Jauffret, ennemi du mâle
Passé maître dans l’art de fouiller le réel, l’écrivain signe le roman baroque et grandiose de l’affaire DSK. Autant dire que l’homme n’y tient pas le beau rôle…
« Est-ce que tous les clients ont le droit de faire tout ce qu’ils veulent avec nous ? » C’est par cette phrase, effrayante de naïveté, que Régis Jauffret referme son roman fou, total, autour de ce qu’on appellera, après le 14 mai 2011, l' » affaire DSK « . Cette interrogation de la femme de chambre du Sofitel de New York, Nafissatou Diallo, l’a, dit-il, » bouleversé et obsédé « . Et puis il y a cette mondialisation de l’adultère – la deuxième pour le directeur général du FMI d’alors – qui le sidère. L’auteur de Sévère et de Claustria l’avoue, mouchant ceux qui lui reprochent son manque d’imagination : la réalité l’intéresse, le réel le subjugue, et seul » le roman peut donner de l’amplitude à des personnages qui sont en dessous de leur rôle « .
Un ogre ventru et velu, éminemment coupable
D’amplitude, les protagonistes de sa Ballade de Rikers Island ne manquent pas, assurément. Ni de démesure. Remplacez Le Loup de Wall Street par le Démon de New York, ajoutez-y l’humiliée de Paris et la bafouée de Tchiakoullé, et vous obtenez près de 450 pages tumultueuses qui brassent avec maestria les continents, les sexes, les systèmes judiciaires et les vox populi, pour finir en véritable plaidoyer féministe.
Féministe ? L’écrivain s’en défend avec vigueur. Mais reconnaît que DSK (jamais nommé) n’a ici ni le beau ni le bon rôle. » L’homme n’est pas intéressant, il n’est qu’un archétype, mais les deux femmes, si différentes soient-elles, sont magnifiques, sublimes. » En véritable démiurge, le romancier nous fait vivre, le temps d’un zoom arrière savamment orchestré, les affres des deux victimes. Heure par heure, ou presque. On chancelle avec Anne Sinclair (pas plus citée nommément que son époux) lorsqu’elle reçoit le coup de fil de sa belle-fille, à 1 h 30 ; on frappe avec Nafissatou à la porte de la suite 2806, peu avant midi ; et on observe, abasourdi, le maître du monde déchu pestant sur » cet affreux morceau négroïde » dans sa cellule de Rikers Island. Très vite se dessine le portrait d’un Strauss-Kahn aussi ridicule qu’hallucinant, sorte de dadais pérorant sur son hypersexualité, Pinocchio ragaillardi au Viagra, ogre ventru et velu, éminemment coupable, selon l’auteur.
Pour se forger ses intimes convictions, Jauffret, » ce raconteur d’histoires inconscient « , est parti sur le terrain. Au Sénégal, d’abord, en compagnie d’un ami commercial coutumier des moeurs africaines. Puis en Guinée, à Tchiakoullé, à une journée de route de Conakry. La valise bourrée de billets (francs CFA), les voilà en quête de la tante puis de la mère et du frère de l’émigrée new-yorkaise. Tribulations hilarantes, constatations effrayantes sur le statut des femmes en pays peul et révélations pour » le petit philosophe » occidental du » soubassement néocolonialiste » de l’affaire. Les métaphores pleuvent, les mots les plus crus tracent leur sillon. Jauffret n’épargne personne. Ni les médias, ni les politiques, ni » le grand chambellan » (l’homme de communication de DSK), ni la justice américaine, à laquelle il a tenté de se frotter à New York. Comme il a essayé désespérément de louer la fameuse suite du Sofitel. Et c’est ainsi que, de Harlem au Bronx, l’auteur, prompt à l’autodérision, joue les » détectives de romans-photos du XXe siècle « .
L’artiste craint de » devenir la caricature desséchée de ce jeune samouraï prêt à mourir pour un paragraphe « . Rassurons-le. Parmi tous les ouvrages (de Marcela Iacub, Stéphane Zagdanski, Marc-Edouard Nabe) déjà consacrés aux frasques en mondovision de l’ancien ministre socialiste, celui-ci remporte la palme haut la main. Tandis qu’Abel Ferrara et son Welcome to New York, avec Depardieu et Jacqueline Bisset, devrait bientôt alimenter la gazette. On n’a pas fini d’entendre parler de ce 14 mai 2011.
La Ballade de Rikers Island, par Régis Jauffret, Seuil, 432 p.
Marianne Payot
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