Surconsommation: pourquoi est-on incapable d’acheter moins ? (analyse)
L’inflation actuelle remet en question, pour la plupart d’entre nous, notre surconsommation. On est foutus, on a trop mangé? Comment en est-on arrivé là ? Petite histoire du consumérisme.
Consommera-t-on moins à cause de l’inflation ou de l’enjeu climatique? Si oui, cette diminution de notre frénésie d’achats sera-t-elle durable? Rien n’est moins sûr, tant le penchant à dépenser et à accumuler des biens est désormais inscrit dans notre ADN. Ne riez pas, des biologistes sérieux l’affirment: après quelques générations, le consumérisme est devenu une sorte de réflexe culturel. Et cela ne va qu’en augmentant. Quelques exemples? En 2020, 333 millions de tonnes de viande ont été consommées dans le monde, contre cent millions en 1980, selon la FAO, l’organisation de l’ONU pour l’alimentation.
Plus de cent milliards de vêtements sont vendus chaque année, sur la planète, d’après Greenpeace, dont plus de douze kilos par Européen et seize kilos par Américain. C’est 60% de plus qu’il y a quinze ans. Même chose pour les smartphones: près d’1,5 milliard d’unités sont achetées, chaque année, soit le double d’il y a dix ans. Ces chiffres stratosphériques s’expliquent par le développement des classes moyennes dans les pays émergents. Mais pas que… On consomme toujours plus, aussi dans les pays dits développés. Au point de jeter annuellement, à l’échelle du globe, près d’un milliard de tonnes de nourriture à la poubelle!
Surconsommation: quand les dépenses triplent
Rien qu’en Belgique, les dépenses des ménages en biens de consommation ont augmenté, en moyenne, de 3% chaque année depuis un quart de siècle, selon les statistiques de la Banque nationale (BNB). Si l’on observe les chiffres depuis 1970, la hausse moyenne annuelle est de 5,4%. Mais il faut prendre ces dernières statistiques avec précaution en raison de l’introduction du système européen des comptes (SEC) à partir de 1995. «Il s’agit donc, pour les chiffres depuis 1970, d’une augmentation à prix courants prenant en compte tant l’effet prix que l’effet volume», prévient Laura Sipura, économiste à la BNB. La hausse est néanmoins constante et tourne même autour des 10% jusqu’au début des années 1980.
Depuis 1997, les achats des ménages ont augmenté de 3% par an.
Autres statistiques éloquentes: celles du crédit à la consommation. Le nombre de contrats pour ce crédit accordé par les organismes financiers a triplé en moins de trente ans, selon les chiffres de Statbel. «Cette augmentation exponentielle est le signe que les gens consomment plus mais aussi que les banques accordent de plus en plus d’ouvertures de crédit», analyse Elisa Dehon, économiste à l’Observatoire du crédit et de l’endettement. En trente ans, les défauts de paiement ont également triplé, avec un ralentissement cependant à partir de 2016, à la suite du changement de législation qui a resserré des règles déjà strictes par rapport à nos voisins. «Mais le nombre de crédits est néanmoins resté élevé», relève Elisa Dehon.
Surconsommation: merci, les Américains!
Bref, tout indique que le consumérisme – ou notre propension à consommer – persiste dans sa flambée depuis sept décennies. Historiens et économistes attribuent à la période d’après-Seconde Guerre l’essor de la consommation de masse. A l’époque, l’industrie européenne est par terre. Tout est à reconstruire. «Avec le plan Marshall, les Américains ont injecté des milliards de dollars dans notre économie, rappelle l’anthropologue et économiste Paul Jorion (1). Une économie en reconstruction connaît toujours un énorme boum.» Il existe aussi, en Europe, la volonté politique de réparer le lien entre les Etats et leur population.
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«On l’a oublié, mais il y a eu une grande vague de grèves à la fin des années 1940, les travailleurs ne voulant plus retrouver leurs conditions d’emploi d’avant-guerre, rappelle Kenneth Bertrams, qui enseigne l’histoire économique à l’ULB. Les Etats ont monnayé la stabilité sociale en faisant en sorte que les salaires augmentent. C’est d’ailleurs la grande différence avec les Etats-Unis, dont on a importé l’idée de consommation de masse mais où la hausse des salaires et du pouvoir d’achat provenait de la seule initiative du secteur privé. En Europe, un Etat social, baptisé par certains « Etat-providence », s’est imposé comme chef d’orchestre de cette relance par la consommation de masse.» Avec la complicité des syndicats, incités à jouer le jeu de ce capitalisme qui se montre désormais généreux envers la classe ouvrière.
