Il faut sauver le soldat Besson

Emmanuel Paquette Journaliste

Lourdes pertes, départs en série, direction et conseil d’administration chamboulés… Le studio créé par l’auteur de Subway est en crise. Il cherche à renouer avec les bénéfices, mais le rêve d’un Hollywood-sur-Seine semble aujourd’hui bien loin.

Fred s’effondre sur le sol glacial du métro parisien. Une balle vient de se loger dans son dos. Le tireur en embuscade n’a eu aucune pitié. Dans ce plan du film Subway, réalisé par un certain Luc Besson, Pierre-Ange Le Pogam prête ses traits à l’assassin. Le rôle de Fred est tenu par l’acteur Christophe Lambert. Vingt-six ans plus tard, un autre Christophe Lambert – ironie de l’homonymie -, ancien publicitaire, devenu directeur général d’EuropaCorp, convoque Pierre-Ange au siège, dans son bureau près des Champs- Elysées. Le cofonda-teur du plus grand studio de cinéma français au côté de Luc Besson apprend en ce dé- but février son licenciement pour faute lourde. Il ne remet-tra plus les pieds dans les locaux.  » Le Pogam a tué le mauvais Christophe Lambert !  » ironise un observateur.

Cette scène est l’épilogue d’une longue amitié et l’ultime rebondissement d’un film de série B. Quelques jours plus tôt, le studio avait diffusé un communiqué lapidaire officialisant la démission de Le Pogam du conseil d’administration.

Le Breton quinquagénaire quitte le navire en pleine tempête. Il n’est que le dernier d’une longue série à passer par-dessus bord.

Le profond malaise des salariés

Arrivé en juillet 2010, Christophe Lambert, le nouveau  » lieutenant  » de Besson, a  » nettoyé  » la direction. A commencer par le patron du cinéma, Jean de Rivières, et le directeur de la diffusion, Charles Benloulou. Selon nos informations, le responsable des ventes internationales, Pascal Delgove, le directeur financier, Raphaël Durand, et Steve Rubin, du marketing, préparent aussi leurs valises. Cette reprise en main musclée, doublée du lancement prochain d’un plan stratégique ( voir l’encadré page 48), est destinée à rassurer les marchés financiers. Mais elle plonge aussi les salariés dans un profond malaise.

Ces remous surviennent après deux années compliquées. Le studio affiche des pertes opérationnelles qui pourraient atteindre un record fin mars : de 20 à 30 millions d’euros. La faute à un petit personnage aux cheveux en bataille et aux oreilles pointues. Les aventures du héros des films d’animation Arthur et les Minimoys 2 et 3 ont coûté près de 130 millions d’euros. Aucun n’a rapporté d’argent ! Le box-office en France tout comme les ventes à l’international, dont Le Pogam avait la responsabilité, ont été décevants. Le compagnon de trente ans de Luc Besson a pourtant de nombreux succès à son actif, comme Taken (145 millions de dollars de recettes aux Etats-Unis), et, plus récemment, Les Petits Mouchoirs (plus de 5 millions d’entrées).

Les deux compères se sont rencontrés chez Gaumont au début des années 1980. Après le succès de Subway, ils ne se quittent plus. Pendant près de quinze ans, Gaumont coproduira la quasi-totalité des créations de Besson comme Le Grand Bleu, Nikita, ou Le Cinquième Elément. En 1999, le duo décide de s’associer pour fonder son propre studio, EuropaCorp. A l’instar des géants de Hollywood, la société vise des productions à gros budgets, capables de s’exporter dans le monde entier, et de faire la nique aux Américains sur leur propre terrain, celui du divertissement à grand spectacle. La série des Taxi 2 et 3 récolte de maigres recettes outre-Atlantique, il faudra attendre la saga des Transporteurs pour que le rêve yankee débute.

Les deux associés ont bien d’autres ambitions. Ils veulent tourner tous les dix-huit mois un film en langue anglaise avec des têtes d’affiche. Mais pour attirer des stars hollywoodiennes, les budgets doivent souvent dépasser les 50 millions de dollars. Pour les deux quinquas à la barbe drue, seuls les marchés financiers peuvent permettre de financer de tels développements. Une entrée en Bourse apporte également la notoriété, notamment aux Etats-Unis, où la société est aussitôt comparée à un mini-mogul. Le couple cherche à rassurer les investisseurs en limitant les risques et en préfinançant chaque film à 80 %.

