Intellos, réveillez-vous !
Dans leurs rêves, les intellectuels dérangent, bousculent l’ordre établi, influencent le pouvoir. Dans les faits, ils ne gênent personne : le monde politique ne les craint pas, et les citoyens ne les écoutent guère. Le Belge, modeste et pragmatique, par définition, n’a guère d’inclination pour la polémique et les grands débats d’idées. Pour défendre les bonnes causes, on préfère Bono, le chanteur du groupe rock U2, aux intellos. La politique belge ? Les discussions communautaires obsessionnelles suscitent davantage d’ennui que de passion, chez les gens » ordinaires » comme parmi » nos » intellos. Mais ceux-ci participent eux-mêmes, et très activement, à la disparition de leur espèce. A l’exception d’une poignée d’entre eux, ils manquent souvent de courage, d’ambition et d’imagination. C’est en tout cas l’impression du Vif/L’Express, qui s’est Immergé dans le lac aux idées
Les intellectuels ? Une espèce en voie de disparition. Pas seulement en Belgique, où ils n’ont jamais été légion. Mais aussi en France, si l’on en croit les critiques qui fleurissent contre l’ » intelligentsia » de l’Hexagone. Et ce n’est pas le succès de Bernard-Henri Lévy et de Michel Onfray, ces » phénomènes » médiatiques français, ni celui d’un Guy Haarscher et d’un Gabriel Ringlet, nos philosophes nationaux, qui suffira à démentir cette constatation. D’autant que les critiques qu’ils essuient sont presque égales à leur popularité. Exit les écrivains Emile Zola, André Gide, François Mauriac, André Malraux, Paul Claudel, Raymond Aron, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Simone de Beauvoir. Eteints, le sociologue Pierre Bourdieu, les philosophes Paul Ricoeur, Emmanuel Mounier, Jacques Derrida. Disparus, les Belges Marcel Liebman, Jules-Gérard Libois, André Molitor, Jean Stengers. Paradoxalement, les ouvrages sur les intellectuels foisonnent, outre-Quiévrain. On s’y interroge à tour de bras sur leur utilité, leurs trahisons et leurs lâchetés, leurs silences, leurs aveuglements, leur propension à perpétuer l’ordre établi. On y retrace leur généalogie, la grande histoire de la pensée ; on se rappelle leurs heures de gloire. On les défend aussi, souvent, rappelant leur indispensable mission. Une telle abondance de prose sur ce sujet ressemble à un chant du cygne : on ne protège que les espèces menacées, on les compte, on les répertorie, on veut encore croire à leur avenir. Comme le dit le philosophe français Régis Debray, » les intellectuels sont devenus objets d’histoire faute d’être un vrai enjeu du présent « .
Le verdict est cruel. Appliqué à la Belgique, il serait peut-être un peu injuste. Dans notre pays, on » cause » moins qu’en France, certes, mais les intellectuels adoptent une posture plus modeste, moins bruyante et quelquefois très féconde. On y compte quelques témoins encore bien vivants – François Perin, Xavier Mabille, Pierre Verstraeten,… -, qui ont sans relâche disséqué la société, ses modes de fonctionnement et ses rapports de force. Nous avons, chez nous, des penseurs encore verts, des hommes et des femmes d’action autant que d’esprit, et qui n’ont rien à envier à leurs » collègues » français. Mais le constat s’impose : ces gens-là sont rares. Trop rares. Il n’en faut pour preuve que l’assèchement des pages Idées (dans Le Vif/L’Express), Débats (La Libre Belgique), Forum (Le Soir) et autres cartes blanches que les gazettes offrent aux signatures les plus prestigieuses. On y trouve toujours les mêmes – certains, comme Pierre Mertens ou Claude Javeau, se révèlent intarissables autant qu’infatigables touche-à-tout -, lesquels finissent par produire une macédoine agréable au goût mais dépourvue d’acidité, plutôt que des questions et du sens.
Le Vif/L’Express est allé à la rencontre d’une vingtaine d’intellectuels, un échantillon évidemment tout aussi arbitraire que réducteur. Parmi eux, des » médiatisés » et des discrets, des » spécialistes » et des » généralistes « . Des scientifiques, juristes, politologues, historiens, philosophes, sociologues, journalistes, écrivains, metteurs en scène. En dépit des nuances qu’ils expriment sur le rôle des intellectuels dans la société belge, tous, ou presque, se rejoignent sur ces points : les » faiseurs de sens » s’effacent de plus en plus devant les » experts » ; l’université forme de moins en moins à l’esprit critique ; les » chapelles » et les tabous réduisent souvent le débat à des positionnements sans surprise et à de tièdes controverses. Mais encore ?
