Guerre, mensonges et démocratie
Le 11 septembre a été un détonateur. L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine, dans son livre Face à l’hyperpuissance, a raison de souligner que tous les éléments de la politique américaine étaient en place avant l’attentat contre les Twins. L’administration Bush a pu aussitôt réaliser certains projets exposés et portés depuis longtemps par quelques intellectuels américains, dont il ne faut pas sous-estimer les capacités à penser le monde. Védrine définit cette nouvelle politique américaine par quelques mots clefs : » Unilatéralisme assumé, contournement de l’Onu, wilsonisme botté (selon la formule de Pierre Hassner), et renversement de Saddam. » Pour tous les hommes de bonne volonté, le 11 septembre fut aussi le révélateur d’un chaos. Nous vivions sur un volcan et faisions semblant de ne pas le savoir.
L’invasion de l’Irak a été l’une des réponses de Bush aux crimes du 11 septembre. Cette guerre a provoqué un débat qui continue d’agiter les consciences. Qui a raison ? L’Amérique ou ceux qui, comme la France, ont condamné cette guerre ? Où sont les fameuses armes de destruction massive (ADM) ? Ces questions concernent le passé. Il en est beaucoup d’autres qui nous parlent simplement de l’avenir. En voici quelques-unes. Toutes sont décisives. Comment nous situer face à l’Histoire ? La démocratie doit-elle être imposée par le glaive ? Quel rapport entre la force et le droit ?
André Glucksmann nous donne ses réponses dans un livre écrit à chaud, comme il sait le faire, Ouest contre Ouest. Il pense que le monde est menacé par le nihilisme. Glucksmann est une belle intelligence, mais il réfléchit toujours selon un modèle Est-Ouest. Les nihilistes dont il parle sont les fondamentalistes de l’islam, qu’il présente comme les héritiers de Staline et de Hitler. Du temps et sous la botte de ces deux monstres, l’homme était devenu l’idole de l’homme. Rien de tel avec les fondamentalistes, ce sont des hommes qui croient. Leur dieu est un dieu vengeur, ils veulent dresser l’Orient contre l’Occident, s’enivrent du sang qu’ils répandent en son nom, ce sont des assassins, mais ils croient, hélas ! Cela n’est peut-être qu’un point de vocabulaire. (Et si le nihilisme était plutôt le mal sourd qui ronge nos sociétés de confort et de déprime ?)
Ce qui reste plus incompréhensible, c’est qu’un honnête homme comme Glucksmann, dont on connaît la passion de la vérité, puisse passer aussi facilement qu’il le fait les mensonges de Bush par pertes et profits. On se souvient de la farce de Colin Powell agitant à l’Onu une fiole remplie d’un improbable liquide. Il est impossible, à mon sens, quand on brandit l’étendard de la démocratie, de fonder une politique et, a fortiori, une guerre sur un mensonge, parce que la démocratie, c’est d’abord un certain rapport à la vérité. Glucksmann a passé l’essentiel de sa vie à combattre le totalitarisme. Ne se souvient-il pas que Souvarine disait que le pire du régime soviétique n’était pas l’oppression, mais le mensonge ? Est-ce une façon d’affronter l’Histoire, pour l’impérial-démocratie, que de ne pas dire ses buts de guerre ? Est-ce une façon de s’adresser aux peuples du monde, et de fait en les chapitrant, que de les entortiller dans des sornettes ? C’est surtout une façon de compromettre sa victoire. A ce propos, Pierre Hassner, dans un recueil de textes pertinents, écrits avant le 11 septembre, parlait de l' » impuissance de la victoire « . Pour celui qui sait que la victoire n’existe pas, le droit et la vérité sont les meilleurs alliés de la force.
Glucksmann reconnaît pourtant, mais pour le pardonner, le mensonge américain. » Le gouvernement des Etats-Unis eût gagné meilleure audience à plaider la cause des droits de l’homme et du devoir d’intervenir. » Nous voici au c£ur des questions posées par la guerre d’Irak. Les Américains sont partis en guerre pour le Bien contre le Mal. Qui est le grand juge du Bien et du Mal ? George W. Bush.
Tzvetan Todorov, après Hassner, évoque ce problème dans un livre dense, concis, nuancé et problématique : Le Nouveau Désordre mondial. » Là réside la différence entre démocraties et Etats totalitaires, écrit Todorov. Les premières utilisent leurs forces armées en vue de leur légitime défense, les autres pour changer le monde […]. Combattre pour la perfection d’autrui û plutôt que de soi û ne s’inscrit pas dans le cadre de la morale démocratique. » La réflexion de Todorov paraît frappée au coin du bon sens. Et elle l’est. Elle marque les limites du messianisme démocratique (et peut-être de la démocratie elle-même, que l’on prend trop facilement pour une fin). Pourtant : mourir pour Dantzig, pour les Tchèques, pour l’Autriche, cela ne s’inscrivait-il pas dans le cadre d’une morale démocratique ? Autre question, plus générale : devons-nous vraiment renoncer à changer le monde ? Ma réponse est non. Ce n’est pas parce que les Américains se conduisent sans principe qu’il nous faudrait renoncer à l’action, c’est-à-dire à l’Histoire, aux héros et aux saints.
L’Histoire, pour nous, notre destin, c’est l’Europe. Pour l’instant, notre Europe, tout en débordant de sa marmite, a bien du mal à guérir de sa bruxellose. On la sait divisée, menacée par le trop-plein. Ferons-nous à 25, à 26, à 27 ce que nous n’avons pas su faire à 15 ? Certainement pas. Acceptons donc une Europe à géométrie variable, comme disait Jean-François Deniau. Réglons nos problèmes absurdes d’identité, comme nous y invitent Védrine, Todorov, mais aussi le cardinal Lustiger, et donnons à l’Europe le meilleur de nous-mêmes, c’est-à-dire » une culture réellement désintéressée « , pour que les Européens redeviennent nécessaires au monde.
Face à l’hyperpuissance, par Hubert Védrine. Fayard, 378 p. Le Nouveau Désordre mondial, par Tzvetan Todorov. Robert Laffont, 111 p. Ouest contre Ouest, par André Glucksmann. Plon, 208 p. La Terreur et l’empire (t. II). La Violence et la paix, par Pierre Hassner. Seuil, 407 p.
par daniel rondeau
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