La carte et le territoire
Et si l’autre grand roman américain de la rentrée était celui d’une Mexicaine ? Valeria Luiselli sonde le territoire et part à la recherche des enfants sud-américains perdus à la porte des Etats-Unis.
Les écrivains sont des êtres obsédés par la disparition, donc la mémoire. Ils sont capables de consigner les traces les plus infimes d’une existence ; régulièrement, ils ont l’impression de ne pas avoir vécu un événement avant de l’avoir écrit. Née au Mexique en 1983, Valeria Luiselli a commencé à écrire en espagnol ( Des êtres sans gravité, 2013). Elle vit aujourd’hui à Harlem, et elle pense désormais tous ses livres en anglais. Mis à part ce souci récurrent des traces, ses livres ne ressemblent à aucun autre. Dans Histoire de mes dents, elle imaginait l’histoire (hilarante, expérimentale) d’un commissaire-priseur revisitant la vie d’écrivains célèbres à travers celle de leurs prémolaires. L’année dernière sortait en français Raconte-moi la fin. Dans ce récit autobiographique, Luiselli relatait en 126 pages son expérience de traductrice bénévole pour les tribunaux de l’immigration (sa mission consistait à recueillir la voix des enfants sud-américains arrivés seuls à la frontière et soumis à la question rituelle : » Pourquoi êtes-vous venu aux Etats-Unis ? « ). Engagé, le texte n’oubliait pas d’être très personnel et sensible. Il questionnait le pouvoir des histoires dans l’écriture et la réécriture forcée de nos destins. On peut voir son nouveau livre, beaucoup plus épais (480 pages), intitulé Archives des enfants perdus, comme son prolongement romanesque.
Le livre est imaginatif et politique, drôle et bouleversant dans sa volonté opiniâtre de documenter.
Des polaroïds et David Bowie
Commençant assez classiquement sur la vie de deux écrivains new-yorkais et de leur famille recomposée (son fils à lui, 10 ans, sa fille à elle, 5 ans), le roman effectue ensuite un intéressant déplacement pour s’enfoncer dans le pays, vers l’ouest. Elle et lui – que l’on appellera la mère et le père – se sont rencontrés en réalisant des enregistrements du » paysage sonore de New York » (leur travail consistait à obtenir un échantillon de toutes les langues parlées dans la ville, sur une période de quatre ans). Cette passion pour l’archive sonore est une chose qui les rassemble. Le chantier new-yorkais terminé, ils vont faire projet à part. Le père a entrepris un travail sur les Apaches ; il veut aller explorer (c’est-à-dire aussi écouter) le territoire des Chiricahuas, parce qu’ils ont été le dernier peuple libre sur le continent américain.
La mère, qui ressemble furieusement à Valeria Luiselli elle-même (les phrases qu’elle a soulignées dans le journal de Susan Sontag ou chez Marina Tsvetaieva), est obsédée par les enfants perdus – ces enfants en quête de protection partis depuis le Mexique ou le triangle du Nord (région comprenant le Salvador, le Guatemala et le Honduras), voyageant sans papiers, un numéro de téléphone brodé sur leurs vêtements. Elle veut raconter ces silhouettes égarées, enregistrer ces voix fantômes dont l’écho risque de disparaître sans avoir été entendu. Les derniers Apaches ont vécu dans l’Arizona, mais c’est le Texas qui concentre le plus grand nombre de centres de détention pour enfants migrants avant leur expulsion : le road trip laisse déjà apparaître ses impossibilités.
Pourtant, le père et la mère vendent leur appartement new-yorkais et achètent une voiture. Dans son coffre, ils placent sept boîtes d’archives (quatre pour le père, une pour la mère et une boîte pour chacun des enfants). On offre un Polaroid au garçon – il fera des photos de plus en plus nettes au fil du voyage. Le récit se passe d’ailleurs beaucoup à l’arrière de la voiture. Le garçon et la fille y discutent, rêvent pouce en bouche par la fenêtre, se racontent des histoires et redemandent sans jamais s’en lasser qu’on passe le Space Oddity de David Bowie. Ils ont leur propre regard sur ces enfants perdus, rayés, » expulsés de la carte comme des aliens « . Surtout, ils n’en finissent pas d’interroger leurs propres parents, sur la raison de leur naissance et l’origine de leur famille : » Ils sont comme des anthropologues étudiant des récits cosmogoniques, mais avec un soupçon de narcissisme en plus. » Le souci d’archive n’a pas d’âge.
Bien qu’apparemment de plus en plus inconciliables au fil de la route, les recherches des parents sont en réalité directement connectées : » Plus j’écoute les histoires qu’il raconte sur le passé de ce pays, plus il me semble qu’il parle du présent « , pense la mère à côté du père qui fronce les sourcils au volant. Le couple semble ne pas s’en apercevoir, le sentiment de solitude grandit et la photo de famille se floute. C’est le moment que choisit la narration pour changer de camp (nous n’en dirons pas beaucoup plus). » A dater de ce jour-là, nous avons commencé à permettre aux voix de nos enfants d’occuper nos silences. Nous avons permis à l’alchimie de leurs imaginations de transformer toute notre inquiétude et notre tristesse concernant le futur en une sorte de délire salvateur. »
Great American Novel
S’essayant à plusieurs modes de récit et de jeux romanesques, le livre est imaginatif et politique, drôle et bouleversant dans sa volonté opiniâtre – désespérée, parfois – de documenter : » J’imagine que ce n’est qu’un moyen d’ajouter une couche de plus, quelque chose comme de la suie, à toutes les choses déjà sédimentées dans une compréhension collective du monde. » Voyageant entre micro (ce qui se passe à l’échelle de l’habitacle d’une voiture) et macro (l’échelle de l’histoire et du territoire), la narration rappelle aussi qu’une famille, obsession américaine s’il en est, est avant tout une mythologie. Un peu comme un pays. On sait les Etats-Unis obsédés par cette idée du grand roman américain : le livre (si possible épais, de préférence définitif) qui dira l’Amérique, reconsidérera sa géographie, exemplifiera son identité à travers le destin de héros particuliers.
Valeria Luiselli nous rappelle idéalement que le Great American Novel se passe aussi en dehors de ses grands espaces. Considérant moins les cartographies qui incluent que celles qui excluent, la Mexicaine choisit de raconter l’épopée de ceux, peuples autochtones et enfants perdus, qui sont privés d’une certaine histoire américaine. Ce faisant, elle leur offre d’autres territoires, un accueil alternatif, » sachant que les histoires ne règlent rien ni ne sauvent personne mais qu’elles rendent le monde peut-être à la fois plus complexe et plus tolérable. Et quelques fois, quelque fois seulement, plus beau. Les histoires sont un moyen de soustraire l’avenir au passé, le seul moyen de trouver de la clarté a posteriori. »
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