E L’expert, une espèce très » tendance »
Avant de regretter la disparition ou le fâcheux penchant à la discrétion des intellectuels, encore faut-il s’entendre sur la définition. Le mot aurait été utilisé pour la première fois comme substantif en 1821, en France, par le comte de Saint-Simon. A l’époque, la plupart des gens étaient des manuels ou des paysans : l’opposition des termes » manuels » et » intellectuels » avait alors un sens aisément compréhensible. Avant cela, au xviiie siècle déjà, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et tous les autres défraient la chronique. Un culte s’instaure, dont les philosophes sont les premiers bénéficiaires. Mais ce n’est qu’en 1898 que le terme » intellectuel » prend vraiment le sens qu’il recouvre toujours aujourd’hui. L’affaire Dreyfus, du nom de cet officier juif sacrifié sur l’autel de l’ » honneur » de l’armée française, agite alors l’Hexagone. Des écrivains et des historiens, parmi lesquels Emile Zola, montent au créneau pour prendre la défense du capitaine, s’érigent en empêcheurs de condamner à tort. Ils assument comme un titre de gloire le qualificatif d' » intellectuels « … qu’on leur avait jeté au visage pour les tourner en dérision ! Mieux : ils ripostent avec le fameux » Manifeste des intellectuels « , le terme devenant désormais un blason de famille marqué du sceau de la contestation, de la combativité et de l’engagement. Durant la seconde moitié du xxe Siècle, les luttes contre les guerres coloniales donnent une nouvelle actualité à la figure de l’intellectuel, à ses manifestes et ses pétitions.
A notre époque, les luttes se font feutrées, le débat s’est policé, le peuple boude les maîtres à penser, les argumentations plus ou moins pertinentes sur Internet ont remplacé les joutes oratoires et pamphlétaires. Les » consciences » se font plus rares. Pourtant, ce ne sont pas les grandes causes qui manquent : la guerre en Irak, la Palestine, la famine en Afrique, les dictatures, les injustices sociales, la dictature du marché… Mais on entend, sur ces sujets, tellement d’ » experts « , plus ou moins brillants, que les » penseurs » ne parviennent plus à faire mouche. Surtout, les citoyens, mieux formés et abondamment informés, ont abandonné le culte des grands hommes en même temps que les saints du calendrier liturgique. La complexité du monde a entraîné naturellement la spécialisation des savoirs. Les experts se sont multipliés au détriment des grands humanistes polyvalents. Pas sûr qu’un Camus trouverait encore sa place dans la société actuelle. Hier, quelques individus incarnaient la » conscience universelle « . Aujourd’hui, ce qu’il en reste se rencontre surtout dans les grandes organisations humanitaires (Amnesty International, MSF, etc.) et les groupes altermondialistes.
Quel est donc le profil des intellos ? Eux-mêmes ne s’entendent pas tous sur leurs caractéristiques et leur mission. On dira, avec Eddy Caekelberghs, cet opiniâtre pêcheur d’intellectuels et d’experts pour son émission Face à l’info (La Première, radio RTBF), qu’il s’agit des quelques » veilleurs de nuit » ou » sonneurs de tocsin « , qui s’échinent à expliquer, dénoncer l’inacceptable et exhumer les tabous, à ramer à contre-courant de la lassitude et de l’indifférence. L’intellectuel débusque ou interroge les choix politiques, l’idéologie, les enjeux présents ou à venir cachés derrière la neutralité supposée de la technique, des lois économiques, de la science. Pour l’intellectuel, tout est matière à débat. C’est, en somme, tout le contraire du technocrate, du spécialiste, qui oublie ou dissimule sciemment les choix politiques qui sous-tendent l’implacable » logique » de ses solutions techniques. Beaucoup de choses sont présentées comme » neutres « . Un exemple parmi d’autres : le Produit intérieur brut (PIB), c’est-à-dire l’ensemble des richesses produites en une année à l’intérieur des frontières d’un pays. Le PIB est toujours brandi comme l’indice incontestable de la prospérité d’un pays. On ignore le plus souvent que, derrière un PIB florissant, se cachent des productions industrielles nuisibles à l’environnement ou à la qualité de la vie. Certains intellectuels proposent d’autres mesures pour évaluer la » prospérité » nationale. L’économiste Riccardo Petrella, par exemple, troque ce terme contre celui de » bien-être intérieur « , qu’il juge à l’aune d’autres indices que la seule » production « .
