Jean Kindermans, l’Anderlecht d’hier et le Mauve de demain
Sur le départ pour l’Antwerp, Jean Kindermans a incarné pendant quinze ans le savoir-faire anderlechtois avec les jeunes. Peut-être un peu trop, aux yeux du RSCA de demain.
Wouter Vandenhaute est un homme de tables. Le président d’Anderlecht est ainsi le patron de Couvert Couvert, un restaurant à quelques kilomètres du centre de Louvain, une étoile au Guide Michelin. C’est là que l’homme d’affaires aime conclure les contrats qui s’arrosent au vin ou tenir des réunions si longues qu’elles creusent l’appétit, notamment pour définir les contours de l’avenir du football belge en compagnie de Michel Louwagie (Gand), Vincent Mannaert (Bruges) et Lorin Parys (CEO de la Pro League). Parfois, le patron des Mauves plante sa fourchette ailleurs. C’est dans un restaurant de la capitale qu’il a scellé les contours de son accord avec Felice Mazzù, l’été dernier. Quelques mois plus tard, il s’attablait au Silo’s, à Boortmeerbeek, entre Louvain et Malines, pour une rencontre avec Jean Kindermans.
Le modèle des nouveaux dirigeants – employés dans l’ombre et mise en avant du travail collectif – cadre mal avec son aura.
Il y a les nouvelles qui s’arrosent, et celles qui ont besoin d’une étoile pour se digérer. En cette fin de mois de novembre 2022, la figure de proue historique du centre de formation d’Anderlecht n’est sans doute pas dans son assiette. Ses rapports avec la nouvelle équipe dirigeante des Mauves, en place depuis un peu plus de deux ans, sont loin d’être au beau fixe. Le CEO, Peter Verbeke, a exorbité quand il a appris qu’il n’existait pas une base de données reprenant les paramètres physiques des meilleurs talents de Neerpede, le siège de l’académie des Bruxellois. Les yeux étaient presque aussi écarquillés à l’heure de découvrir les émoluments de Jean Kindermans. Convoité par des clubs anglais au milieu des années 2010, quand les jeunes d’Anderlecht se sont mis à briller dans les plus grands tournois internationaux avec un jeu dominant et élégant, le patron de Neerpede en avait profité pour négocier un contrat revu à la hausse. Le président Roger Vanden Stock et le manager Herman Van Holsbeeck, conscients de la mine d’or que représente leur académie, sortent alors le grand jeu: un salaire avoisinant les 250 000 euros annuels, et d’importants bonus quand la vente de talents maison alimente le compte en banque. Quand, quelques années plus tard, Anderlecht se met à faire des économies, l’addition passe mal.
Le raccourci est rapide dans l’esprit de Wouter Vandenhaute, qui se met à voir en Kindermans un homme qui coûte cher sans plus être en phase avec son temps. Autour du président, on conseille pourtant de ne pas brûler l’un des derniers symboles forts du Sporting, quelques mois après le divorce très impopulaire d’avec Vincent Kompany. Il ne faut que quelques jours pour que le maître à penser de Neerpede reçoive son C4, avec un préavis de 18 mois à prester. La nouvelle explose dans la presse, secoue des fans attachés à leur totem, puis s’amenuise provisoirement jusqu’à la nuit du 15 août, date où un communiqué écrit par David Steegen – autre ancien «historique» de la maison écarté par la nouvelle direction – annonce l’arrivée de Jean Kindermans à l’Antwerp au 1er juillet 2024. Plusieurs mois durant, le Danois Jesper Fredberg, nouveau CEO Sports des Bruxellois, aura tenté d’arrondir les angles pour conserver le réputé sexagénaire à bord, mais au-delà de l’affront infligé par le président, la baisse salariale de 30% et le pouvoir décisionnel à partager avec le nouveau Sports Manager Mikkel Hemmersam – clairement concentré sur la postformation du vivier mauve – étaient de trop lourdes pilules à avaler. Même en dessert d’un repas étoilé.