Les syndicats pour la croissance
«En Belgique notamment, les grands syndicats catholiques et socialistes, même s’ils s’en défendent aujourd’hui, ont signé des deux mains pour ce système de croissance qui s’appuie sur la consommation, poursuit le Pr Bertrams. Cela leur a permis d’être reconnus comme partenaires sociaux privilégiés et de pousser la cause des travailleurs sur les plans de leur émancipation et de leur protection, pour les soins de santé et la pension en particulier. Il n’y aurait pas eu de sécurité sociale sans les syndicats.»
Cette économie de la croissance exalte l’idée de bonheur matériel et d’épanouissement individuel. A partir des années 1950, les supermarchés, accessibles aux classes populaires, pousseront comme des champignons. Ils offrent une nouvelle expérience de consommation, en inversant la relation du client avec les produits vendus. Celui-ci est invité à se promener dans les rayons remplis de marchandises, autrefois cantonnés dans l’arrière-boutique des commerçants à laquelle le quidam n’accédait pas. C’est un changement révolutionnaire. Il n’est pas étonnant que la science du marketing se développe au même moment.
Surconsommation: la faute au productivisme
«En effet, même si des tas de techniques qu’on lui attribue, comme la publicité ou des vitrines attrayantes, sont apparues aux XIXe, voire au XVIIIe siècle, le marketing a été théorisé après la Seconde Guerre mondiale, en étant enseigné dans les universités et les écoles d’économie, relate Alain Decrop, professeur de marketing à l’UNamur. C’est surtout dans les années 1960 qu’on a cherché à mieux comprendre la psychologie du consommateur et développé les techniques d’études de marché.» Entre les chefs d’entreprise et le client, le «marketer» est devenu un troisième acteur incontournable.
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Mais pour ce spécialiste, la massification de la consommation est davantage due à l’optique de vente des entreprises qui surproduisaient qu’au marketing dont l’objet est de s’enquérir des attentes des consommateurs pour leur offrir un produit adéquat. «On est tenté de tout mettre sur le dos du marketing, mais c’est, avant tout, le productivisme des entreprises qui, depuis les années 1950-1960, a conduit à une situation de surproduction et de surconsommation, tient-il à souligner. Même si ce marketing a bien sûr souvent été dévoyé pour soutenir un consumérisme à outrance et manipuler les consommateurs sur base de principes psychologiques d’imitation sociale ou de conditionnement.»
La personnalisation du consommateur trouve un terrain encore plus fertile avec Internet.
Je suis, donc j’achète
Toujours sous l’influence du modèle américain, on a vu arriver des produits innovants à partir des années 1950 (notamment dans l’électroménager), puis la vente à domicile (il fallait convaincre d’acheter ce qui était produit en abondance dans les sixties). La première usine Tupperware lancée hors des Etats-Unis l’a été en Belgique, à Erembodegem, en 1961. Dans les années 1980, la majorité des entreprises s’alignent sur un marketing plus one-to-one. «On l’a vu en particulier dans le secteur automobile, note le Pr Decrop. On n’a plus fabriqué des voitures en masse pour les fourguer aux clients, mais on attendait, comme on le fait toujours aujourd’hui, que le client choisisse couleur et options avant de commander la voiture. Depuis, les Volkswagen usinées à Forest ne doivent plus trouver acquéreur, elles sont déjà achetées.»
A partir des années 2000, cette personnalisation du consommateur trouve un terrain encore plus fertile avec Internet et Google qui, grâce aux cookies espions de nos connexions, a individualisé les pubs. L’hyperconsommation a très vite été amplifiée par les plateformes d’e-commerce. «Amazon n’a à la fois rien inventé et tout changé, avance Kenneth Bertrams. Le coup de génie de Jeff Bezos est d’avoir adapté le concept de centre commercial à la société virtuelle en poussant plus loin encore le raccourci qui invite à consommer: un simple clic, une fois toutes ses données personnelles enregistrées. Ce clic éclipse l’acte d’achat auparavant déjà facilité par la carte bancaire qui évitait, à la caisse du magasin, de sortir de son portefeuille des billets qui reflétaient mieux le coût des achats.»