L’expert, celui dont le raisonnement » ne prête pas à discussion « , est, pourtant, une espèce très florissante. Il tend de plus en plus à supplanter l’intellectuel, ce faiseur de sens. Avec le risque que l’exercice de la citoyenneté devienne lui-même une fonction spécialisée, réservée à quelques analystes de haut vol formés pour cette pratique. Les cabinets ministériels en sont pleins. Les universités en débordent. Traditionnellement chez eux dans le domaine des sciences dites » exactes » et de la médecine, ils gagnent du terrain dans les départements des sciences humaines. Certes, un peu de science, de rigueur chiffrée et d’objectivité ne nuit pas. Mais, est-ce par paresse, par orgueil ou par l’effet de la pensée unique, » le savoir s’accompagne de moins en moins du doute, de la mise en perspective, de l’explication du contexte, accuse notamment le démographe Michel Loriaux (UCL). Or les »lois » scientifiques sont toujours liées à une situation donnée, elles ne sont pas intrinsèquement légitimes. »
E L’université et ses secrets
L’université n’a jamais autant » produit « . D’étudiants : il en sort, chaque année, des milliers de diplômés, autant d’intellectuels potentiels. De savoir : chaque université (il y en a 18 en Belgique !) possède ses centres de recherche, ses labos, ses contrats de recherche, ses bibliothèques scientifiques, ses revues. Le hic, c’est que très peu de ce gigantesque savoir sort de l’enceinte où il est produit. Ces temples de l’intelligence sont, aussi, de formidables outils de formatage des idées. On y » normalise » la pensée. Pour être accepté par ses pairs et espérer progresser professionnellement dans le monde universitaire, mieux vaut ne pas faire montre d’un esprit trop libre : les professeurs recrutent entre eux ; pas question, donc, de favoriser un électron libre, un élément non contrôlable, un penseur intempestif. » Depuis toujours, l’université encourage à cultiver un minimum d’originalité, à chercher hors des sentiers battus, mais pas trop loin de ceux-ci, juge Vincent de Coorebyter, le directeur général du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques). Elle demande juste de petites nouveautés, pas de grandes ruptures. Celui qui s’aventure trop loin provoque une crise. Et, selon les cas, en sort gagnant, c’est-à-dire populaire, ou perdant, c’est-à-dire rejeté par ses pairs. » Comme il est impossible, en Belgique, de vivre en pur esprit, de gagner sa croûte en pensant, en dénonçant, en remuant, en dérangeant, en écrivant, les intellectuels doivent, pour la plupart, leur pitance à l’unif, où ils officient en tant que chercheurs ou professeurs. La plupart d’entre eux s’alignent donc sagement en rangs, respectent les règles de leur caste, s’inscrivent dans les rapports de force.
