La double vie d’Alice F.
Enseignante, Alice Ferney est aussi un écrivain que le succès n’a pas grisé. Elle publie aujourd’hui la chronique d’une famille pendant la Première Guerre mondiale
Dans la guerre, par Alice Ferney. Actes Sud, 482 p.
Pourvu que cela ne me change pas. » Au lendemain de la parution de son quatrième roman, Alice Ferney n’avait qu’une crainte : l’énorme succès de sa Conversation amoureuse (150 000 exemplaires vendus, traduction dans 13 langues) n’allait-il pas la paralyser, émousser sa curiosité ? Trois ans plus tard, la voici tranquillisée. Son appétit est resté intact, comme l’attestent les 482 pages serrées de Dans la guerre, vaste fresque d’une famille de paysans landais prise par le tourbillon meurtrier du premier conflit mondial.
Ses plus fidèles lecteurs, ceux qui la suivent depuis son entrée en littérature, avec Le Ventre de la fée, il y a tout juste dix ans, peuvent aussi se rassurer : Alice Ferney a su garder la tête froide. Laissant volontiers les fanfaronnades médiatiques à ses semblables, cette enseignante de 41 ans creuse patiemment ses sillons. Des sillons parallèles avec, d’un côté, son mari, ses trois enfants, ses cours d’économie à l’université d’Orléans et, de l’autre, son £uvre. Une double vie, en quelque sorte, assumée comme telle : » L’auteur et la femme sont deux personnes différentes. Le miracle de l’écriture est bien là. Comme disait Michel Butor, un écrivain n’écrit pas ce qu’il pense, il pense en écrivant. » Pour parfaire sa » personnalité de papier « , Cécile Gavriloff û son patronyme û s’est, dès son premier livre, forgé un pseudonyme : » En fait, avoue-t-elle sans détours, mon roman déplaisait à mon mari. Alors je l’ai publié sous le nom de Ferney, que j’ai choisi en référence à Voltaire, car je suis née un 21 novembre, comme lui. »
Discrète, Alice Ferney est aussi une travailleuse. Guère encline à l’introspection, elle aime explorer ses obsessions û la mort, l’enfantement, les sentiments û en défrichant, toujours, de nouveaux terrains : le portrait d’un tueur en série (Le Ventre de la fée), un hommage aux femmes d’hier, dévolues au mariage et à la procréation (L’Elégance des veuves), une plongée dans le monde des Gitans (Grâce et dénuement), les vertiges d’une passion naissante (La Conversation amoureuse)… Le tout dûment étayé par de longues recherches. » Pour La Conversation, j’ai passé plus de trois ans à écouter les amours des autres « , dit-elle en riant.
Son dernier défi ? Se transporter en 1914, à l’heure de la mobilisation générale, et suivre, quatre ans durant, la vie mouvementée de Jules Chabredoux, solide fermier de Saubrigues, envoyé en première ligne, et de sa jeune et jolie femme enceinte, Félicité, restée au pays avec le petit Antoine, leur fils, et Julia, la terrible belle-mère, » devenue aussi dure que la pierre du lavoir « . Un tableau de famille qui serait très incomplet si l’on oubliait Prince, le chien, un grand et sublime berger d’Ecosse, parti retrouver son maître sur le front, à 800 kilomètres de la ferme, grâce » à son flair et son c£ur « .
Réalisme frappant et langue élégante
Car c’est bien ce Prince, dressé en chien soldat, le véritable héros de ce roman touffu, riche de toutes les émotions û le courage, la peur, la haine, l’amour, la compassion, la gratitude… û qu’Alice Ferney excelle à traduire dans l’infini de ses gammes. Plus humain que bien des humains, le colley va sauver de nombreuses vies, réchauffer les c£urs et les corps de ces pauvres hères jetés dans la folie des charniers de l’Est par des états-majors inconscients. A l’instar de Jules, son double doté de la parole, Prince est à l’écoute de tous, tel un officiant qui exercerait son magistère dans les tranchées.
Profondément chrétien, Dans la guerre, au réalisme d’autant plus frappant que la langue, tout en dentelles, est des plus élégantes, est une profession de foi. Contre le crime de toutes les nations envoyant leurs enfants se faire écharper ; pour l’harmonie entre les hommes, la terre et le monde animal. Dans la guerre aurait, dit-on, séduit nombre de jurés des prix littéraires de l’automne. Une jolie bataille en perspective ? Alice Ferney sourit, définitivement blindée après quatre années de guerre.
Marianne Payot
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