Itinera La voix de ses maîtres
Indépendant, ce think tank ? Des pouvoirs publics, oui. D’une certaine élite au pouvoir, moins sûr. La comptabilité de ce groupe de réflexion omniprésent présente d’ailleurs de larges zones d’ombre.
I tinera. Du latin iter, itineris : la voie, le chemin. A voir la place que le groupe de réflexion Itinera Institute a prise, en six ans, dans le débat public, c’est à se demander si ce n’est pas plutôt de » voix » – et forte – qu’il faudrait parler. Car ce think tank lancé dans le nord du pays s’est imposé dans le paysage politico-économique, avec l’indispensable appui des médias. » Notre mission consiste à identifier, défendre et construire les chemins de réformes qui garantissent une croissance économique et une protection sociale durables en Belgique et dans ses régions « , indique Itinera sur son site Internet. Les défis ne manquent pas : la Belgique compte, à ses yeux, une série de » défauts structurels » contrariants : la dette publique, le taux de chômage, le déficit des soins de santé, la pression fiscale » trop lourde « , la » faillite de la société multiculturelle « , etc.
Itinera fournit donc de multiples études sur tous ces thèmes et les conseils nécessaires pour mettre en place les réformes structurelles ad hoc. Leurs auteurs sont, pour l’essentiel, des professeurs d’université et experts de haut vol, parmi lesquels les francophones Etienne de Callataÿ, économiste en chef à la Banque Degroof et chargé de cours à l’UCL et aux FNDP, à Namur, Eric De Keuleneer, patron de Credibe et professeur à la Business Solvay School, Bruno Colmant (ancien président de la Bourse de Bruxelles et professeur à l’UCL et Solvay), Jean Hindriks (professeur à l’UCL), Benoît Gailly (professeur à la Louvain School of Management)… S’appeler » institut » n’est d’ailleurs pas anodin : le terme confère crédibilité et légitimité. A côté de ces collaborateurs extérieurs, l’équipe d’Itinera, elle, compte l’équivalent de sept personnes employées à temps plein.
Aucune organisation ne peut s’y comparer, en termes de poids dans le débat public ou de présence dans les médias, avec l’inévitable effet boule de neige que cette notoriété induit. » Ce monopole d’Itinera entraîne des dérapages « , constate Thierry Bodson, secrétaire de l’Interrégionale wallonne de la FGTB.
Au moins une fois par jour
Deux chiffres donnent l’ampleur de cette puissance médiatique. En 2011, l’institut a été cité dans 248 articles publiés par les quotidiens flamands De Tijd, De Standaard et De Morgen. Côté francophone ( La Libre Belgique, Le Soir, L’Echo), 147 mentions apparaissent cette année-là pour ce groupe de réflexion. Soit largement plus d’une fois par jour dans ces 6 journaux. Sans parler de la presse audiovisuelle, des périodiques (dont Le Vif/L’Express) et des sites Internet. Le Soir a même développé, en partenariat avec Itinera, un baromètre du bien-être des Belges, publié tous les mois. De quoi faire des envieux…
» En s’appuyant sur cette présence massive dans les médias, Itinera influence l’opinion publique de façon indirecte, estime le philosophe politique de la KUL Thomas Decreus. C’est dangereux d’un point de vue démocratique. » Dangereux ? Mais qui donc se trouve derrière Itinera ? Trois personnes figurent dans la liste de ses membres, selon le document déposé au tribunal de commerce de Bruxelles :
Bart Verhaeghe, dont le mandat de président d’Itinera a été prolongé, en décembre dernier, au moins jusqu’en 2018. Après avoir commencé sa carrière chez le consultant KPMG, il a fait fortune dans la construction, au sein du groupe Verelst, puis dans l’immobilier, via le groupe Eurinpro International, aujourd’hui revendu. Il préside actuellement le club de football de Bruges. Viscéralement attaché à la liberté d’entreprendre, il est aussi à l’initiative du projet – controversé – de méga-centre commercial Uplace, à Machelen. Ce qui ne l’empêche pas d’être domicilié en Suisse.
Gaëtan Hannecart, secrétaire et trésorier, a également été prolongé dans ses fonctions en décembre dernier, au moins jusqu’en 2018. Il dirige le groupe de construction et de développement de projets Matexi, à Waregem. Les deux hommes sont les administrateurs d’Itinera.
L’épouse de Bart Verhaeghe, Ann de Kelver.
Cette structure, simplifiée à l’extrême, facilite aussi la tenue des assemblées générales : lors de la réunion du 22 juin 2001, seuls Bart Verhaeghe et son épouse étaient présents, Gaëtan Hannecart étant représenté par le premier cité.
Qui paie ?