La révolution du passé et l’œil du futur
Dans les couloirs de Neerpede, on entend que Jean Kindermans n’est plus le révolutionnaire de ses débuts. Qu’Anderlecht a perdu l’avance prise au cœur des années 2000, quand le directeur de la formation avait lancé, en compagnie de son bras droit Peter Smeets, devenu depuis accompagnateur de joueurs comme Youri Tielemans, le programme «Purple Talents». A l’époque, Kindermans réalise que les entraîne- ments sont trop peu nombreux pour le développement des jeunes talents, et met en place des partenariats avec les établissements scolaires pour y dispenser des séances en journée, données par des formateurs diplômés. Les heures de pratique se multiplient, et le talent se développe. Encore scolarisé alors qu’il explose sur les pelouses du pays en s’offrant un titre de champion et un autre de meilleur buteur, Romelu Lukaku devient la figure de proue de ce projet. Il trône d’ailleurs, encadré et en bonne place, dans le bureau de Jean Kindermans, accompagné de portraits d’illustres prédécesseurs ou successeurs comme Vincent Kompany ou Youri Tielemans.
Les défenseurs du grand manitou de la formation bruxelloise rétorquent avec des nombres. Neuf chiffres, plus de cent millions de transferts sortants qui ont alimenté les finances mauves lors des deux dernières décennies. Encore récemment, c’est grâce à des enfants de Neerpede qu’Anderlecht a évité le naufrage financier, récoltant plus de cinquante millions d’euros pour les ventes cumulées de Jérémy Doku (été 2020 vers Rennes), Albert Sambi Lokonga (été 2021 vers Arsenal) ou Julien Duranville (janvier 2023 vers Dortmund). Doku et Duranville sont des phénomènes physiques, dribbleurs supersoniques qui font dire aux détracteurs de Kindermans qu’ils auraient percé dans n’importe quel environnement. Ceux-là aiment répéter qu’aujourd’hui, Neerpede est «un grand centre de recrutement, mais pas un grand centre de formation», vivant surtout sur sa position de force au sein de la capitale et sa réputation. Les autres rétorqueront que sans l’insistance du patron des lieux, Albert Sambi Lokonga n’aurait jamais percé à Anderlecht, là où beaucoup doutaient du développement des capacités physiques d’un milieu de terrain resté longtemps très frêle.
Ce que tous reconnaissent, c’est que Jean Kindermans a l’œil. Celui qui l’a amené à rire en privé des millions dépensés l’été dernier pour Ishaq Abdulrazak, monstre de répétition d’efforts physiques mais insuffisant techniquement pour les standards de la maison et retourné à l’expéditeur douze mois plus tard. Celui qui l’a fait tomber successivement amoureux d’Adnan Januzaj, Charly Musonda Junior ou Rayane Bounida, se remettant très difficilement de leur départ vers l’étranger avant même d’avoir foulé la pelouse du Lotto Park. Du deuxième nommé, Kindermans aimait dire: «Quand je me dispute avec ma femme, je vais voir jouer Mus’ et ça va mieux.» Une citation en vestige de l’ancien monde, dédiée à un joueur dont la carrière n’aura jamais décollé à cause d’un physique frêle et fragile.
La starisation, ses millions et ses limites
Avant même d’avoir l’âge d’être un professionnel, Charly Musonda Junior avait les clés de Neerpede. Un pass semblable à celui des «grands» vers toutes les facilités du centre d’entraînement, une réputation de crack qui amenait tous les jeunes du club autour du terrain pour ses matchs, et un véritable statut de star avec la bénédiction des dirigeants. Tout cela n’ayant pas empêché son départ, Anderlecht avait décidé d’en finir avec les euros accordés aux parents grâce à la stratégie du porte-fort, une sorte de précontrat signé avec la famille garantissant une signature officielle au seizième anniversaire, comme le prévoient les règles du jeu. Les enchères ne faisant que monter suite au bouche-à-oreille qui alimentait la gourmandise de certains parents, le club ne pouvait plus suivre, au grand dam d’un Kindermans qui voyait s’envoler vers l’étranger des années de travail avec ses protégés préférés.
Les formateurs de Neerpede l’ont toujours considéré comme l’un des symboles d’Anderlecht.
Avant d’être des joueurs professionnels, certains étaient déjà des stars. Plusieurs collaborateurs du club se sont ainsi étonnés de voir le défenseur Wout Faes, figure de proue de la campagne de Youth League en 2015, avoir son portrait dans le bureau de Jean Kindermans avant même ses premières minutes pro. Dans cette Ligue des Champions des moins de 19 ans, Anderlecht avait atteint les demi-finales, emmené par des joueurs comme Mile Svilar, Andy Kawaya ou Aaron Leya Iseka qui n’ont jamais confirmé chez les adultes les attentes nées de cette période faste. Finalement, certains auront plus fait parler d’eux avant d’être professionnels qu’une fois passés chez les seniors.
