Grand Magic Circus
De 1977 à 1999, le Cirque Divers aura invité à Liège une fourmillante contre-culture mondialiste, de Topor à Laurie Anderson. Entre mille folies, ces années libertaires s’exposent aujourd’hui au musée de la Vie wallonne.
Une image qui dit tout. On y voit un commissaire à moustache tout droit sorti de chez Chabrol. Stupéfait. Tout comme le bourgmestre Close, dont le regard plonge vers une femme couchée sur le bitume humide de la place Saint-Lambert. Pas un cadavre, juste l’artiste plasticienne française Orlan qui, depuis trois jours, mesure le périmètre des alentours – 1,28 kilomètre quand même – en utilisant son propre corps traîné à même le sol en guise de mètre-étalon. Une performance menée avec la complicité du Cirque Divers. En cette fin janvier 1980, les nerfs des autorités liégeoises lâchent : » Dégagez, y a plus rien à mesurer ! » La photo en question est l’un des nombreux éléments de l’expo Le Jardin du paradoxe. Regards sur le Cirque Divers à Liège, tenue dans la Cité ardente jusqu’à la mi-août.
Dans l’église Notre-Dame-de-l’Immaculée-Conception, désormais centre d’art, on sourit volontiers mais pas seulement, devant cet aréopage de peintures, vidéos, sculptures, affiches et autres memorabilia rappelant l’authentique saga contre-culturelle du célèbre lieu de production culturelle et artistique liégeois. Réplique de Lolo Ferrari grandeur bombastique nature pour rappeler le passage de Jan Bucquoy, dessins érotomanes de Topor, vidéo émouvante de Laurie Anderson, traces multiples d’Alechinsky, Ben Vautier, Willem, Glen Baxter, figurines d’art brut ou encore poster d’une soirée » Comment être clochard en 3 leçons « , donnée par un authentique SDF… » Le Cirque pratiquait la notion de haute et basse culture, locale et internationale, les peintres du dimanche comme les grandes vedettes, avec une expérimentation dans tous les sens « , relève Jean-Michel Botquin, commissaire de l’expo et galeriste liégeois.
Ironique qu’un lieu sacré du xviie accueille ces amateurs de Guy Debord plus que de Jésus : de fait, la société du spectacle du Cirque Divers se fonde sur l’après-1968. Jean-Michel Botquin pose les fondements du lieu situé dans le quartier En Roture : » Dans ce coin d’Outremeuse, on trouvait des établissements comme un théâtre de marionnettes, les éditions de cinéma et d’art Yellow Now, la librairie Le Quai tenue par deux gays antimilitaristes qui avaient des accointances avec le parisien Guy Hocquenghem, un club de jazz et puis les André Stas, Jacques Lizène, Jacques Charlier et autre Michel Antaki, qui y passaient sans cesse. » Ce dernier est le personnage clé du Cirque Divers qu’il fonde début 1977 avec Brigitte Kaquet – qu’il épousera – et une poignée d’autres.
Né à Beyrouth d’un père syrien chrétien, Michel Antaki – qui bégaie parfois comme Arno – fait son mémoire d’architecture sur Seraing : là, il se découvre en » grand jardinier du paradoxe et du mensonge universel « . Une autodéfinition affirmée lorsqu’on le rencontre in situ au milieu des années 1990, entre bringue alcoolisée et projet socio-culturel anticonformiste. Pendant plus de deux décennies, Antaki sera le monsieur Loyal du Cirque, » et son concierge « , catalyseur drolatique et marathonien de la curiosité, mettant la main à la pompe (du bar) comme à celle d’une effronterie permanente. C’est d’ailleurs son portrait peint en grand qui trône dans la cour du musée de la Vie wallonne, zakouski visuel d’une douloureuse présence-absence : Michel, 72 ans, souffre aujourd’hui de la maladie d’Alzheimer. Lors d’une récente visite des lieux, quelques pièces de l’expo semblent toutefois avoir revitalisé ses souvenirs : peut-être ce ring de boxe, enceinte grandeur nature sur laquelle s’installaient un duel de batteries ou une battle tout aussi rythmée entre une catcheuse et un avocat…
Si le Cirque est une aventure éminemment collective, il fallait peut-être un déclencheur exogène pour prendre des libertés avec celles de la Principauté. » Michel avait raté son bac français-arabe à Beyrouth, raconte Jean-Michel Botquin. Mais il avait réussi l’Ecole américaine, ce qui l’a amené à partir étudier à l’étranger. Et à avoir sans doute un regard particulier sur Liège qui, aujourd’hui encore, reste une ville de princes-évêques, une Rome du nord et la dernière cité latine avant la Germanie. Bâtie par les ingénieurs et l’instinct industriel de John Cockerill, bouffée par le socialisme le plus militant, fascinée par la France au moins depuis le siècle des Lumières. A la fin du xixe siècle, pendant deux à trois ans, Liège a même été la ville la plus riche du monde et a conservé une culture bourgeoise. D’où l’importance du Cirque, qui est sans doute la première manifestation importante de contre-culture, occupant toutes les cases vides. » Pour constituer l’expo, Jean-Michel Botquin a exploré pendant des mois la cave de Michel Antaki, deux conteneurs d’archives et, çà et là, des milliers de pièces, photos, artefacts, mail art, tableaux, » souvent dans un état épouvantable « . Contre toute attente, l’idée d’offrir au regard public ce patrimoine hurluberlu, engagé, précieux et détonnant, séduit le député provincial-président Paul-Emile Mottard qui rend la chose possible : 130 000 euros pour montrer ce qui est aussi le refus d’une simple nostalgie.
Solides références
Le Cirque comme clé d’écriture via ses ateliers – recevant notamment au fil de son histoire les écrivains Philippe Sollers, Allen Ginsberg, Hugo Claus, William Cliff – ou délaissant parfois sa petite jauge d’une centaine de personnes pour polliniser Liège dans d’autres endroits. Là aussi, le name dropping est costaud – le plasticien américain Bob Wilson, la compagnie de danse contemporaine japonaise Sankai Juku, les metteurs en scène Peter Brook et Jerzy Grotowski – et le désir, transgenre, transmode, mais tout sauf transparent. » Le Cirque a longtemps fonctionné comme cela, souligne Jean-Michel Botquin : on vit ensemble, on pique dans la caisse pour aller chercher des bacs de bière, on crée une entreprise qui est à la fois un machin culturel et financé ! » En nous guidant dans l’expo, le commissaire se marre. Par exemple lorsqu’on croise des photos d’Antaki & co essayant de vendre en rue du pétrole brut, format biberon. L’affaire se terminera sans allaitement financier lorsqu’Henry Ingberg, homme clé de ce qui est encore la Communauté française, revoit ses priorités – notamment vers le cinéma – et décide, à l’aube du iiie millénaire, de supprimer les subsides au Cirque Divers. La dernière carte postale éditée par la bande à Antaki ? » Mort de fin. »
Le Jardin du paradoxe. Regards sur le Cirque Divers : au musée de la Vie wallonne, à Liège, jusqu’au 16 août, www.provincedeliege.be
A lire : Le jardin du paradoxe. Regards sur le Cirque Divers à Liège, ouvrage collectif, éd. Yellow Now/Côté Arts, 444 p.
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