Verhaeghe et Hannecart figurent aussi parmi les principaux soutiens financiers d’Itinera. » A terme, je souhaite toutefois que mon implication devienne superflue « , précisait le premier, en juin 2011, dans le journal du campus de la KUL. A leurs côtés, on trouve le géant de l’immobilier Luc Verelst, Christian Leysen, dirigeant du groupe de services maritimes Ahlers et ancien conseiller communal VLD à Anvers, Nicolas Saverys, administrateur délégué de l’armateur Exmar, également proche du VLD. » Ensemble, ils assurent plus de 90 % du financement d’Itinera « , affirme Rudy Aernout, ancien chef de cabinet de ministres libéraux flamand et francophone, passé ensuite de façon éphémère au Parti populaire. Ce sont des poids lourds du patronat flamand. S’ajoutent Mathieu Gijbels, du groupe du même nom, spécialisé dans la construction industrielle, et Leonard Schrank, ancien patron de Swift et ancien président de la Chambre de commerce belgo-américaine. A la naissance d’Itinera, Pierre Klees, ancien patron de Biac, avait également mis la main au portefeuille.
Ces noms remontent aux origines d’Itinera. Car le mystère le plus épais règne aujourd’hui autour des sources de financement de cette asbl qui affichait des rentrées de 1 147 000 euros au 1er juin dernier. Si la liste de ces contributeurs avait été révélée au moment de son lancement, en 2006, elle a depuis été effacée des tablettes. » Après avoir rendu publiquement hommage à ces pionniers contributeurs de la première heure, nous avons délibérément opté pour l’anonymat, s’explique, par mail, Marc De Vos, directeur d’Itinera : nous sommes libres dans nos propos, nous ne défendons l’intérêt de personne en particulier. Les contributeurs ne sont pas non plus tenus par nos propositions. » Autrement dit, il n’y a aucune raison de donner l’impression que des personnes extérieures jouent un rôle dans le fonctionnement d’Itinera.
Ces contributeurs sont une quarantaine, particuliers, familles, entreprises et fondations, et aucun ne finance le groupe de réflexion à hauteur de plus de 10 % du budget annuel. S’y ajoutent divers dons ponctuels. Les think tanks ont pour habitude de révéler l’identité de leurs donateurs, en toute transparence ? Itinera estime qu’il vaut mieux, pour donner un impact maximal à ses études, se dire indépendant.
Manque de transparence
Mais depuis une bonne année, et singulièrement depuis que certains journalistes flamands, dont Tom Cochez, sur le site Apache, et Marc Reynebeau, dans DeStandaard, se sont penchés sur le sujet, cette fameuse indépendance est remise en question. » Itinera demande la transparence à tout le monde mais ne la respecte pas elle-même « , relève le député SP.a Dirk Vandermaelen.
L’opacité qui règne sur l’identité des donateurs induit le soupçon que ces derniers sont peut-être des donneurs d’ordre. » S’ils étaient connus, on pourrait s’assurer qu’il y a un pluralisme idéologique parmi eux, embraie un politologue flamand. Mais dans le cas contraire, il y a un doute sur leur influence : pourquoi ces donateurs offrent-ils leur argent à Itinera et pas à quelqu’un d’autre ? «
Interrogé en 2006 par De Tijd, Marc De Vos répond que leur financement est structurel, détaché de tout projet spécifique d’enquête et sans contrepartie. Juste un soutien d’une mission qui consiste à » oser réfléchir « . Du mécénat, donc, dans sa forme la plus pure. Ce qui laisse bon nombre d’observateurs mécontents, sinon incrédules. Comme l’économiste Paul De Grauwe : » Que les contributeurs ne soient pas connus est inacceptable « , résume-t-il.
» Ils brouillent les pistes «
Faut-il craindre que les études publiées par Itinera soient orientées, entre autres du fait du profil des donateurs ? C’est plus subtil. » Au vu du profil de ses dirigeants et de ceux qui le financent, ce think tank regroupe des gens qui vont, en gros, de la droite libérale au centre démocrate-chrétien, mais ils sont le relais d’un même univers social, analyse Geoffrey Geuens, chargé de cours en sciences de la communication à l’ULg. Même si cela n’exclut ni la contradiction ni les nuances, son discours vient en écho des points de vue défendus par les principales organisations patronales du pays. » Bref, un think tank comme un échantillon représentatif de l’élite au pouvoir et de ses réseaux. Ce qui n’est un problème que si cette identité particulière, ancrée dans un courant plutôt libéral et pro-patronal, n’est pas assumée.