Ces Alma Mater où l’on tutoie l’élite ne sont, en outre, pas aussi dignes qu’elles tentent de le paraître. Elles brillent par leur réputation davantage que par leur situation, parfaitement désargentée. Qui finance la recherche et, par conséquent, les chercheurs ? Les pouvoirs publics et le secteur privé (celui-ci intervient surtout dans le domaine de la recherche médicale et appliquée). » Certains contrats sont décrochés parce que leur promoteur est proche du parti du ministre régional ou communautaire qui délie les cordons de la bourse, et non pas parce qu’ils sont intrinsèquement meilleurs que les autres « , dénonce, amer, un directeur de recherches de l’ULB. Et l’on a connu l’un ou l’autre sujet de recherche abandonné sans autre forme de procès, parce que le directeur en question, par sa parole trop libre ou l’orientation inopportune prise par son enquête, avait suscité l’ire de son donateur… » Les résultats de certaines recherches scientifiques, effectuées à la demande de l’une ou l’autre entreprise pharmaceutique, sont soigneusement tenus sous le boisseau, témoigne Lise Thiry, virologue et ancienne sénatrice socialiste. Notamment lorsqu’ils vont à l’encontre des intérêts économiques du bailleur de fonds. » Jamais les liens entre l’université, l’industrie et le monde politique n’ont été aussi étroits. Chaque gouvernement, chaque ministère a ses experts, ses » sherpas « . On les consulte, on leur donne des contrats, on leur confie notamment des enquêtes sur l’état de la Wallonie, mais en les sommant, surtout, de ne rien dire. Par peur des représailles et de voir leurs contrats de recherche s’assécher sur-le-champ, ceux qui ont contribué à La Wallonie, la vérité des chiffres, une étude iconoclaste du sénateur libéral et franc-tireur Alain Destexhe, ont gardé l’anonymat. Ou encore : les économistes Jean Hindriks et François Gérard (UCL) ont mis au point, récemment, un système de classement des communes wallonnes en fonction de l’efficacité de leur gestion (Le Vif/L’Express du 21 octobre 2005). Face au tollé des édiles locaux, il a été » convenu » que les chercheurs pourront continuer à avoir accès aux données qui leur ont permis de réaliser cette étude ( !), mais que ceux-ci devront garder le classement confidentiel…
Pourquoi diable l’ » élite » politique tient-elle donc tant au secret ? Parce que les Wallons ont besoin d’optimisme, pas de sinistrose, estiment les gouvernants sudistes. Alors, le doigt sur la couture du pantalon, les universitaires produisent de l’espoir. » Le propre de ces »types bien » dont les unifs regorgent, à la demande expresse des politiques, c’est de se demander »ce qui vaut le mieux » plutôt que de se poser la seule question à laquelle ils devraient se sentir tenus de répondre, à savoir : »Qu’en est-il ? », dénonce, entre autres, le très libéral philosophe Corentin de Salle.
Résultat ? Le monde politique ne tient pas les universitaires en haute estime. Ils craignent bien davantage les animateurs des émissions de » divertissement politique » et certains journalistes, ce qui n’est pas précisément le signe d’une démocratie vivante et dynamique, surtout lorsqu’on connaît l’état de la presse écrite et audiovisuelle en Belgique, la raréfaction des enquêtes minutieuses en raison d’un manque de moyens humains et financiers, et la dictature de la rentabilité qui y sert de tableau de bord…
Impossible, aussi, d’établir de vraies passerelles, celles qui favoriseraient des allers-retours entre l’université et le monde politique. L’universitaire reste donc attaché à ses terres, qu’il cultive en échange de » largesses » sonnantes et trébuchantes, tandis que le » seigneur » politique vient régulièrement y prélever sa dîme intellectuelle. » En Belgique, ceux qui arpentent plusieurs domaines plutôt que de se cantonner à un seul créneau s’attirent les critiques « , s’indigne Alain Eraly, professeur de sociologie et de management, à l’ULB. Lui-même n’arrête pas de faire les frais de son fugace passé de chef de cabinet d’Hervé Hasquin et d’un livre co-écrit avec Alain Destexhe, encore lui, intitulé Démocratie ou particratie. » Les intellectuels qui font un passage en politique sont décrédibilisés, marqués à vie du sceau de l’infamie. Leur analyse ne compte plus, on les renvoie toujours au tiroir de leur supposée appartenance. C’est un moyen efficace de démonétiser leur travail, d’esquiver les problèmes qu’ils soulèvent et d’étouffer le débat. A propos du livre co-écrit avec Destexhe, on me balance sans cesse : »C’est un bouquin de droite. » Quand je demande : » Pourquoi ? », on me répond : » Parce que vous l’avez écrit avec un libéral et que vous avez travaillé avec Hasquin. » On ne parle ni du fond, ni des constats posés dans ce livre, ni des idées, ni des propositions : c’est insupportable ! » Ainsi vont, en Belgique, les relations entre les mondes universitaire et politique. Ou bien l’intellectuel ne s’est jamais frotté à la politique et alors, il devrait éviter au monde ses analyses sur ce sujet, parce qu’il n’y connaît rien. Ou bien il s’est immergé dans cette leçon de choses publiques, et alors il a juste le droit de se taire parce que ses remarques ne sont pas crédibles et que, de surcroît, il commet le péché capital de cracher dans la soupe…
E Moins de dieux mais plein de chapelles
On sait combien pèse, chez nous, l’appartenance au ban, au sillage, à la fratrie, au clan. Non contente d’être un petit pays, » un puzzle d’improbables provinces « , comme le dit François Perin, la Belgique est aussi divisée en piliers, en chapelles. Elle produit autant d’étiquettes que de spécialités à la bière. Paradoxalement, c’est le monde laïque qui érige les barrières les plus infranchissables. Un médecin diplômé de l’UCL (Université catholique de Louvain) est à peu près sûr de ne jamais décrocher un boulot dans un hôpital dépendant des mutualités socialistes, tandis que quelques (rares) juristes sortis de l’ULB (Université libre de Bruxelles) ont trouvé emploi à leur mesure dans des universités catholiques. Certains étudiants prévoyants s’appliquent donc à jouer à saute-mouton avec les clivages : le baccalauréat (les anciennes candidatures) chez les cathos, le master (licences d’antan) chez les librexaministes. Ou, le fin du fin, la première partie du cursus universitaire à la KUL (Katholieke universiteit van Leuven), la seconde à l’ULB ou à l’ULg (université de Liège), le MBA (maîtrise en administration des affaires) à Oxford ou à Harvard. Mais ces subtilités restent, évidemment, l’apanage de l’élite étudiante, des jeunes dûment briefés par des parents de préférence aisés et, en tout cas, très au fait des règles de fonctionnement et de » cooptation » en vigueur à l’université.