Tout se présente sous les meilleurs auspices. Mais, juste avant l’introduction, en 2007, Pierre-Ange et Achille Delahaye, le directeur général de l’époque, décident de vendre des titres. Luc Besson goûte peu la man£uvre et craint le mauvais signal envoyé au marché. Il s’endette de 20 millions d’euros et rachète les actions de ses associés au prix fort. Pierre-Ange encaisse 12,6 millions d’euros, cède ses parts dans son agence Ydeo pour 670 000 euros, et garde 8 % du studio. A cette occasion, il acquiert l’île de Gavrinis, à l’entrée du golfe du Morbihan, et la met à disposition de jeunes artistes pour créer et exposer leurs £uvres.

Luc Besson conserve, lui, 62 % des parts via sa holding Front Line. Mais cette volonté de contrôle et son train de vie lui coûtent cher. L’entrepreneur possède une île aux Bahamas, un jet privé, un château en Normandieà et doit rembourser 34 millions d’euros. La solution pour éponger cette ardoise est simple : facturer diverses prestations à EuropaCorp. Et voilà le studio tenu de prendre en charge le ménage, l’accueil, les frais de location d’un avion Falcon, ainsi que le paiement du loyer du luxueux siège installé dans un ancien hôtel particulier (près de 3 millions d’euros par an). A cela s’ajoute la rémunération du patron, qui passe de 1,26 million en 2009 à 3,6 millions d’euros en 2010. Quant aux bénéfices réalisés par EuropaCorp, ils remontent, pour partie, directement vers Front Line. Du moins, lorsque les dividendes sont versés.

Car les rêves de grandeur ont tourné au cauchemar. Les promesses de 2007 – tripler le chiffre d’affaires et améliorer les marges du studio – n’ont pas été respectées. Et, depuis, le titre a perdu 70 % de sa valeur. La valse des dirigeants, trois directeurs généraux en trois ans, n’a rien arrangé.

Difficile, il est vrai, de se faire une place entre deux personnalités aussi fortes que Besson et Le Pogam. Difficile de dire  » non  » à leurs projets. Comme cette fameuse Cité du cinéma. Un rêve à l’américaine. La création ni plus ni moins de 9 plateaux de tournage à Saint-Denis, au nord de Paris, la venue de l’école de cinéma Louis-Lumière, et l’instal-lation du nouveau siège d’EuropaCorp. Un songe à 160 millions d’euros ! Mais les ennuis ne vont pas cesser de s’accumuler sur ce petit Hollywood aux portes de la capitale. Le terrain acheté à EDF est pollué, les lignes à haute tension doivent être déplacées, et les investisseurs ne suivent pas.

L’Elysée pèse de tout son poids dans le projet

Besson va se dépêtrer de ces problèmes en faisant appel à Christophe Lambert. Cet ancien de Publicis, proche de Nicolas Sarkozy, connaît le cinéaste depuis 2008. Tous deux s’étaient alors associés au sein d’une agence de communication, Blue Advertainment. Bonne idée. Le publicitaire joue à merveille de son entregent politique, et parvient à débloquer le dossier. L’Elysée pèse de tout son poids pour que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) finance le projet. Le renvoi d’ascenseur de Besson est immédiat. Lambert est parachuté, en juillet dernier, directeur général du studio. Il amène dans ses bagages Emmanuelle Mignon, ancienne directrice du cabinet de Nicolas Sarkozy.

Pierre-Ange Le Pogam, lui, est mis devant le fait accompli. Il n’apprend ces recrutements de luxe qu’à la dernière minute et en prend ombrage. D’autant que le nouveau directeur général se rend très vite outre-Atlantique pour sécuriser des contrats de distribution – une tâche qui, jusqu’alors, lui était dévolue. Dès lors, Le Pogam juge qu’il ne peut plus rester. Il veut produire ses propres films. Besson tente de le retenir en lui proposant de les distribuer. En vain. Aucun compromis n’est trouvé, et la situation s’envenime. Le 7 février, le cofondateur quitte le groupe.

Ce divorce finit de secouer la maison alors que le conseil d’administration est en plein bouleversement. Hervé Digne, vice-président du Forum d’Avignon, vient de partir, remplacé par Emmanuel Coste, du fonds d’investissement Qualis. Par ailleurs, deux relations de Vincent Bolloré, Antoine Bernheim, ancien président du groupe d’assurances Generali, et l’ex-banquier Jacques Rossi font leur entrée.

D’aucuns prêtent au patron de Direct 8 des intentions de rachat d’EuropaCorp. Après tout, l’homme connaît bien Christophe Lambert et détient déjà indirectement une participation dans la Cité du cinéma. Interrogé, Vincent Bolloré dément. De quoi rassurer Luc Besson. Même si, pour l’enfant terrible du cinéma, cette année s’annonce mouvementée. Au siège du groupe, l’ambiance risque d’être plus proche de Nikita que d’Arthur et les Minimoysà

EMMANUEL PAQUETTE

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