» Ce discours sert certains intérêts plus que d’autres « , constate l’économiste Philippe Defeyt. D’ailleurs, les organisations patronales ne critiquent pas les études d’Itinera. Mais on peut défendre des idées pro-patronales sans être le relais autorisé d’une organisation d’employeurs. D’aucuns remarquent que l’institut reste muet sur certains dossiers dans lesquels leurs contributeurs sont directement impliqués, comme le secteur immobilier ou le projet Uplace. » Aucune organisation n’est à 100 % indépendante, tranche un économiste. Vous pensez que le Bureau du Plan l’est ? Vu sous cet angle, je pense qu’Itinera est plus indépendant que certaines autres. «
Itinera ne se distingue en tout cas pas de la pensée dominante. Mais à force, le groupe de réflexion contribue au moins à asseoir certaines idées. » Je suis pour le fonctionnement d’Itinera dans le débat politique, insiste un politologue flamand. Mais il réclame toujours moins d’Etat, moins de régulation et plus de privatisation de l’économie, tout en se présentant comme neutre, indépendant et objectif. Itinera n’est pas la grande institution, cette université des universités, qu’il avait annoncé. Je peux dire à l’avance ce que seront les conclusions de leurs études. Preuve qu’il travaille dans une certaine direction, intellectuelle, philosophique et politique. «
Sur certains thèmes, pourtant, l’emploi, par exemple, ou en matière bancaire et financière, Itinera a étonné par son approche plutôt progressiste. » A la lecture de certains textes, leur caractère néolibéral du propos n’est pas si flagrant que ça, souligne Jean Faniel, politologue au Crisp (Centre de recherches et d’informations socio-politiques). On sent qu’ils veillent à avoir un discours nuancé et équilibré. Ils brouillent un peu les pistes, dans un contexte de libéralisme plus social, une sorte de blairisme. «
Les comptes, opaques eux aussi
Ce n’est en tout cas pas l’état des dépenses et recettes d’Itinera, déposé chaque année au tribunal de commerce de Bruxelles, qui permettra d’y voir beaucoup plus clair. Comme la loi le permet pour les petites asbl, cette comptabilité est réduite au minimum : une page, qui établit, sans détail, ses sorties et ses rentrées financières.
Les recettes totales d’Itinera s’établissaient, pour l’année 2011, à 1 147 845,59 euros (voir illustration en page 41). Cette somme est constituée des cotisations des membres (6 750 euros) et de dons et légats, à hauteur de 36 250 euros. Aucun subside public n’est indiqué. Mais la plus grande partie des recettes, soit 96 %, provient des » autres rentrées « . Les années comptables précédentes présentent le même profil. » Ce cas de figure me fait penser à la comptabilité de certaines mosquées « , lance un contrôleur des finances.
Interrogé pour savoir ce qui se trouve dans ces » autres rentrées « , Marc De Vos n’a pas souhaité s’étendre. » Ni moi-même, ni notre bureau comptable ne pouvons nous exprimer sur un statut fiscal. Je peux uniquement confirmer que la formule de financement est unique et commune. «
Que les rentrées financières d’Itinera soient inscrites dans la case » donations » ou la case » autres recettes » ne change rien pour le fisc. Mais bien pour les donateurs. Car les montants repris dans » autres recettes » pourraient faire l’objet d’une déduction fiscale de leur côté. Or aucun des fiscalistes interrogés par Le Vif/L’Express n’imagine qu’une entreprise donatrice ne tire pas fiscalement parti de cette opération. » Les dons peuvent effectivement être déduits, au titre de charge professionnelle, si l’entreprise donatrice en tire un bénéfice ou obtient une contrepartie « , indique l’avocat fiscaliste Olivier Bertin. En termes de publicité ou d’image de marque, par exemple. De cela, il ne peut être question ici puisque les dons restent anonymes. En quoi consiste, dès lors, le bénéfice que les entreprises donatrices pourraient faire valoir ?
Une telle déduction implique également l’envoi, par Itinera, de factures, en échange de prestations, de services ou de vente de biens. Pour quelles prestations ou quels services, puisque Itinera assure » n’avoir pas de clients et ne faire de consultance pour personne » ? Ce think tank n’en est pas moins assujetti à la TVA pour trois types d’activités : l’organisation de salons professionnels et de congrès, l’édition de revues et la programmation informatique.
Interrogé à ce propos, Marc De Vos n’a pas voulu répondre. » Cette asbl ne vit en tout cas pas du mécénat « , tranche un contrôleur fiscal. Ce n’est pas ce que dit le directeur. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette comptabilité n’est pas claire « , résume Guy Kahn, président de l’Institut des fiduciaires de Belgique.
Il revient aux contrôleurs fiscaux de vérifier si les entreprises ou les particuliers qui soutiennent Itinera déduisent cette dépense dans leur déclaration d’impôts. Et, si oui, à quel titre ? Ces questions restent pour l’instant sans réponse. Comme quelques autres…
Laurence van Ruymbeke
» Il n’y a aucune raison de donner l’impression que des personnes extérieures jouent un rôle dans le fonctionnement d’Itinera » Marc De Vos
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