En dehors de ces exceptions, l’appartenance à un clan reste de rigueur. Et tenter de s’en dégager peut coûter cher : ces petits mondes marchent autant à la courte-échelle qu’aux anathèmes. Sortir de son pilier, c’est trahir. Créer son propre » think tank « , terme plus à la mode que » groupe de réflexion « , c’est entrer en dissidence. Et donc prendre le risque d’être raillé par ses pairs. Et rayé de leurs carnets d’adresses. Chez nous moins qu’ailleurs, l’intello ne peut prétendre à l’universalité. L’espace est tellement réduit, les étiquettes tellement réductrices, que chaque prise de position s’analyse au travers d’un prisme. Quels sont les intérêts d’Untel qui défend telle cause ? Pour qui roule tel autre ? Le canal d’expression choisi va déjà connoter la prise de position : tel s’exprime dans La Libre, tel autre dans Le Soir. Ce n’est pas innocent. Tel est flamand, tel francophone. Ça change l’angle de vue. Chaque journal, chaque journaliste, a ses experts de service. Pour donner des gages d’objectivité, sur les sujets éthiques, on fera de préférence appel à un » laïque » et à un » catho « , voire à un » socialiste » et à un » libéral « . Sur les thèmes communautaires, à un Flamand et à un francophone. Ainsi auscultée, plus aucune pensée n’est crédible, plus aucune cause ne peut être embrassée sans suspicion. Prudents, les intellos se contentent donc souvent d’observer plutôt que de se hasarder à prendre position : allez courir des risques pour une audience si réduite ! En outre, vu l’étroitesse du marché, » pour faire un produit viable, dans la presse francophone, il faut viser un public relativement large, refléter des opinions avec lesquelles plusieurs catégories de lecteurs peuvent se sentir en phase, témoigne Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue de débats Politique. En Belgique, la quête d’un certain consensus tiède a aussi des mobiles économiques. Cela rend vulnérable, moins franc, moins combatif. »
Certes, les incursions hors des » piliers » peuvent, parfois, faire merveille. Question de chance et d’adresse. Voyez les incontournables Guy Haarscher et Gabriel Ringlet. Ces vedettes nationales, que beaucoup de leurs » collègues » critiquent discrètement à défaut d’oser le faire publiquement (mais dont tous envient l’indiscutable notoriété médiatique), ont trouvé leur pâture et bâti leur succès en tentant le rapprochement des chapelles : celle de la laïcité » en mouvement » et de l’évangile » libre-penseur « . Leur pensée n’est pas extrêmement profonde ; elle est même allégée si on la compare à celle d’un Jean-Paul Sartre ou du théologien suisse Hans Küng, pour ne citer qu’eux, mais elle a surpris, interpellé, et ils la vendent bien. Ces deux-là ne se sont pas, pour autant, convertis à la religion du voisin. Leurs propos sont plus sympathiques qu’iconoclastes, mais ça marche. Leur bonne parole ne blesse personne, on peut l’écouter sans s’abaisser au péché, de part et d’autre de la frontière philosophique. Elle ne fera sans doute pas date, non plus, dans l’histoire de la philosophie occidentale…
E Attention, sujets tabous !
