Joan Baez »La chanteuse aux pieds nus se confie »
Il existe plusieurs Joan Baez. L’une est la madone des années 1960 et 1970, la chanteuse de folk à la voix cristalline, virginale comme ses tuniques blanches. L’autre est l’icône de la protest song, la vestale des droits de l’homme, la militante qui, à 21 ans, marchait au côté de Martin Luther King, puis s’est battue contre la guerre au Vietnam en se servant de sa guitare sèche comme d’une arme. La troisième est une gitane aux yeux noirs qui chante des blues enflammés et ensorcèle les hommes (Dylan, Lennon, Kris Kristofferson). A 65 ans, Joan Baez a réconcilié toutes ses personnalités et, en exclusivité, nous livre ses confidences. Son nouveau disque, Bowery Songs, est le reflet d’une femme qui continue de rêver d’un monde plus évolué. Utopiste ? » Non ! » lance-t-elle, en improvisant de sa voix de rossignol : » Tu peux tuer le rêveur, mais tu ne peux pas tuer le rêve. «
Vous semblez une autre femme aujourd’hui. Votre voix est plus profonde, terrienne, toujours limpide dans les aigus. On dirait que vous avez réussi à allier votre force et votre vulnérabilité.
E J’ai changé. Pendant des années, je me suis cachée derrière des masques, ne montrant que des bribes de moi-même, me présentant d’abord comme la Joan fragile et pure, l’inaccessible sainte-nitouche, puis comme la » Joan of Arc » qui aurait sauvé le monde, l’éternelle engagée. J’étais une statue de marbre, rigide, toujours en train de juger, désirant tout contrôlerà En réalité, je ne maîtrisais rien. En me voyant chanter sur scène ou manifester sous les bombes à Hanoi, on ne pouvait pas se douter que j’étais terrorisée, rongée par le doute, gouvernée par mille phobies. Petit à petit, j’ai appris à accepter que j’étais à la fois forte et délicate, puritaine et sensuelle, frugale et luxurieuse, chanteuse engagée et diva capricieuse.
Qu’est-ce qui vous a ouvert les yeux ?
E Dix ans d’analyse et beaucoup d’humour. J’ai fini par comprendre les conseils qu’on m’avait donnés il y a très longtemps. Lors d’un voyage en Alabama, où j’accompagnais Martin Luther King, j’avais été surprise de le voir sans arrêt en train de faire de l’ironie. » Le Révérend » qui faisait des blagues ! Cela me choquait. Il m’a dit : » Tu sais Joan, parfois j’ai très peur. Il m’arrive de me saouler et d’avoir des aventures. Cela ne m’empêche pas de continuer mon chemin. Je sais que je vais mourir bientôt. Et je tremble, mais avec courage. » Ce jour-là, je me suis retrouvée, sur une scène, devant des centaines de Noirs que King tentait de réconforter. Mille pensées confuses tournaient dans ma tête. Dans un quasi-état de transe, je me suis lancée dans un discours à la foule, sans savoir où j’allais. J’ai dû leur paraître loufoque, mais j’avais découvert ma conscience sociale. Plus tard, King m’a dit que souvent les choses les plus fortes de notre être jaillissent de la confusion et que je ne devais pas en avoir peur.
D’où venaient ces peurs si obsédantes ?
E De cette même source où j’ai puisé ma force : ma famille. Mes parents étaient des quakers, des puritains. Ma mère, d’origine écossaise, avait grandi dans la conviction que manier l’argent était sale, penser à un acte sexuel était sale, que l’éducation des enfants se faisait à force de punitions et que les vêtir de robes blanches les aidait à surmonter les tentations. Pourtant, cette femme qui m’obligeait à me rendre aux assemblées des quakers était celle-là même qui m’accompagna deux fois en prison : nous avons été détenues ensemble, pour désobéissance civique, au centre de recrutement de l’armée d’Oakland (Californie). Elle disait que cela pourrait donner à d’autres mères le courage d’en faire autant.
Et votre père ?
