» Je crois de plus en plus que la réalité relève de l’irréalité « 

Si Octave Landuyt avait vécu au XVe siècle florentin, il aurait été un prince de l’Esprit, peintre et sculpteur tout autant que savant, ingénieur, artisan et poète. A 90 ans, il poursuit une oeuvre marquée au sceau d’une enfance placée sous le signe de l’anarchie et de la pauvreté. Léo Ferré fut son ami comme Ilya Prigogine avec lequel il passa de longues heures de discussion autour du réel et de ses mystères. Voici peu, il était invité par l’académie à rejoindre un aréopage de mathématiciens de haut vol autour de la question de la topologie. Que peut donc apporter un artiste à la science ? Et vice versa ? Aujourd’hui, entre ses journées de travail à la fonderie et les autres dans l’atelier, il termine la rédaction d’un livre testament de plus de 500 pages.

Le Vif/L’Express : La vie ne vous a pas épargné. Le milieu, le contexte, les rencontres, les expériences, parfois violentes, ont construit votre approche du monde et, pour tout dire, votre humanisme…

Octave Landuyt : Plus j’y pense et plus je constate l’importance de ces expériences qui ont eu, sur mes convictions et mon oeuvre, une importance capitale. La vie peut s’écouler comme l’eau d’une rivière qui va, de vaguelette en vaguelette vers la mer et la mort. Moi, ce serait plutôt l’eau prisonnière d’une pipette que l’on propulse au dehors. Tout y est condensé, concentré, tout se mêle et me pousse. Et ce depuis nonante ans sans un moment de répit. J’ai toujours mal dormi, connu les nuits blanches et les autres trop courtes. Tout alors se bouscule dans ma tête : images, idées, intuitions, hallucinations… Une terreur décuplée qui m’offre des migraines tout au long de la journée. Mais il est vrai que mes premières années ont été fondamentales. Je suis né dans un quartier ouvrier de Gand. La petite maison de mon grand-père et de ma grand-mère accueillait aussi mes parents, un oncle, une tante et, surtout, tous ceux, marginaux, estropiés de la vie et malheureux qui savaient que la porte restait toujours ouverte. Devant, il y avait une immense place réservée aux forains qui partageaient régulièrement nos repas tout comme l’un ou l’autre  » fou  » de l’asile voisin. Un jour, après la mort de mes grands-parents, on a fermé la porte à clé, on n’a touché à rien pendant des années et lorsque, à 34 ans, je me suis marié, j’y suis revenu avec Mona. Tout était là. Les grains de café étaient encore dans le moulin. Ce fut notre première tasse de boisson chaude. Il ne me restait plus qu’à ouvrir ma porte à toutes les rencontres les plus invraisemblables. Ce que je fis à mon tour durant des années.

Ce grand-père cordonnier est un personnage central dans votre enfance. D’abord, parce qu’il vous offre vos premières couleurs, mais aussi parce qu’il est le seul dont vous acceptez l’autorité.

C’est vrai. Je refuse l’ordre depuis toujours et je n’aime pas qu’on me commande. Cela m’a causé et me cause toujours pas mal d’ennuis et d’ennemis. J’ai toujours eu conscience de ma valeur et de celle de mes proches. On était les meilleurs. Il y avait  » nous  » d’un côté et puis les  » autres « . Mais le seul, en effet, dont j’ai accepté l’autorité fut mon grand-père. Et cela depuis le jour où je l’ai vu défenestrer un bonhomme dans un bistrot. Cela m’avait soufflé, comme si, par ce geste, il m’imprimait au plus profond la loi animale de la survie. Dans la vie, je pense que rien n’est plus détestable que celui qui n’agit pas. La guerre par exemple. Elle a secoué mes 18 ans. J’ai vu mon père en sang après avoir été tabassé par la Gestapo, j’ai participé à quelques actions de résistance sur le terrain, j’ai été envoyé dans une usine en Allemagne puis employé dans l’administration de l’Epuration. Un soir, alors que je soupais, on sonne. J’ouvre. Devant moi, se dresse Jan D’Haese (NDLR : futur grand critique flamand). D’emblée il me dit : Landuyt, j’ai été SS. Est-ce qu’on a été des imbéciles ? Je lui ai répondu :  » Si c’est cela, viens partageons la soupe.  » Parce que pour moi, l’homme vaut mieux que le soldat.

