In the mood for Loach

Louis Danvers Journaliste cinéma

Judicieux, audacieux, mariant cinéma d’idées, de style et d’émotions, le palmarès du 59e Festival de Cannes couronne de belle manière une édition d’un niveau remarquable

De notre envoyé spécial

Il aura conservé ses lunettes noires jusqu’au moment fatidique de la cérémonie de clôture et du palmarès tellement attendu. Mais Wong Kar-wai n’en aura pas moins eu jusqu’au bout le regard clair et le jugement lucide. Président heureux d’avoir su éviter les vrais pièges comme les oppositions factices, le cinéaste venu de Hongkong, qui frôla naguère lui-même la Palme d’or avec In the Mood for Love, a bien argumenté les choix d’un jury harmonieux, qui a su faire preuve tout à la fois d’audace et de générosité. Il a mis l’accent sur ces £uvres qui  » reflètent l’espoir, la solidarité, et qui créent de nouvelles perspectives « . Dans un festival où beaucoup de films s’offrirent en reflet critique, angoissé, voire désespéré de l’état du monde, les récompenses majeures sont en effet allées à ceux qui offraient de l’espoir, même ténu, même fragile.

Personne mieux que Ken Loach ne pouvait incarner cette voie, et le couronnement de son passionnant Le vent se lève ( The Wind That Shakes the Barley) est aussi réjouissant que logique et justifié. Le réalisateur britannique nous plonge au c£ur de la révolte soulevant les républicains irlandais contre l’occupation anglaise au tout début des années 1920. Dans son second film d’époque, après l’intense et bouleversant Land of Freedom (1995), consacré à la guerre civile espagnole, Loach met son réalisme rigoureux au service d’un récit mouvementé, violent, captivant, où l’évocation d’un combat marqué par le nationalisme et l’appartenance religieuse n’empêche pas le cinéaste de réaffirmer ses propres convictions… internationalistes et athées. La rectitude de la démarche s’accompagne d’un très remarquable travail scénaristique (dû au complice habituel Paul Laverty), d’une mise en scène exemplairement sèche et précise et d’une interprétation qui porte à incandescence les fortes questions politiques, mais aussi et peut-être surtout morales soulevées par le film. Cillian Murphy et Padraic Delaney jouent à merveille les frères aux personnalités contrastées qui uniront leurs forces puis se déchireront, offrant un miroir intimiste à ce qui se joue en grand sur le théâtre de l’histoire collective…

Solidarité, complémentarité

Le cinéma ne se fait pas tout seul, et aucun créateur ne saurait y briller s’il n’y travaille en équipe. Le jury du 59e Festival de Cannes nous l’a rappelé de manière fort belle et audacieuse, en partageant ses prix d’interprétation entre deux  » troupes  » de comédiens. Les six femmes de Volver (Penélope Cruz, Carmen Maura, Lola Dueñas, Blanca Portillo, Yohana Cobo et Chus Lampreave) et les cinq hommes d’ Indigènes (Jamel Debbouze, Samy Bouajila, Samy Nacéri, Roschdy Zem et Bernard Blancan) méritaient bien cet honneur partagé autant qu’inédit, puisque c’est la toute première fois que les lauriers font ainsi l’objet d’une  » collectivisation « . Les actrices d’Almodovar (également récompensé pour le meilleur scénario, mais dont la soif de Palme reste inassouvie) déclinent avec une énergie complice une féminité célébrée sur trois générations par un réalisateur qui s’attache à les faire briller. Les acteurs du film franco-algérien de Rachid Bouchareb offrent avec engagement l’image trop longtemps restée dans l’ombre de ces soldats venus des colonies verser leur sang pour la libération de la France (leur France) à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cinématographiquement moins accompli que Volver ou Le vent se lève, Indigènes donne un visage et une voix à ceux que leur sacrifice n’a pas empêchés d’être encore et toujours, par-delà les blessures et la mort, considérés comme des  » étrangers « . Il vient à point nommé enrichir une réflexion sur cette France multicolore qui éprouve tant de mal à se reconnaître telle qu’elle est.

De France profonde et d’Afrique du Nord, il est aussi question dans Flandres, qui vaut à Bruno Dumont le Grand Prix, considéré comme la plus importante récompense après la Palme d’or. Poursuivant sa douloureuse et parfois terrifiante exploration d’une nature humaine sortie de toute culture pour se donner à voir dans son animalité la plus brutale, le réalisateur de La Vie de Jésus et de L’Humanité suit un jeune paysan fruste et taiseux, de sa campagne du nord de la France à une terre arabe où se déroule une guerre aux enjeux non précisés mais où, soldat, il participera aux pires excès avant de revenir et de connaître, in extremis, une rédemption dans l’amour… Joué par des interprètes non professionnels, hanté par l’opposition bestialité/grâce, et empreint du mélange de dureté absolue et de compassion chrétienne propre à son auteur, Flandres pourra irriter, voire choquer, non seulement par ses scènes d’une crudité radicale, mais aussi par ses côtés hautains et paradoxalement méprisants pour cette nature humaine qu’il prétend vouloir sauver. Mais c’est incontestablement l’£uvre d’un vrai cinéaste, comme l’est aussi Babel, d’Alejandro Gonzales Inarritu, Prix de la mise en scène.

Le réalisateur mexicain d’ Amours chiennes et de 21 Grammes conjugue trois actions impliquant un couple d’Américains en vacances au Maroc, une  » nounou  » mexicaine et les enfants placés sous sa garde aux Etats-Unis, et une jeune sourde-muette japonaise à Tokyo. Le tout forme une texture tragique, alarmante et tissée de décalages temporels, selon la méthode désormais bien (trop ?) connue du scénariste Guillermo Arriaga, auteur également du script de Trois Enterrements, primé l’an dernier à Cannes.

Un cinéma de formes et d’idées

Très émouvant, même si l’on y remarque comme une formule narrative un peu trop répétée, Babel relève du bon cinéma, celui qui réunit enjeux formels et vrai propos, à rebours des beautés frivoles d’un Marie-Antoinette auquel la presse française, inexplicablement subjuguée dans sa quasi-totalité, aurait bien donné la Palme si on l’avait laissée faire… Prix du jury mérité, le saisissant Red Road, premier long-métrage de la Britannique Andrea Arnold, réaffirme lui aussi, heureusement, la valeur d’un art cinématographique faisant rimer les idées et le style. Une femme y retrouve, via les caméras de surveillance dont elle assure le contrôle à Glasgow, l’homme qui a causé la mort de son mari et de leur enfant. Témoignage passionnant des ambiguïtés des rapports humains sur fond de désir de vengeance, Red Road fut l’excellente surprise d’une compétition cannoise où se firent encore remarquer le polar social rageur de Lucas Belvaux, La Raison du plus faible, et le conte fantastico-politique de Guillermo Del Toro, Le Labyrinthe de Pan. Les plus grosses déceptions sont venues des sélections française (avec un faiblard et complaisant Quand j’étais chanteur faisant la part trop belle à l’essoufflé Gérard Depardieu) et, surtout, américaine (avec un Fast Food Nation et un Southland Tales, qui ne devaient sans aucun doute leur présence à Cannes qu’à un point de vue anti-système fort prisé par le festival français)…

Rendez-vous est déjà pris pour mai 2007 et une 60e édition que l’on annonce d’ores et déjà hautement festive. Dans l’actuel palais où dans le nouveau lieu que Gilles Jacob appelle de ses v£ux, Cannes restera le c£ur battant d’un cinéma mondial auquel la quinzaine écoulée aura fait honneur.

Louis Danvers

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