom de voir son petit-fils emprunter le chemin de l’extrémisme « , commente la comédienne. » Si ça m’arrivait, je serais complètement anéantie. Muriel est une femme forte, qui comprend très vite ce qui se joue sous ses yeux. Mais plus le film avance et plus elle semble brisée. Elle est pleine d’amour, de compassion, et n’a qu’une idée en tête : trouver un moyen de l’empêcher de partir. Ce garçon est si jeune… Il est d’évidence perdu et ne sait pas quoi faire de sa vie. C’est un mal profond de notre époque : tous ces jeunes qui se posent la question du sens de leur existence et de leur place dans le monde, qui n’ont pas forcément envie de fonder une famille, d’avoir des enfants, et dont les doutes et les questionnements se retrouvent exploités afin de les embrigader sur la voie de la destruction. »
Je hais les réseaux sociaux, parce qu’ils font ressortir le côté le plus sombre des gens.
Au bord du vide
C’est la huitième fois que Deneuve collabore avec son réalisateur d’ Hôtel des Amériques, Ma saison préférée ou encore Les Voleurs. L’amitié qui la lie à André Téchiné, l’actrice la compare à celle, indéfectible, qu’elle a pu connaître par le passé avec un Jacques Demy ou un François Truffaut. » J’ai fait tellement de films avec André, oui… Je ne vais pas spécialement dire oui parce que c’est lui, mais c’est sûr que je lui fais beaucoup confiance. Il me parle du projet dès la mise en branle de son écriture. On échange. Il me donne certaines pages déjà terminées. Il m’explique ce qu’il cherche à faire. André est un auteur, et certains éléments de comparaison se dessinent immanquablement entre ses différents films. La fin de L’Adieu à la nuit peut rappeler aujourd’hui, sur certains points, celle du Lieu du crime en 1986, par exemple. Il aime placer ses personnages au bord du vide, dans un état de désorientation. Le cadre offert par la cerisaie, comme chez Tchekhov, était très important pour lui sur ce film. C’est l’idée de pouvoir renaître à soi-même comme un arbre qui rebourgeonne. André est un intellectuel. Il a une vision très ouverte des choses, de la vie, de ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas faire, souvent d’ailleurs bien malgré eux. Il ne juge ou ne condamne pas ses personnages, quitte à parfois laisser le spectateur dans une zone indécise. C’est ce qui fait, je pense, toute la subtilité de son écriture. »
D’elle, Téchiné dit qu’elle lui sert en quelque sorte d’alter ego dans le film, posant sur le sujet brûlant qui en est le coeur battant – ce désir furieux de sacrifice – le regard interloqué d’une personne de sa génération. Deneuve se souvient : » Je sortais du cinéma et j’étais en train de marcher sur le boulevard Saint-Germain le 13 novembre 2015 quand a eu lieu l’attentat du Bataclan, juste de l’autre côté de la Seine. Il devait être 22 heures. J’ai entendu toutes ces sirènes, il y a eu un tel rush soudainement. Je me rappelle avoir eu instantanément la certitude que quelque chose de grave s’était produit. Depuis les attentats de Madrid en 2004, nous vivons, en Europe, avec une espèce d’épée de Damoclès au-dessus de la tête. C’est quelque chose de très étrange. On sent que les gens sont à cran, qu’ils sont plus vulnérables, alors ils font des amalgames, sur la question de l’islamisme au sens large notamment. Ce qui crée un climat de confusion et de peur à grande échelle. C’est quelque chose d’assez pernicieux, auquel vous ne pensez pas constamment, mais qui reste logé dans un coin de votre tête. Le terrorisme, le climat… Dans les années 1970 ou 1980, on sentait moins la présence de cette espèce de chape de plomb permanente, mais ça ne veut pas dire qu’on vivait sans angoisses. La guerre froide, la menace nucléaire, notamment, étaient bien présentes dans les esprits. »
Des actes forts