Etait-ce la leçon reçue du grand-père et de ses amis saltimbanques, des spectacles forains de la baraque Bertrand, des chants paillards et revanchards lancés par la tante Berthe, artiste de cabaret, ou de votre père qui, à la lueur d’une lampe à pétrole, étudiait à grand peine le français après ses tournées de facteur ambulant ?

J’ai très vite compris, par exemple, la raison qui faisait que les grands boulevards et les places importantes portaient les noms de célébrités politiques. J’habitais rue du Merle. Un oiseau, c’est pas grand-chose, mais cela chante. Et vole au-dessus des toits. L’inégalité, je la vivais, elle me révoltait mais me nourrissait. Mais même si, plus tard, j’ai épousé les causes du socialisme et du communisme, que je porte écharpe et casquette rouges, je préférais cette phrase :  » L’ouvrier a moins besoin de sous dans sa poche que d’idées dans sa tête  » aux slogans que j’entendais enfant dans les manifestations :  » Du pain ou la mort « .

Il y avait aussi, dans votre enfance, des coins de paradis ?

Oui, au bout de ma rue fermée par un mur, il y avait une porte et un trou de serrure. Souvent, j’allais y coller l’oeil pour regarder le jardin botanique qui se trouvait derrière. Le paradis, c’était aussi la musique (j’ai bien plus d’échanges avec les compositeurs qu’avec les plasticiens) ou encore les moments de bonheur quand je prenais sur les genoux le petit singe du joueur de piano mécanique qui vivait sur la place. Le paradis, ce sont également ces moments rares quand, par exemple, mon père qui avait dessiné quatre papillons sur les coins du châssis de la petite fenêtre qui donnait sur la cour arrière me disait :  » Tu vois, le jour, je peins dans le ciel. La nuit, sur la lune.  » Parfois, certaines de ces expériences étaient d’un autre ordre. Je me rappelle le jour où mon grand-père m’emmena au grenier et me laissa, hypnotisé, immobile, le regard fixe face au spectacle de la poussière percée par les rayons du soleil qui traversaient la lucarne. Là, j’ai vécu ma première hallucination. Plus tard, c’est dans une décharge que j’ai trouvé un autre paradis parce que j’y trouvais des fragments d’objets auxquels je ne m’attendais pas et qui stimulaient ma créativité.

Votre rapport à la vie et à la mort traverse toute votre oeuvre qualifiée par certains de fantastique et par d’autres, de morbide. Le sang et le rouge y sont très présents…

Oui, le rouge n’est pas que symbolique de la lutte des classes. Il est partout dans mon travail parce que je l’ai vu. Lorsque mes parents ont déménagé à Eeklo, nous habitions en face d’un abattoir. Côté rue, je voyais tous les jours les grands morceaux de viande, le sang partout, les découpes, les couteaux. A l’arrière, on entassait les ossements inutiles dans une ambiance noire de mouches. J’y ai confectionné des marionnettes à partir des os petits et grands. Mais il y a plus. J’étais un enfant de santé fragile. Le sang était un remède. J’ai encore dans la bouche la saveur tiède et salée du sang que ma mère me forçait à boire. Plus tard, j’ai vu mon père revenir ensanglanté et, lui encore, toussant du sang. Oui, le sang est à la fois signe de blessure, de violence. Il est la manifestation de la vie et de la survie. L’homme tue pour manger, donc pour vivre. Les chamanes l’ont bien compris. C’est une violence qu’on ne peut occulter.

Le regard que vous portez sur les choses de la vie sont peu conformes. D’où cela vous vient-il ?

