La gloire de leur mère
Quatre écrivains se retournent avec tendresse ou effroi vers celle qui leur a donné la vie. Voyage au cour du sentiment filial, à travers ces émouvants portraits de femmes.
La plus méditerranéenne
Le fils : il est l’un des Marocains les plus connus. Prix Goncourt en 1987 avec La Nuit sacrée (Seuil), Tahar Ben Jelloun n’a pas pour autant jeté ses racines dans la Seine. Cet enfant de l’oralité, né à Fès il y a soixante-trois ans, auteur d’une vingtaine de romans et de nombreux récits et poèmes, imprègne son £uvre des mélopées de l’Orient.
La mère : Lalla Fatma est née à Fès aux alentours de 1920, l’année où il a neigé. Elle n’a pas 16 ans, en 1936, quand on la marie une première fois. Il y aura deux autres épousailles et quatre enfants en tout. Naturellement bonne, elle n’élèvera jamais la voix, ni contre le père de Tahar, à la langue bien pendue, ni contre les jaloux et les aigris. Illettrée mais pas inculte, coquette et naïve, Lalla ne connaîtra l’ennui qu’à la fin de sa vie, lorsque l’Alzheimer la gagnera dans sa maison de Tanger.
Le récit : 4 février 2002. » Ainsi, ma mère meurt. » Une mort amorcée par la maladie et la déchéance, que son benjamin relate » filialement » au fil de ces pages. » Au Maroc, on nous apprend le respect quasi religieux des parents « , s’excuse presque celui qui aura vécu dans la crainte d’être privé de la bénédiction maternelle. Au pis, un coup de téléphone par jour ; au mieux, la traversée de la Méditerranée : plus sa yemma se ratatine, plus sa mémoire vacille, et plus l’écrivain parisien redevient enfant de sable.
Sur ma mère, par Tahar Ben Jelloun. Gallimard, 270 p.
La plus angoissée
La fille : elle est française, encore inconnue et vit à Paris. Diplômée de lettres modernes, Avril Ventura a fourbi ses armes aux Inrockuptibles, avant d’entrer à France Culture. Aujourd’hui, à 30 ans, la jeune journaliste publie Ce qui manque, un premier roman autobiographique – et diablement saisissant – où plane l’ombre de la mère.
La mère : jamais nommée, elle est juste la mère, le » tu » à qui s’adresse sa fille Anna dans ce roman polyphonique où les deux protagonistes multiplient les rôles. Elle est belle ou a été belle, mais, dorénavant, n’est plus que souffrance et peur, forme indécise dégoulinant sur un canapé rouge. Son compagnon est parti, l’alcool l’a remplacé, le cercle de la solitude s’est refermé sur la mère et sa fille, otage du mal d’amour. Quelques gouttes de sang dans une baignoire, des séjours à l’hôpital, puis le grand saut dans l’inconnu.
Le récit : la peur, toujours la peur. De l’absence, mais aussi de la présence de la mère insaisissable, et de la violence de son corps qu’elle impose à Anna. Les fonctions sont inversées : l’enfant miroir, » seule dépositaire de sa douleur de vivre « , protège la mère ; les adultes n’ont rien compris, qui ont cru que le couple mère-enfant était intouchable, imprescriptible. » On nous a trop laissées seules « , écrit Anna. Tous ces témoins, absents, inconscients, sont-ils les seuls responsables ? Il faudrait pardonner, bien sûr, mais n’est-ce pas trop tôt ? Et grandir, n’est-ce pas, finalement, être capable de quitter, de faire du mal aux autres ? Autant de pensées qui traversent ce livre aussi essentiel que dérangeant.
Ce qui manque, par Avril Ventura. Seuil, 220 p.
La plus insupportable
Le fils : new-yorkais jusqu’au bout de la plume, malgré une enfance passée en Floride, Donald Antrim, 49 ans, est l’auteur de trois romans, qui ont connu un joli succès d’estime. Remarqué très vite par le New Yorker et par Thomas Pynchon, pour sa verve et sa dérision, ce petit frère de Woody Allen – il a fréquenté les psys durant vingt ans – avoue avoir réfléchi des décennies entières sur ses relations avec sa mère.
La mère : Louanne Antrim est morte, à 65 ans – un an à peine après le décès, tant attendu, de sa propre mère – d’un cancer du poumon. Excentrique, infernale, paranoïaque, mais aussi fine créatrice, elle aura passé la plupart de ses années d’adulte à s’autodétruire, naviguant allègrement entre alcool et tabac. Pourtant, lorsqu’elle rencontre Antrim junior, futur professeur d’université, à la fin des années 1950, à Sarasota, en Floride, l’histoire ressemble encore à un conte de fées. Deux enfants, Donald puis Terry, viennent combler le jeune couple universitaire. Las ! Une liaison extraconjugale du père met bientôt un terme à l’insouciance. Divorcés, remariés ensemble, puis de nouveau séparésà toute la famille Antrim a la tête qui tourne.
Le récit : en septembre 2000, alors que Louanne vient tout juste d’expirer, Donald accomplit son premier acte libératoire : l’achat d’un lit king size. A 42 ans, il va enfin pouvoir vivre, oublier cette mère volage, immature, alcoolique et anxiogène, qui aura assombri ses plus belles années, entre colère, honte, peur et amour. Un cauchemar de vie, certainement, mais un bonheur de lecture. Le ton se joue en permanence de l’absurde et du fantasque des situations.
La Vie d’après, par Donald Antrim. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline. L’Olivier, 222 p.
La plus digne
Le fils : grand mécréant de 74 ans, Jacques Chessex, né dans l’austère Suisse calviniste, a très tôt rompu avec la bienséance helvétique. Le parfum entêtant des femmes, les vapeurs d’alcoolà autant de » leurres » qui ont rempli l’£uvre de ce romancier et essayiste. C’est avec L’Ogre, Goncourt 1973, que l’on découvre l’écriture élégante du futur auteur du Vampire de Ropraz.
La mère : à Lausanne, s’est éteinte, le 15 février 2001, à 91 ans, une femme » à l’esprit droit et au regard pur « . Lucienne Chessex, » rayonnante de clarté aimante « , est l’une de ces Mères Courage qui font l’admiration de tous. Elevée par un père des plus stricts, mariée à un docte professeur pétri de vices, la femme d’honneur, pudique et modeste, aura tenu front à l’adversité toute sa vie. » Aller de l’avant » : tel était encore le maître mot de la vieille dame, alors même que, entrée dans la cécité, elle ne pouvait plus voir ni toucher les oiseaux et les fleurs qu’elle chérissait tant.
Le récit : être délivré du poids du remords, voilà ce que recherche le fils indigne à travers ce » tombeau de mots « . Jacques avoue tout : la dette à l’égard de celle qui lui a inculqué le dépassement de soi et la quiétude devant la mort ; son incapacité à lui dire son amour ; son ingratitude et son arrogance ; la blessure qui n’arrive pas à cicatriser. Tels ses frères du » purgatoire des fils distraits « , Marcel Arland, Richard Ford ou encore Albert Cohen, l’auteur tente ici d’apaiser sa conscience. Un superbe acte de contrition.
Pardon mère, par Jacques Chessex. Grasset, 218 p.
Marianne Payot
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