L’intellectuel, pour en revenir à la définition qu’en font la majorité de nos interlocuteurs, a pour objectif d’influencer, par ses questions et ses réflexions, la gestion de la cité, le cours de la chose publique. Celle-ci est, généralement, une source d’inspiration appréciable pour ceux qui proposent une lecture critique de la société. Or la façon de faire de la politique, en Belgique, limite aussi l’expression des intellectuels, assèche leur inspiration. » Où sont passés Claes, Maystadt et Wathelet ? s’interrogeait récemment Jean De Munck, professeur de sociologie (UCL), dans La Libre Belgique. Dans des instances internationales. L’horizon d’une carrière politique accomplie n’est plus national. » Rien d’étonnant, donc, à ce que le débat politique intérieur, la chose publique, désormais portés par des seconds couteaux, en pâtisse. Etre intello, aujourd’hui, en politique, c’est mal vu. Jean-Luc Dehaene n’y est pas pour rien, qui opposait l’efficacité du pragmatisme, les bricolages géniaux du plombier, à l’inutilité des idées et aux bavardages incessants. Aujourd’hui, la politique-spectacle veut qu’un n£ud papillon, des jambes de starlette ou un sourire de gendre idéal passent mieux à la télévision qu’un programme intéressant mais ennuyeux, ou qu’un vrai débat atour de la Constitution européenne. Parlons-en, justement, de cette » Constitution « . En Belgique, point de référendum, donc point de débat. Les quelques rares partisans du non – comment ont-ils osé ? – se sont fait descendre avec une belle unanimité par les éditorialistes. » On n’a pas vu d’intellectuels, dont c’est pourtant le boulot, aligner les arguments consistants en faveur du oui comme du non, éclairer notre lanterne et celles des élus qui, aux différents niveaux de pouvoir, étaient chargés de ratifier le texte. Les empêcheurs de penser en rond auraient dû, sur la base d’une exégèse laborieuse du texte, réfléchir, multiplier les questions, plutôt que de promouvoir vaniteusement des réponses supposées bonnes, avec la démagogie de »ceux d’en haut » qui procède davantage du mépris du peuple que de son éducation « , estime Hadi El Gammal, écrivain et directeur du Théâtre Maât (Bruxelles).
La construction européenne se prête mal aux remises en question ? Elle n’est pas la seule. Les excès du libéralisme, la concentration des médias, la violence dans les écoles, l’insécurité, le port du foulard, l’organisation des syndicats, le pacte culturel, l’aide au développement, l’intégration, le communautarisme, le cordon sanitaire, les logiques corporatistes, le poids des lobbyes, le respect des identités : autant de sujets tabous. Il n’y a pas, en théorie, de questions interdites en Belgique. Mais, dans le contexte du système général de pensée, certaines questions et remises en question sont plus difficiles à formuler que d’autres, reçoivent un accueil plutôt froid dans l’espace public et ne font tout simplement pas débat. Face à certains sujets » sensibles « , nombre d’intellectuels se taisent ou se complaisent dans des généralités vertueuses, de peur de voir leur pensée amalgamée à des idéologies qu’ils ne supportent pas. » Un destin personnel ou professionnel peut basculer sur la base d’un texte commis sur un thème délicat. Ah, ces accusations d’inféodation à un parti ou, pis, à l’extrême droite, proférées par les censeurs bien-pensants, à l’encontre de ceux qui ne pensent pas comme eux ! » fustige le politologue Sami Zemni (université de Gand). Ce Belgo-Tunisien, spécialiste de l’islam et des questions d’intégration, salue les enquêtes sérieuses menées, sur le terrain, par l’un ou l’autre journaliste dit » de droite « , notamment sur les épineuses questions du foulard dans les écoles ou de l’insécurité, autant de thèmes que la » gauche » préfère cacher sous le boisseau.
La liberté d’expression existe pourtant bel et bien, dans notre pays, et certains ne s’en privent pas. Mais, dans ce petit monde de l’élite où tout le monde se côtoie, se jauge et se juge, de trop nombreux intellectuels sont gagnés par le sommeil. Pour les réveiller et, en même temps, rendre un peu de tonus à la démocratie, il faudrait fustiger tous les censeurs. Y compris les » progressistes » qui sombrent souvent dans l’intolérance face aux positions iconoclastes… l
I. Ph.
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