L’actualité internationale, l’actrice dit s’y intéresser ni plus ni moins que madame Tout-le-Monde. » Mais j’essaie de me tenir au courant, de lire sur le sujet. Il est difficile aujourd’hui de ne pas se sentir concernée par des questions comme celles de l’extrémisme ou de la radicalisation religieuse. En ce moment, la polémique fait rage à propos des djihadistes français arrêtés en Syrie par les Kurdes. Faut-il les rapatrier en France ? Faut-il les remettre aux autorités irakiennes ? Que va-t-il leur arriver ? Pensez à leurs femmes et à leurs enfants… C’est dramatique. La déradicalisation est-elle possible ? Je n’en suis pas certaine. Il faudrait allouer beaucoup de temps, d’argent et d’énergie à cette problématique. » Puis elle s’empresse d’ajouter : » L’émancipation des femmes, l’évolution des mentalités sur l’homosexualité, la liberté de pensée… Il y a aussi des raisons de se réjouir et de positiver aujourd’hui, ne l’oublions pas. »
Sur la question de l’émancipation des femmes, justement, celle qui avait suscité la polémique l’an dernier en cosignant une tribune dans le journal Le Monde, appelant à la liberté d’importuner pour les hommes en réaction au nouvel ordre moral apparu dans le sillage de l’affaire Weinstein, précise : » Je pense qu’il faut poser des actes forts, dans tous les corps de métiers, en matière de parité ou de quotas afin de faire évoluer les mentalités. Le changement ne s’opère jamais tout à fait naturellement. Il faut créer une impulsion pour mettre fin à la domination masculine. Parce que les choses sont toujours très difficiles aujourd’hui pour une femme occupant une position importante dans la société. J’en connais plusieurs et, croyez-moi, elles doivent constamment prouver davantage que les hommes au quotidien. »
Elle-même véritable icône du 7e art semble gérer la pression avec sérénité. » Ce qui est important, c’est que les films que vous faites trouvent leur public. Quand vous avez une certaine popularité, les gens attendent de vous quelque chose qu’ils connaissent déjà et en même temps ils veulent que vous les surpreniez. C’est une équation parfois un peu compliquée « , soupèse celle que l’on se plaît à appeler la grande dame du cinéma français. » Rholala, dame, ça vraiment, je n’aime pas… » Allons-y donc pour la Grande Catherine.
Ciné passion
» Je ne suis pas quelqu’un de nostalgique, mais si je ne devais retenir qu’un seul film dans lequel j’ai joué ce serait sans doute Le Dernier Métro de François Truffaut. » Enthousiaste, jamais lasse, Deneuve a encore faim de films et de personnages. Son prochain rôle à même d’exciter les baromètres cinéphiles, ce sera dans La Vérité, le nouveau long métrage du Japonais Hirokazu Kore-eda, Palme d’or l’an dernier à Cannes avec Une affaire de famille. Elle y jouera, aux côtés de Juliette Binoche, une… actrice acariâtre confrontée à son passé difficile. » Je ne pensais pas avoir un jour la chance de tourner avec lui. C’est la première fois qu’il se lance dans un film en langue étrangère. Nous communiquions sur le plateau par l’entremise d’un traducteur. Mais rapidement les choses ont semblé couler de source. C’est quelqu’un de très intelligent. Avant d’entamer le tournage, il a organisé une lecture complète du scénario en compagnie des acteurs mais aussi de tous les techniciens du film. Je dois dire que j’ai rarement vu ça au cours de ma carrière. Alain Resnais, me semble-t-il, faisait parfois ça. Ingmar Bergman, peut-être, aussi. Mais sinon personne ne prend le temps de le faire. Et pourtant ça crée d’emblée un lien plus fort, une implication spécifique. »
Quant à savoir si elle a fait du » Enjoy » imprimant sa tenue fashion du jour le motto de son quotidien… Deneuve répond dans un sourire : » J’aimerais pouvoir dire que je profite de la vie en permanence, mais ce n’est pas toujours le cas, bien sûr. Pour moi, profiter de la vie c’est simplement être entourée des gens que j’aime, faire ce travail qui me passionne et avoir la possibilité de continuer à mener ma barque comme je l’entends, sans être constamment placée sous le feu des projecteurs. Je hais les réseaux sociaux, par exemple, parce qu’ils invitent au dénigrement, à écrire tout et n’importe quoi sur n’importe qui. Ils font ressortir le côté le plus sombre des gens. C’est tellement facile de sortir les choses de leur contexte et de rejouer le petit tribunal de l’Inquisition. Très honnêtement, je suis contente d’avoir pu accéder à la célébrité à une époque antérieure à celle-ci. Quel enfer… »
(1) Lire aussi la critique de L’Adieu à la nuit dans Focus Vif.
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