E Alberto Vinicio Baez, mexicain, était professeur de physique à l’université et consultant à l’Unesco. Son travail l’obligeait à déménager constamment et, pendant toute mon enfance et toute mon adolescence, nous avons sillonné le monde : Paris, Bangkok, Bagdad, où nous passâmes une année et où, après une hépatite, j’ai eu mes premières attaques de panique. Je luttais contre des choses qui n’existaient pas : la peur de vomir, la terreur de disparaître, celle de décevoir mon père, que je voyais comme un saint. Il ne se résumait pourtant pas à cela. En 1947, il obtint un poste, à Buffalo (Etat de New York), dont la teneur resta longtemps secrète. Nous nous retrouvâmes avec un réfrigérateur, un aspirateur et une rutilante automobile Crosley. Puis, quelque chose arriva qui poussa mon père à fréquenter de plus en plus les assemblées des quakers, en passant des heures dans la » salle du silence « . Il lui fallut une année de confrontations avec lui-même pour qu’il comprenne la nécessité de renoncer soit à ses silences, soit à son emploi. Il travaillait dans une usine d’armementà Un jour, nous avons fait nos valises et sommes partis à l’autre bout du pays, où il avait accepté une chaire de physique à l’université de Redlands (Californie). Ses émoluments étaient réduits de moitié et son prestige, au dixième. Ensuite, il reprit sa mission à l’Unesco.
C’est votre père qui vous a fait découvrir la scène musicaleà
E Ce fut un hasard. Je suivais des cours de théâtre à l’université de Boston (Massachusetts) et j’étudiais la guitare classique, mais je détestais cela. Un soir, mon père m’emmena au Grinder Coffee, où se produisaient les bluesmen et les chanteurs de folk. La ville entière parlait de ces lieux où les musiciens chantaient l’histoire des Etats-Unis. Mon père, sceptique, voulait vérifier si c’était vrai. Mais, au bout de deux minutes, à la vue de mon visage illuminé, il regretta de m’y avoir entraînée. J’étais si excitée que je me sentais prête à monter sur scène et à chanter. Ce que je fis, d’ailleurs, en empruntant la guitare d’un musicien ! J’avais 17 ans. Ainsi ai-je commencé à fuir la maison tous les soirs pour me produire dans les cafés. Le folk était en pleine vogue. Je fréquentais surtout le Club 47, à Cambridge. Lors de mon premier concert en solo, il n’y avait que cinq personnes dans la salle. La semaine suivante, il y en avait quarante et, celle d’après, centà Les gens me surnommèrent » la Vierge Marie folk « , en raison de mon aspect innocent et de ma voix de soprano, et cela me plaisait immensément. On commença même à me payer : 12 dollars par soirée.
L’année suivante, en juillet 1959, vous êtes » découverte » par le célèbre folk singer Bob Gibson, qui vous invite à chanter à son côté au festival folk de Newport, devant 13 000 personnes. Et, là, votre carrière décolle.
E Non sans quelques incidents. Ce fameux soir, je me suis retrouvée dans les coulisses, avec mes idoles, comme Pete Seeger. Comme il pleuvait, mes cheveux étaient trempés et mes pieds, nus, étaient couverts de boue. L’organisateur du festival a dit à Gibson qu’il n’était pas question de faire monter sur scène cette petite Mexicaine à l’aspect misérable. Gibson ne l’a pas écouté. J’ai chanté avec lui Virgin Mary Had One Son et j’ai enchaîné seule un spiritual, Jordan River. Le public exultait. Moi, je suis rentrée à la maison, pour prier. En octobre 1960, j’ai enregistré mon premier disque, Joan Baez, qui est resté n°1 du Top 50 pendant 140 semaines. En novembre 1962, le magazine Time me consacrait sa Une.
L’écho de votre voix se propage alors dans tous les Etats-Unis jusqu’à l’épicentre de la musique folk, Greenwich Village. C’est là que, en avril 1961, à Washington Square, où se réunissaient tous les folk singers, vous rencontrez Bob Dylan. Le coup de foudre ?
E Oui. J’étais là avec mon petit copain, très jaloux. Soudain, ce jeune homme aux cheveux ébouriffés et au nez aquilin, affublé d’un chapeau totalement ridicule, s’approche de moi et me dit qu’il veut me faire écouter une de ses chansons. J’ai sorti ma Gibson de son étui. Il me l’a presque arrachée des mains et a attaqué Song to Woody. Sa voix était nasillarde, il chantait totalement faux, mais je n’avais jamais entendu quelque chose de si captivant. Ses textes reflétaient exactement ce que j’aurais voulu dire et entendre. Il donnait une voix à mes idées. En cinq minutes, j’étais tombée amoureuse mais, comme une idiote, je suis repartie avec mon copain, qui foudroyait Dylan du regard.
Ce ne fut que partie remise.
E J’ai retrouvé Bob deux ans plus tard, au Club 47. Il m’a proposé d’écouter une de ses dernières compositions, With God on Your Side. Je suis tombée à la renverse une nouvelle fois. Il m’a demandé de le rejoindre au festival de Monterey pour chanter avec lui. Le jour convenu, je l’attendais comme une écolière. J’avais appris par c£ur toutes ses ballades. Non seulement j’étais folle de lui, mais je ressentais un besoin démesuré de partager ma découverte de cet artiste merveilleux avec la terre entière. Cependant, nos voix étaient complètement antinomiques : un mélange de lard et de meringue. Le public nous a sifflés. Je hurlais : » Vous n’avez rien compris. C’est un génie ! Ecoutez-le, et vous verrez. » Puis je l’ai emmené dans toutes mes tournées, et les gens ont fini par être fascinés par notre duo. Bob m’aidait à exprimer mon sex-appeal. Moi, je le faisais prendre conscience de son charisme. Je lui apportais la mélodie. Il me donnait la folie de ses phrasés. J’ai touché le ciel du doigt en interprétant avec lui We Shall Overcome, l’un des plus beaux hymnes pacifistes, avec Imagine, de Lennon.
La suite de votre relation ne fut pas un conte de fées.
E Bob est un être étrange : toujours dans la provocation, trop peu ou trop sûr de lui-même. En 1965, il était devenu célèbre. Je l’ai suivi en tournée en Europe, mais pas une seule fois il ne m’a demandé de monter sur scène avec lui. Je me sentais misérable, déçue, trahie. Notre histoire était terminée. Bob annonçait à la presse qu’il n’avait participé aux mouvements pour la paix que pour atteindre la célébrité, mais il mentait. On ne peut pas écrire un texte comme Blowin’ in the Wind sans y croire. Je l’ai détesté pendant très longtemps pour son faux cynisme. Mais nous sommes restés liés, et j’interprète toujours ses chansons. En 1982, nous sommes même repartis ensemble en tournée. Bob chante toujours aussi faux. Le dernier jour de la tournée, que j’ai interrompue avant la fin, il s’était mis en tête de me faire improviser une mélodie que je n’avais jamais entendue et dont il avait écrit les paroles sur son bras. Comme par hasard, il oublia de relever la manche de sa veste afin que je puisse les lire. Nous étions devant 2 000 personnes.
Dylan-Baezà un couple qui ne reviendra jamais sur ses pas ?
E Posez la question à Bob.
On vous a vue participer aux marches contre la ségrégation des Noirs, contre la guerre au Vietnam, vous insurger contre la violence des Black Panthers, partir dans les camps de réfugiés en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie… Vous avez soutenu Amnesty International, Médecins sans frontières, fondé le mouvement de défense des droits de l’homme Humanitas. Votre carrière a toujours été liée à la politique ?
E J’ai toujours cru, comme Martin Luther King et Gandhi, que l’on parvient à la paix en gardant les yeux ouverts. L’immobilisme, la passivité, la lamentation ne servent qu’à excuser notre laxisme. On élit des chefs d’Etat – je parle pour ceux qui font l’effort d’aller voter – et puis on attend. En 1979, ma guitare sous le bras, j’ai parcouru les Etats-Unis en manifestant contre le gouvernement communiste de Hanoi, qui avait emprisonné et torturé 600 000 personnes. La gauche américaine m’a accusée d’être une traîtresse : » Elle, qui a lutté contre la guerre du Vietnam, prend maintenant position contre le Vietnam ! » Mais oui ! J’avais changé d’avis, car la situation n’était plus la même. La torture est la torture, qu’elle soit commise par un pays impérialiste ou par un régime communiste. Nous étions 7 000 devant la Maison-Blanche pour demander au président Carter d’aider les boat people. Ce fut grâce à notre démarche que le gouvernement américain envoya la 7e flotte. Evidemment, la droite américaine récupéra ma prise de position : j’étais devenue l’icône des républicains. La gauche ne l’avait-elle pas fait auparavant ? Où était la différence ? On m’accusa même de travailler pour la CIA. J’ai répondu, ironiquement, avec une chanson intitulée CIA Loves Joan Baez.
Etes-vous toujours aussi engagée aujourd’hui ?
E Toujours. Mais je crois qu’il ne faut pas se replier sur le passé. Les pacifistes ne pourraient plus se présenter avec des cheveux longs et des jupes à fleurs, car ils ne seraient pas pris au sérieux par la middle class américaine. Gandhi choqua les Indiens lorsqu’il leur dit qu’ils devaient arrêter de cracher par terre et qu’ils feraient mieux de se laver et de s’habiller correctement pour que leur pays évolue. J’aurais été furieuse d’entendre de tels propos dans les années 1960. Mais il avait raison. On ne peut pas tenter d’être accepté sans faire aucun effort. Le jour où je suis allée voir Danielle Mitterrand, qui se proposait d’aider la cause des droits de l’homme en Afghanistan et au Salvador, j’ai revêtu un tailleur. L’image que l’on donne de soi n’est pas un détail. C’est une forme de respect de l’autre, que les intégristes n’ont pas et que George W. Bush n’a pas davantage lorsqu’il impose son » image parfaite » des Etats-Unis au monde. Les démarches rigides ne peuvent qu’engendrer la violence. Les tours s’écroulent, les bombes tombent sur Bagdad, et tout cela au nom de l’intégrisme !
Avec les années, votre répertoire est devenu plus éclectique. Vous avez repris des chansons de U 2, de Boris Vian, de Renaud, de Jacques Brel. Vous n’avez donc plus peur de vous éloigner d’un répertoire » pure folk song » ?
E Peu de gens savent qu’au début de ma carrière je chantais des blues torrides avec une voix bien plus grave. Depuis, j’ai collaboré avec des groupes de rock comme les Grateful Dead, des interprètes français comme Maxime Le Forestier, j’ai enregistré des spirituals avec un ch£ur de 80 chanteursà Quand je pense que j’ai eu l’occasion de collaborer avec les Beatles, et que j’ai raté ma chanceà
On dit que vous avez eu une relation avec John Lennon. Est-ce vrai ?
E Humà J’ai rencontré les Beatles en 1966, lors d’un festival, près de Denver. A la fin de mon concert, quelqu’un vint me dire que les quatre mousquetaires souhaitaient me voir. Je me suis précipitée dans leur loge. Le premier contact fut à la fois drôle et surréaliste. Ils étaient en train de boire, de fumer et de flirter avec une vingtaine de groupies à demi-nues. En m’apercevant, il ont éteint leurs cigarettes et ont posé leurs verres en rougissant comme si j’étais leur mère. Puis ils m’ont tendu la main en se présentant tour à tour : » Bonjour ! Je suis George » ; » Je suis Ringo « à J’ai explosé de rire. Ils m’ont invitée à les suivre une semaine en tournée. On chantait pendant le voyage dans leur Cadillac, et on improvisait sur des compositions de Dylan dans les chambres d’hôtel. Un soir, dans une villa, près de Los Angeles, John m’a expliqué qu’il n’y avait pas assez de chambres pour tous – ce qui était vrai – et m’a proposé d’en partager une avec lui. Le lit avait la taille d’une piscineà Et puis, bon, j’étais très attirée par lui… Dès que je me suis mise sous les couvertures, il s’est lancé sur moi avec enthousiasme. Je l’ai arrêté immédiatement : » John, tu sais, tu as l’air très fatigué. Tu n’es pas obligé de me prouver quoi que ce soit. » A ma grande déception, il a poussé un soupir de soulagement et dit, avec son accent de Liverpool : » Oh, luvly ! Merci, Joan. J’ai dû satisfaire toutes ces filles, en bas, et je n’ai qu’une envie, c’est de parler et de me relaxer. » Nous nous sommes chanté des berceuses pendant toute la nuit et nous nous sommes endormis main dans la main.
P. G.
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