Google L’empire contre-attaque

Emmanuel Paquette Journaliste

Plaintes et procès en série contre le géant du Web. A peine plus de dix ans après sa création, le moteur de recherche se voit reprocher son hégémonie. Face à la menace, il multiplie les opérations de séduction, notamment en direction des politiques.

Année 1946. Henry Ford reçoit la première médaille d’or de l’Institut américain du pétrole pour avoir contribué au bien-être de l’humanité en démocratisant l’automobile, qui a réduit les distances. Soixante-quatre ans plus tard, ni Sergey Brin ni Larry Page, les fondateurs de Google, n’ont reçu une telle distinction. Pourtant, eux aussi ont permis de réduire la distance… entre la population et le savoir.

En offrant un accès rapide et aisé à des informations éparpillées aux quatre coins de la planète, leur moteur de recherche est devenu la porte d’entrée sur Internet. Le site incontournable. Comme Ford, les fondateurs estiment travailler pour le bien de l’humanité,  » sans faire le mal  » ( Don’t be evil), selon le slogan maison. Et pourtant, aujourd’hui, Google est critiqué de toutes parts. La presse, le monde de l’édition, les services de cartographie, ou encore les agences publicitaires et les opérateurs de télécommunicationsà On ne compte plus les secteurs de l’économie qui se sentent agressés et contestent l’hégémonie du géant du Web. Car, pour  » alimenter  » son moteur, il a dû développer quelque 50 services différents, empiétant sur d’autres territoires, de la presse (Google News), aux livres numérisés (Google Books) en passant par la vidéo (YouTube). Le tout gratuitement, en attendant d’y introduire de la publicité.

Mais les rivaux ne semblent plus décidés à se laisser faire. Ils portent plainte et attaquent en justice. Voici Google assiégé, contraint d’organiser la riposte. En Europe, les autorités de la concurrence allemande, italienne et française ont été saisies à plusieurs reprises au cours de ces six derniers mois. Nicolas Sarkozy, en France, et Angela Merkel, en Allemagne, ont publiquement fait part de leur inquiétude quant à la domination sans partage de l’américain. La Commission européenne a également été saisie à trois reprises. Elle pourrait décider d’ouvrir une enquête antitrust. Moins de onze ans après sa création, jamais une entreprise aussi jeune n’a suscité autant de craintes et d’oppositions, au point de faire oublier les  » méchants  » Microsoft et Intel.

Si Google inquiète tant, ce n’est pas seulement pour sa domination dans la recherche sur Internet (avec 90 % de parts de marché dans les grands pays européens). C’est aussi parce qu’il est devenu incontournable dans la publicité en ligne. Le groupe vend des mots clés aux enchères aux annonceurs pour faire apparaître des publicités en lien avec les résultats de recherche (AdWords) ou sur les pages de site d’informations (AdSense). Un filon très juteux. En 2009, Google a encaissé 23,6 milliards de dollars de recettes. De quoi financer ses projets innovants et gratuits au mépris quelquefois des règles de base.

Des exemples ? Le groupe californien a déjà numérisé plus de 12 millions de livres, la plupart du temps sans l’accord préalable des ayants droit ! Cette  » googlisation du patrimoine « , selon l’expression de l’ancien président de la Bibliothèque nationale de France, Jean-Noël Jeanneney, inspire de plus en plus de méfiance. Sous la houlette des éditions La Martinière, le monde de l’édition s’est ainsi rebellé en France et a obtenu gain de cause devant les tribunaux, tandis qu’aux Etats-Unis les négociations sur un accord avec les éditeurs patinent.  » Nous souhaitons rendre le maximum d’informations accessibles aux consommateurs, se défend Alfred Spector, vice-président de la recherche et des initiatives spéciales chez Google. Les livres doivent être consultables sur Internet dans le respect de la loi de chaque pays. Nous avons des discussions à ce sujet dans le monde entier. Mais les gouvernements doivent également prendre en compte ce que souhaitent les consommateurs : accéder aux contenus. « 

Cette obsession irrite également la presse, le groupe Lagardère en tête, éditeur notamment de l’hebdomadaire Elle ou du Journal du dimanche. De nombreux titres considèrent que, en proposant gratuitement les premières lignes des articles de journaux sur Google Actualités, le moteur de recherche capte une part de la valeur de l’information sans en supporter les coûts. De son côté, l’américain estime, au contraire, renvoyer du trafic vers ces sites, les aidant ainsi à augmenter leur audience, et donc leurs revenus publicitaires.  » Cette position est contestable, estime David Wood, l’avocat d’un groupe de pression installé à Bruxelles (l’Icomp), financé notamment par Microsoft. Google propose en effet l’accès à des articles et, en même temps, vend de la publicité sur les sites de presse à un prix très bas. Qui plus est, il ne partage aucune information sur les données qu’il collecte auprès des internautes, empêchant les annonceurs d’améliorer leurs messages publicitaires.  »

Autre terrain de conflit et non des moindres : plusieurs acteurs du monde de la cartographie, par exemple, jugent que Google n’est pas neutre dans la présentation des résultats de recherche. Selon eux, il place toujours ses services en tête, au détriment de ceux de la concurrence.

Face à cette avalanche de reproches et d’enquêtes, la société déploie les grands moyens. Aux Etats-Unis, ses dépenses de lobbying ont explosé, passant de moins de 1 million de dollars en 2006, à plus de 4 millions l’an dernier, selon le Center for Responsive Politics. Au-delà, elle n’hésite plus à faire jouer ses relais d’influence au plus haut niveau. Eric Schmidt, PDG du groupe, a été l’un des conseillers économiques informels – faut-il le rappeler ? – de Barack Obama lors de la campagne présidentielle. Et Andrew McLaughlin, un ancien cadre de la société, fait désormais partie de l’administration au pouvoir. Cette proximité politique ne se cantonne pas aux institutions américaines. En Europe, Rachel Whetstone, vice-présidente de la communication, est la marraine du fils de David Cameron, le chef du parti conservateur au Royaume-Uni, et candidat au poste de Premier ministre après les élections législatives du 6 mai prochain. A Bruxelles, l’entreprise peut aussi compter sur le Français Antoine Aubert, ex-représentant de la Commission européenne, devenu l’un des quatre lobbyistes du groupe dans la capitale.