Je vais encore évoquer un souvenir. J’avais une cousine normande chez laquelle je passais des vacances. Avant de monter dans le train, suite à la vision épouvantée d’un soldat pris soudain d’une crise d’épilepsie, ma mère m’avait acheté un petit Indien en carton-pâte qui, la main en visière, fixe le lointain (je l’ai toujours). A un moment donné, il m’échappe et tombe sous la banquette. Pour le récupérer, je dois, à mon tour, me glisser au ras du sol. Et là, j’ai ce que j’appellerai plus tard, la vision de la grenouille. Je vois le monde autrement. Pour moi, c’est fondamental. L’homme doit apprendre à changer de vision.

Dessiner vous était venu, m’aviez vous dit, comme un besoin naturel. C’était comme manger, marcher ou faire l’amour. Mais, très jeune, vous vous êtes, en même temps, passionné pour les mathématiques…

Oui, et cela traverse toute ma vie. Parallèlement à la peinture, la sculpture ou la joaillerie, j’ai cherché à comprendre le fonctionnement du réel, de la lumière, la cristallographie… J’ai voulu traverser la matière, comprendre comment  » cela  » marche. Et au bout du compte, je crois de plus en plus que la réalité relève de l’irréalité. Mon travail consiste alors à produire un objet bien réel révélant cette conviction. Cela m’est venu au fil des ans. J’ai commencé par travailler avec l’université de Gand à l’aide de microscopes électroniques (qui utilisent aussi la couleur rouge !). Quand on frotte de la main une plaque de cuivre, rien, apparemment, ne change. Quand on observe cette même surface grossie 100 000 fois, on aperçoit un véritable champ labouré. A 300 000 fois, on visualise le presque rien. Cela signifie qu’il existe bel et bien des multitudes de réalités. Après, j’ai travaillé avec l’Université de Liège sur la lumière. Au Canada, j’ai rencontré l’inventeur du laser, approfondi les fonctionnements de kaléidoscopes de plus en plus complexes puis réalisé des hologrammes. Plus tard, j’ai eu de longues discussions avec Ilya Prigogine (Prix Nobel de chimie en 1977) notamment sur la question de la synchronicité mais aussi des rencontres soi-disant dues au hasard ou encore sur le regard porté par les sciences sur le phénomène des hallucinations, voire du délire.

D’où votre passion pour tout ce qui relève de l’exception ?

Oui, il s’agit de chercher à dépasser la surface des connaissances. Les interroger quand elles approchent leurs limites. Comme les exemples d’objets naturels qui ne relèvent plus tout à fait ni de la zoologie ni de la botanique, quand le programme naturel se perturbe et donne ce qu’on appelle alors des erreurs ou des monstruosités. Mais alors, il ne s’agit pas d’en livrer une image mais d’inclure par d’autres dépassements de limites (techniques cette fois), cette vision du monde. Ce n’est pas nouveau ni propre à notre culture. Avec le temps, on peut ressentir la magie d’une oeuvre et son pouvoir.

D’où votre passion de collectionneur non seulement d’objets naturels, mais aussi d’oeuvres d’arts premiers et d’archéologie ?

J’achète ce que j’ai en tête et que je vois devant moi chez un autre. Cela peut être un cabinet à miroirs, un masque africain recouvert de sang coagulé, une momie péruvienne, un foetus dans un bocal ou une tourelle dont je rapproche la forme et la texture des systèmes d’empaquetage japonais traditionnels. Les objets ethniques par exemple m’offrent, par leur présence, leur poids, leur texture, une vérité lourde de sens où tout est lié : la fonction, l’usage, le sens magique, la technique et la forme. L’artiste qui produit de telles oeuvres a quelques mètres d’avance sur le philosophe qui s’alimente à la seule lecture.

Et le mot de la fin ?

Il serait emprunté à Einstein quand il évoquait  » the old man « . Picasso de même faisait appel à  » L’Autre « . Je l’appelle  » Le petit Jésus « . C’est cette part inconnue de nous-même qui nous guide. Au plus je me rapproche de la mort, au plus j’en ressens l’importance.

 » Oui, le rouge est partout dans mon travail parce que je l’ai vu  »

 » Avec le temps, on peut ressentir la magie d’une oeuvre et son pouvoir  »

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