Horreur ! Une mite dans les belons !
Contrepéter, seul ou en groupe, c’est permuter les sons des mots. C’est aussi inventer, dompter la langue ou la tirer aux censeurs. Un » Que sais-je ? » célèbre les vertus de ce jeu ancien, cérébral et trivial
(1) La Contrepèterie, par Joël Martin, Que sais-je ?, n° 3740, 128 pages, en librairie le 10 mai.
C’est une explosion d’allégresse, une voltige intellectuelle, un merveilleux mécanisme à remonter le moral. Cette binette sent l’aneth. Le pape distingue mal la nuque des Suisses. Maman caresse les bajoues de papy. Trois secondes de réflexion et le rire fuse, fruit d’un jeu mental qui soulage, défoule, dérange le convenu par sa signification nouvelle, souvent obscène. Tel est l’effet de la contrepèterie. Son mécanisme ? A partir d’une phrase, on en bâtit une autre, en permutant consonnes, voyelles ou syllabes. Le résultat est une autre phrase, proche par ses sonorités, certes, mais au sens très éloigné. Pour le découvrir, les novices s’aideront des italiques, qui indiquent les éléments à déplacer. Un petit entraînement ? Allons-y : Mowgli fut-il em ballé par ce gros filou ? Et pourquoi avoir renversé du pouilly sur Sa bine ?… Pur plaisir à faire pirouetter les mots ou divertissement douteux pour carabin attardé, le contrepet vient en tout cas d’être honoré par l’édition d’un numéro de la collection » Que sais-je ? » consacré à son histoire et sa grammaire (1). Sous la plume de Joël Martin, normalien et musicien français, l’art de décaler les sons (et hop, un de plus !) méritait sans doute de passer entre toutes les mains.
Bien vu, car la vertu première du contrepet, c’est de réjouir grands et petits. Parfaitement, les enfants aussi. » Faire valser les phonèmes, ça entretient la bonne humeur, assure l’auteur. Et aussi les neurones. » Le contrepet désosse par essence les vocables, scrute les mots qui se ressemblent, » zoome » sur leurs petites différences. » Un écolier qui contrepète est mieux armé contre la confusion verbale, avance Joël Martin. Ayant avalé son pain sans beurre, il sait qu’il peut prendre son bain sans peur. » Quant à ses parents, il y a belle lurette qu’ils jettent un regard entendu sur leur boucher, qui pèse et em balle, et sur leur dermatologue, qui pose son drain sur des verge tures… Trop d’irrévérence ? C’est vrai que le graveleux ne manque pas dans ces trafics. C’est même le piment de la chose. » La contrepèterie est drôle en ce qu’elle recèle, derrière la bienséance, une phrase triviale, poursuit le spécialiste. Inexprimée, elle provoque une jubilation intense chez les initiés. Traduite, elle n’est plus qu’un énoncé grossier… » Des contrepèteries, il en existe pour chaque circonstance de la vie, et dans une infinité de registres (littéraire, musical, animal, scientifique, militaire, clérical…). Il en est des classiques, des complexes et, même, des parfaitement convenables. L’auteur livre d’ailleurs toute une collection de carabistouilles enfantines, expurgées. Sympa, mais vain. Le contrepet authentique ne se » déguste » que lorsque le scabreux s’y exprime, sous une forme respectable : Chef, votre tourte sent décidément le pineau…
Chapeau bas à Joël Martin, pour avoir dressé l’histoire d’une tradition qui reste, somme toute, assez » volatile « . A la source, deux contrepèteries écrites jaillissant, en 1532, du chapitre XVI du Pantagruel : » Femme folle à la messe » et » A beau mont le vi comte « . Ces deux saillies de Panurge ont acquis l’immortalité. Quarante ans plus tard, les bijoux rabelaisiens donnent naissance à un genre littéraire. Un fascicule tout entier dédié aux » antistrophes » sort son auteur, Etienne Tabourot, de l’anonymat : il recèle des contrepèteries délectables, comme cette belle quille frottée. » Détonants, parce qu’ils permutent seulement les consonnes initiales des mots, ces chefs-d’£uvre seront repris par de nombreux écrivains, mais seulement quatre siècles plus tard « , explique le chercheur.
Pourquoi une telle traversée du désert ? L’austérité et les convenances vont jeter pour longtemps un pudique manteau sur ce » sport « . Le contrepet n’est pas pour autant anéanti. Il n’est qu’assoupi dans les vers des poètes. Musset (à George Sand) : » Mais quand les v ents s ifflaient sur ta muse aux yeux pâles. » Vigny, bien sûr : » J’aime le s on du c or, le soir au fond des bois. » Et beaucoup d’autres, avant que le contrepet resurgisse définitivement au grand jour, en 1909, sous la plume d’un certain Jacques Oncial. Ses trouvailles sont des perles éternelles, encore toujours récitées (Les populations laborieuses du Cap, La Chine se dresse devant les Ni ppons). Elles inspireront toute une lignée de géniaux compilateurs et compositeurs, parmi lesquels l’auteur de la formule la plus originale qui soit, car la plus utilisée : Je vous laisse le choix dans la date…
Envie de vous lancer dans la création ? L’ouvrage fournit divers trucs de fabrication, dont une liste de mots » contrepétogènes » assez utile aux débutants : berge, bouillon, génisse, poncho, tentacule, etc. Pour les confirmés, allez voir tout de suite le chapitre sur les doubles croisements et les permutations circulaires (Chef, votre infâme purée Crécy tue !). Courage : la langue française est résolument propice aux contrepets. A l’esprit gaulois de ses locuteurs, aux résonances » appétissantes » des vocables s’ajoutent une absence quasi totale d’accents toniques, ainsi qu’une abondance de paronymes (mots qui se ressemblent) et d’apocopes (abréviations devenues des noms courants, comme pub, sécu, kiné). Autant d’atouts qui confèrent une souplesse sonore, celle-là même qu’exploite le calembour, autre récréation verbale. Enfin, croyez les logopèdes : le jeu est une arme redoutable contre la dyslexie. En contrepétant, le patient apprend à dompter le mot, à l’apprivoiser, à ne plus le confondre avec un » presque pareil « . Alors, qu’est-ce qu’on dit au bon docteur Contrepet ? Beauci mercoup.
Valérie Colin
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