Grâce à eux, néanmoins, Neerpede devient une marque. Un label qui permet d’augmenter la valeur des jeunes prometteurs, comme si un passage par l’usine à talents de la capitale faisait passer leurs facultés – et donc leur prix – sur la table de multiplications. Chez les coachs du centre de formation, majoritairement convaincus par les discours et les méthodes de Jean Kindermans, on considère d’ailleurs que les chiffres des transferts sortants plaident en faveur de l’approche du patron des jeunes Bruxellois. Dans les bureaux de la nouvelle direction, par contre, on déplore sa trop grande starisation. Après tout, le grand public amateur de football belge est-il capable de citer les noms des équivalents de Kindermans à Genk ou à Bruges? C’est le modèle de ces derniers, fait d’employés qui restent dans l’ombre, qui inspirait les nouveaux dirigeants, Peter Verbeke en tête. Dans le nouvel Anderlecht, on s’obstine à gommer les ego pour mettre en évidence le travail d’équipe. Incompatible avec la figure incontournable de Vincent Kompany, cette stratégie est également mise à mal par l’aura de Jean Kindermans.
Reconnaissance et égratignures
Au fil des années, pourtant, l’éleveur de talents bruxellois aura connu quelques égratignures. Agacé par sa popularité et son importance croissante, Herman Van Holsbeeck lui avait mis Emilio Ferrera dans les pattes au début des années 2010. Très vite, la collaboration entre les deux hommes était devenue une guerre de mots. Se définissant comme homme de terrain, Emilio a rapidement affublé son directeur du sobriquet de «bibliothécaire», moquant sa façon de se retrancher dans son bureau pour consulter ses dossiers et précisant à qui voulait l’entendre que Kindermans ne faisait donc pas le même métier que lui. Artisan de l’éclosion d’une génération 1999 considérée comme moyenne, et donc en partie responsable des ventes réussies de Sebastiaan Bornauw ou Alexis Saelemaekers, Emilio Ferrera a par contre précipité le départ de Mike Trésor, meilleur donneur de passes décisives sur le sol belge la saison dernière et devenu Diable Rouge à la fin du printemps.
Intégré au comité des transferts lors des années de transition dirigeante, quand le président Marc Coucke s’était entouré de Michael Verschueren (fils du légendaire Michel), Frank Arnesen (ex-Mauve au prestigieux carnet d’adresses) et Pär Zetterberg (ancien milieu de terrain et chouchou des fans), Jean Kindermans représentait alors le retour de la jeunesse au pouvoir, incarné par les contrats offerts à Jérémy Doku ou Yari Verschaeren. Par la suite, le patron des talents a quitté le giron décisionnel, où les nouveaux décideurs lui reprochaient sa trop grande propension à accorder des contrats à certains jeunes dès l’arrivée des premières convoitises. Dans ce domaine, Anderlecht semble d’ailleurs faire marche arrière, recrutant de nombreux étrangers chevronnés après une saison décevante lors de laquelle les talents locaux devaient prendre du galon sans jamais parvenir à l’assumer sur le pré. «Aujourd’hui, c’est devenu trop facile de devenir professionnel à Anderlecht. Dès les U15, si tu fais quelques bons matchs et que tu es sollicité, tu reçois vite un contrat», lance un ancien membre du staff mauve. Les agents le savent, en jouent, et font monter les prix jusqu’à l’indigestion. Le club doit laisser filer des talents prometteurs, mais trop gourmands. Les aléas inconfortables de la starisation.
Il y aura aussi l’explosion à Genk d’un Bilal El Khannouss jugé trop court pour Anderlecht, les départs douloureux de Bounida (Ajax) et Karetsas (Genk), talents les plus prometteurs de Neerpede. Et puis, surtout, les conflits avec Vandenhaute. Tout cela pousse Kindermans vers la sortie, où l’attend un Antwerp qui l’accueille à bras ouverts. Le champion de Belgique était à la recherche d’une figure de proue pour légitimer un centre de formation aux méthodes modernes, qui récolte déjà les premiers fruits de son travail avec l’éclosion d’Arthur Vermeeren. Ce rôle-là, il n’y a sans doute personne en Belgique qui soit capable de mieux le jouer que Jean Kindermans.
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