King of Cole
Saxophoniste jazz américain, David Murray, s’immerge dans le répertoire latin du crooner emblématique Nat King Cole. Cela donne un disque qui nie la real politik de l’embargo sur l’île de Castro et un prochain concert bruxellois avec la merveilleuse Omara Portuondo.
D’instinct et un peu aussi pour les photos, David Murray a sorti son saxophone ténor de la caisse : une très jolie chose française des années 1960 avec lequel il fait aussitôt frémir les murs enchantés du palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Les blancheurs et préciosités de Horta, pas n’importe lesquelles puisque Murray s’est lové pour la journée dans le salon royal. La distinction de la pièce rougit sous les notes hautes, puis Murray, insatiable chercheur de réverbérations, s’en va jouer dans la royale salle de bains. Les verts carrelages doivent encore s’en souvenir. Marrant de penser que dans ce sanctuaire de la vieille Europe couronnée, le fils d’un éboueur d’Oakland sonne l’appel à un crooner américain fasciné par Cuba… On pourrait nommer cela de la world music, de la lutte des classes transgénérationnelle ou simplement du sens de la mémoire. Quand Murray naît en Californie, en 1955, l’Amérique fonctionne toujours sur le mode de la ségrégation raciale. Le petit David, qui grandit dans une banlieue de la classe moyenne même si ses parents n’en sont pas, se souvient : » A la télévision, les seuls Noirs étaient des bouffons, des types qui roulaient de gros yeux comme faire-valoir à des shows plus ou moins débiles et puis, d’un coup, des musiciens sont arrivés. Nat King Cole était parmi ceux-là : non seulement, c’était une vedette, mais il était gracieux, élégant et respectable. «
Crooner braisé
Le symbole est d’importance même s’il ne dégèle pas d’emblée l’enjeu racial. Cole (1919-1965) est un prince de la mélodie, un caresseur professionnel qui glisse dans piano et chansons d’inusables rébus amoureux. Gamin, Murray ne sait pas qu’un jour il revisitera les voyages effectués à trois reprises par Cole à Cuba, entre 1956 et 1958. L’île d’avant-Castro est l’arrière-salle de plaisir de l’Amérique – son bordel à ciel ouvert -, une fête perpétuelle qui renfloue les caisses d’une faune nocturne moyennement fréquentable. En débarquant de l’avion, Cole se met d’emblée au diapason, troquant son costard yankee contre une guayabera, jaquette légère, et agitant des maracas devant des Cubains flattés par l’élan de politesse. Mais la ségrégation a traversé les Caraïbes : à l’Hotel Nacional de Cuba, on refuse une chambre au musicien, simplement parce qu’il est noir. Au Club Tropicana, moins sensible aux stéréotypes, on baptise d’emblée le crooner américain » l’intime » : le pianiste finira par enregistrer trois albums de musique cubaine, en espagnol. En cela, le disque de David Murray est intéressant : jamais il ne s’impose comme décalque, un demi-siècle plus tard, des crooneries de Cole. Le sax racle d’autres couches de notes, et les arrangements, y compris ceux de l’archiclassique cubain Quizas, quizas, quizas, portent le désir d’expérimenter sans nier la ferveur originale. Murray a longtemps suivi l’influence du free-jazz, ne jurant que par les échappées folles d’Albert Ayler. Il y a un (tout petit) peu de cela ici, une façon unique de faire braiser les vieilles mélodies dans une sonorité slalomeuse. Le disque a été partiellement enregistré à Buenos Aires, d’où la présence sur deux titres de Daniel Melingo. » Au départ, le disque ne devait être qu’instrumental, mais Melingo s’est imposé de lui-même. » Arsouille locale titulaire d’un extraordinaire larynx déchiré, Melingo est une sorte de Tom Waits d’Amérique latine. Un Arno qui aurait muri à coups de maté, cette boisson âcre qui désherbe la bouche, plutôt que sous la fièvre du houblon. Le mariage de cette voix d’outre-mélancolie, des cordes et du sax, relève du plus bel effet organique.
La reine Omara
L’itinéraire de Murray l’a toujours poussé à la transgression : en arrivant de Californie à New York au mitan des années 1970, il découvre que le cadavre du bop est plutôt tiède. » Je suis arrivé en ville le 2 mars 1975 avec l’image de John Coltrane en leader de band, je ne voulais pas passer ma vie à jouer dans la section cuivres des groupes de rhythm’n’blues. Je voulais être le meilleur saxophoniste au monde… » Murray habite le Lower East Side de Manhattan, quartier encore dépravé par la pauvreté. Noirs et Hispaniques y côtoient les hippies tardifs, la faune junkie et une scène punk embryonnaire. » Je faisais la fête avec les Ramones, mes voisins, je jouais au CBGB’s, j’apprenais à jouer fort, dans des lofts, je faisais partie d’une sous-culture complètement indépendante. L’Amérique de 1975 avait un peu oublié le jazz, Coltrane était mort, tout comme Hendrix. » Deux décennies plus tard, sa femme française enceinte amène Murray à vivre à Paris : il habite aujourd’hui Ménilmontant, quartier popu-bobo. L’idée du projet autour du Cole latin est d’ailleurs venue de Mme Murray, aux racines cubaines. Au bout de cette quête de nouvelles vibrations, il y a donc la chanteuse Omara Portuondo, vieille dame très respectable née en 1930, ayant connu un net regain de gloire avec l’événement Buena Vista Social Club dans les années 1990-2000. Hormis le chanteur Eliades Ochoa, elle est la seule survivante de l’aventure qui a remis la rumba et le son à la mode planétaire. » Omara Portuondo est le lien avec Nat King Cole puisqu’elle a chanté en sa compagnie à la fin des années 1950. Je suis très impatient d’être aux répétitions à Madrid : la seule fois que j’ai vu Omara chanter, je me suis dit qu’elle faisait le même effet que Billie Holiday ou Ella Fitzgerald. La voix est une qualité qui l’emporte sur tout le reste et qui draine l’attention du public. » Même si Murray adapte aussi quelques titres mexicains, c’est de toute évidence Cuba qui vole la vedette. » Je ne comprends pas l’embargo et la douleur que l’on veut infliger au peuple cubain. Ce sont des gens qui ont la notion de l’excellence, en musique ou en sport, malgré des moyens souvent dérisoires. Il faut absolument décloisonner ce pays talentueux. J’espère que ce genre de disque peut changer la perception de Cuba : l’administration Obama facilite maintenant le déplacement de certains Cubains vers l’île, les transferts d’argent, mais la route est encore longue. » En replaçant l’instrument dans son étui, Murray regarde le buste de la reine Elisabeth qui domine la pièce de son port majestueux : » Omara est comme cette femme : c’est une reine. »
CD David Murray Cuban Ensemble Plays Nat King Coleen español (Universal), en concert le 19 décembre au Bozar à Bruxelles, www.bozar.be
PHILIPPE CORNET
» LES CUBAINS ONT LA NOTION DE L’EXCELLENCE MALGRÉ DES MOYENS SOUVENT DÉRISOIRES «
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