Dans l’Hexagone, la société ne ménage pas non plus ses efforts. Le budget de son cabinet Communication et institutions va doubler cette année. Et, après le récent recrutement d’Alexandra Laferrière, ancienne directrice conseil chez Euro RSCG, une troisième personne va être embauchée pour épauler Olivier Esper dans les relations institutionnelles.  » Il existe beaucoup d’incompréhension sur ce que nous faisons, plaide celui-ci. Nous devons donc communiquer davantage en direction des pouvoirs publics.  » La stratégie du moteur de recherche est de se présenter comme  » une partie de la solution plutôt qu’un problème « . Aux éditeurs de livres, Google promet ainsi la numérisation gratuite de leurs ouvrages et de partager les revenus tirés des futures ventes en ligne. Au monde de la presse, il propose de tester des systèmes de paiement électronique pour pousser les internautes à acheter des articles.

Ce n’est pas tout : soucieux de montrer qu’ils prennent au sérieux les critiques, des responsables américains n’hésitent plus à faire le déplacement en Europe.  » Nous observons d’un £il amusé les efforts financiers et humains déployés par Google « , ironise Martin Rogard, directeur France du site de partage vidéo Dailymotion, le concurrent de YouTube. En toute discrétion, David Drummond, directeur juridique du groupe, a rencontré Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, Christine Lagarde, ministre de l’Economie, et Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture. Un dîner a même été organisé, à la fin de 2009, dans un grand restaurant parisien, en présence de l’écrivain Bernard-Henri Lévy et de Jean-François Julliard, de Reporters sans frontières (RSF). Cette même association vient d’ailleurs de s’opposer à la condamnation à six mois de prison avec sursis de trois responsables de Google en Italie. Il leur est reproché d’avoir laissé diffuser une vidéo montrant les brimades subies par un adolescent handicapé.  » Je leur ai dit que Google se trouvait dans la même position que Microsoft en 1995 [NDLR : critiqué pour sa position dominante], à la veille de son procès, explique Jean-Louis Missika, invité du dîner et auteur de l’ouvrage La Fin de la télévision. La comparaison les a surpris. S’ils sont plus sensibles et plus attentifs à ce qui se passe au niveau européen que Microsoft à son époque, ils n’ont pas encore compris l’importance d’une communication active auprès des parlementaires.  »

Cet activisme de Google suffira-t-il à calmer l’ardeur de ses détracteurs ? Pas sûr. En coulisses, les concurrents de la société multiplient les initiatives pour sensibiliser les pouvoirs publics sur la position hégémonique du moteur. A commencer par Microsoft, qui a développé une cellule interne, appelée carrément Google Compete, afin de scruter à la loupe les faits et gestes de la société. Le géant de Redmond a même été plus loin en poussant son rival à la faute. Les autorités européennes sur la vie privée, le G 29, ont demandé à l’ensemble des moteurs de recherche de conserver les données personnelles des internautes pendant une durée maximale de six mois. Google était contre. Yahoo ! puis, en janvier dernier, Microsoft, se sont mis en conformité avec cette demande. Google ne l’a toujours pas faità  » En l’espace de quelques mois, le rapport de force a changé, estime Alex Türk, ex-président du G 29 et patron de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). A présent, Google ne pourrait plus me traiter de technophobe ou de ringard comme ce fut le cas par le passé.  » Autre axe d’attaque de Microsoft, Ciao – le moteur de comparaison de prix de ce groupe – n’a pas hésité à saisir les autorités de la concurrence allemande pour un différend sur l’opacité du contrat publicitaire le liant à Google, puis à porter plainte devant la Commission européenne.

Une seule crainte :la désaffection des utilisateurs

Ces multiples assauts commencent à ternir l’image de la société américaine. Au Royaume-Uni, selon une étude évaluant la puissance des marques, réalisée par le Centre for Brand Analysis, l’entreprise a perdu sa place de no 1, au profit de Microsoft, et a été reléguée en cinquième position. Pis encore, les plus fervents opposants militent pour une séparation des activités de moteur de recherche de celles de régie publicitaire.  » Si, effectivement, ils veulent le bien de l’humanité, ils n’ont qu’à créer, par exemple, une fondation pour ce qui concerne la numérisation des livres, estime Jean-Louis Missika. En réalité, ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ils se considèrent encore comme une start-up, alors qu’ils sont traités comme une multinationale. « 

Malgré toutes ces attaques, la société américaine reste sereine. Certains de ses responsables vont jusqu’à trouver naturel que des procédures judiciaires soient lancées. En vérité, la seule chose que craint Google, c’est une désaffection des utilisateurs. Après tout, d’anciennes gloires d’Internet, comme le moteur de recherche AltaVista, le navigateur Netscape et, plus récemment, le réseau communautaire MySpace, ont un jour été dépassées par un nouveau challenger. Qui se souvient encore du fleuron des marchés financiers, le moteur de recherche Inktomi, aujourd’hui disparu ? Au début des années 2000, ce géant avait été détrôné par une jeune société californienne, créée par deux étudiants de Stanford : une start-up nomméeà Google.

emmanuel paquette; E. Pa.

12 millions de livres numériséS, la plupart sans l’accord des ayants droit

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire