Jeux sans frontières
Figure subversive de l’art contemporain, Neïl Beloufa débarque à Bruxelles avec une exposition – Pandemic Pandemonium – dont le visiteur est à la fois le héros et la victime consentante.
Neïl Beloufa (1985, Paris) possède cette aptitude à faire palper ce que chacun pressent mais ne peut encore se représenter. C’était déjà vrai en 2014, année où il réalisa Screen Talk, un film évoquant un monde mis à l’arrêt par une pandémie. Prémonitoire? Pour le moins. Inspirée par des proliférations de virus comme Ebola ou le Sras, l’intrigue souligne la dématérialisation des rapports humains. Le nouveau modus operandi de ces interconnexions virtuelles? Des conversations et des transferts d’émotions par écrans interposés qui sont devenus, quelque six années plus tard, à l’heure de la Covid, le pain digital quotidien d’une planète tout entière.
S’il faut débourser, il est aussi possible de gagner gros, par exemple une lithographie d’une valeur de 1 700 euros.
Après avoir végété dans les limbes de la création plastique, Screen Talk, qui était passé plutôt inaperçu, s’est rappelé au bon souvenir du plasticien quand il a fallu imaginer une exposition pour la galerie Clearing, à Bruxelles. On le sait, le plasticien francoalgérien se plaît à imaginer ses projets hybrides de création en intégrant les contraintes liées à un espace précis. En l’occurrence, un bâtiment d’environ 500 m2 faisant valoir une importante hauteur sous plafond. L’intéressé s’en est emparé à la manière d’un « terrain de jeu » investi de fond en comble. Champion du recyclage, Neïl Beloufa a saucissonné sa matière filmique initiale pour en faire l’un de ces objets culturels médusant la société: une série en seize épisodes qui sert de point de départ à la proposition. Celle-ci est projetée dans la salle sur laquelle s’ouvre Pandemic Pandemonium. Avant d’y accéder, le visiteur passe l' »accueil » où il lui faut payer son entrée, soit dix euros (ou l’équivalent en cryptomonnaie) qui lui permettent d’acquérir une monnaie virtuelle servant à activer les bornes interactives parsemant la scénographie tapageuse. Choquant? Certes, l’esthète habitué aux accrochages ronflants risque d’être déconcerté car pas question, ici, d’adopter la confortable position d’observateur désengagé. Au contraire, la descente du piédestal est inévitable: il faut débourser – on notera qu’in fine, il est possible de gagner gros, par exemple une lithographie d’une valeur de 1 700 euros -, jouer en répondant à des questions, se ridiculiser un peu, se faire dérober des données à son insu (elles ne sont pas exploitées mais leur prélèvement témoigne de l’ambiguïté du divertissement proposé) ou même… tricher. La galerie, qui réalise là un pari audacieux, a mis en place un accompagnement permettant aux plus rétifs à la technologie de profiter de l’expérience.
Casino satirique
Pandemic Pandemonium n’est pas sans rappeler une immersion dans une sorte de Luna Park ponctué de bornes d’arcade, de mobilier improbable, de dispositifs multimédia et interactifs, de bricolages approximatifs (entre autres ce doigt greffé à une sorte de selfie stick qu’il faut manier pour faire défiler un écran), ainsi que de pièces à mi-chemin entre le réel et le virtuel. Si Beloufa évoque l’idée d’un « casino satirique » (1), les contours s’affichent plus complexes. Ils relèvent d’un genre de métavers, cet espace virtuel dans lequel on peut interagir socialement et économiquement en utilisant des technologies, déployé de manière tridimensionnelle. Un paradoxe? Sans hésiter. Il ne faut pas s’en étonner avec un artiste comme Beloufa, qui n’a pas son pareil pour déjouer les habituelles stratégies d’identification et autres classements qui finissent toujours par être verticaux. Son travail déconstruit en permanence, exhibe le côté arbitraire de normes qui se font passer pour universelles. Son modèle? Gustave Courbet érigeant son propre Pavillon du réalisme pour contourner le refus de certains de ses tableaux par le Salon se tenant en marge de l’Expo universelle de Paris en 1855 (2). Toute sa pratique est tournée vers un objectif d’insaisissabilité, elle qui évolue à la lisière de l’entrepreneuriat, du care, de la sculpture, du cinéma, de l’installation et même de l’informatique.
Il reste que le script de l’immersion repose sur la visualisation de la série qui enclenche une mécanique ludique, drôle et caustique. Miroir grossissant de la société, le dispositif ne fait l’économie d’aucun des raccourcis habituels, qu’il s’agisse d’une « cheaters island », où il est possible de voler des réponses aux questions posées, d’une « roue de la défiscalisation » à faire tourner pour maximiser ses profits, ou encore d’une machine à produire ses propres NFT dans le but de gonfler son portefeuille virtuel. La démonstration est brillante. Sous des dehors humoristiques, c’est bien de la « gamification » du réel dont il est question. Soit rien d’autre que le nouvel écosystème culturel qui nous attend, travaillé par les forces du divertissement, de l’interaction et de l’évaporation. Enfin, fidèle au caractère double de Beloufa, on mentionnera que l’exposition est rendue économiquement viable par un événement parallèle à la galerie Mendes Wood DM, proposant des oeuvres concrètes à acheter.
(1) et (2) Cité dans l’épisode 28 du podcast « L’Art du NFT », par Florent Thurin et Benjamin Spark, 26 janvier 2022.
Pandemic Pandemonium, à la Clearing gallery, à Bruxelles, jusqu’au 10 avril et Remotely Speaking, à la galerie Mendes Wood DM, à Bruxelles, jusqu’au 5 mars
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