Amazon, retour au XIXe siècle
Le clic virtuel dissimule aussi l’économie matérielle qu’il déclenche et les conditions souvent pénibles des travailleurs dans les entrepôts Amazon ou sur les vélos Deliveroo. «L’uberisation de l’économie marque un retour vers une période où les acquis sociaux n’étaient pas encore défendus par les syndicats, constate l’historien de l’ULB. On en revient au capitalisme du XIXe siècle, où la consommation croissante n’était réservée qu’à une fraction de la population, une sorte de classe moyenne très restreinte. Le capitalisme de plateforme est une rupture majeure du capitalisme fordiste.» Entre les deux guerres, Henri Ford avait compris que, pour garder ses ouvriers, il devait mieux les rémunérer puis, pour compenser la hausse des salaires, les inciter à acheter, eux aussi, les voitures qu’ils produisaient. La Ford T était née. Le fordisme se développera surtout dans les années 1950, avec la montée globale du pouvoir d’ achat.
Le capitalisme de plateforme a brisé le rêve fordiste.
Les petites mains d’ Amazon ou les livreurs de Deliveroo ne sont pas ceux qui font du clic pour consommer. Ils n’en ont pas les moyens. Le consumérisme touche d’ailleurs différemment les classes de revenus. «Si la culture de l’hyperconsommation atteint tout le monde, sa pratique est forcément moins répandue dans les groupes plus défavorisés de la population qui sont en mode survie, observe Bertrams. Mais ceux-ci subissent tout de même les messages appelant à consommer, attisés par des offres de crédits alléchantes, sans pouvoir y participer. On ne peut pas tenir un même discours sur les économies à faire ou la sobriété à tout le monde. Il ne faut jamais l’oublier.»
«Pétrolocène»
Quoi qu’il en soit, pour Paul Jorion, à cause de notre mode de consommation, l’espèce humaine va droit dans le mur. L’ économiste ne juge pas, pour autant, l’évolution qui nous a menés jusque-là. «Il a fallu des millénaires pour que la technologie supplante la science appliquée et qu’on modélise ce qu’on se contentait d’expérimenter auparavant par essais-erreurs, expose-t-il. Ce progrès, couplé à la découverte du pétrole et de l’énergie considérable que celui-ci peut produire, a libéré le genre humain, pour le meilleur et pour le pire. Il faut parler de « pétrolocène » plutôt que d’anthropocène.»
Pourra-t-on freiner le duo croissance-consommation? «On sait qu’il y a urgence, mais le changement se heurte au temps et à la masse critique, selon Jorion. Cela ne peut se faire que très lentement par une grande majorité d’humains. Nous sommes huit milliards sur Terre…» Il y a néanmoins quelques signes d’espoir. Pour l’anthropologue, l’intelligence artificielle serait capable de faire évoluer notre modèle économique. Alain Decrop, lui, évoque le démarketing. «Il s’agit de décourager la consommation par des messages dévalorisants et/ou une politique de prix élevés, comme pour les paquets de cigarettes, précise-t-il. On le voit dans le tourisme pour des villes submergées comme Venise ou Bruges qui veulent dissuader les visiteurs d’un jour.» Le démarketing écologique, de préservation voire de rationnement, est amené à se développer.
(1) Comment sauver le genre humain, par Paul Jorion et Vincent Burnand-Galpin, Fayard.
Le coton, tout un symbole
Tout a commencé avec cette fibre végétale qui symbolise les prémices de la consommation de masse. «Le système d’hyperconsommation est lié à la révolution industrielle et celle-ci démarre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en Angleterre où est créé le concept de manufacture, relate Kenneth Bertrams (ULB). Les premières manufactures apparaissent dans le secteur textile: le coton est l’objet d’une production et d’une consommation – certes d’abord réservée à une frange bourgeoise – qui rythmeront les débuts de cette révolution. Celle-ci, à son tour, entraînera une révolution énergétique, soit le passage du charbon de bois au charbon houiller, ce qui permettra la diffusion de la machine à vapeur au XIXe siècle.» Depuis, l’industrie du coton n’a cessé de prospérer. On en a produit 83 millions de tonnes en 2020, contre 41 millions en 1980 et 27 en 1960.
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