Freud et le petit psy chinois
Auteur comblé de Balzac et la petite tailleuse chinoise, Dai Sijie publie Le Complexe de Di, qui confronte la culture de l’empire du Milieu avec la psychanalyse. Un bijou d’humour et de finesse
Le Complexe de Di, par Dai Sijie. Gallimard, 347 p.
C’est le grand bond en avant, la révolution en accéléré, l’incroyable histoire d’un simple sujet transformé en véritable empereur… bref, le fabuleux destin de Dai Sijie. Décembre 1999 : ce réalisateur chinois, habitué aux succès d’estime, vivote gentiment dans cette France où il a débarqué un beau jour de 1984, bourse de l’Etat en poche, de son Fujian natal. Octobre 2003 : le voilà célébré, entouré, chouchouté par les éditeurs du monde entier, et désormais assis sur un bon paquet de devises. Entre-temps, le discret metteur en scène de Chine, ma douleur (prix Jean-Vigo 1989) aura signé deux romans, un nouveau film et caracolé sur la liste des best-sellers de nombreux pays avec son Balzac et la petite tailleuse chinoise.
» France, mon bonheur « , pourrait s’écrier Dai Sijie si sa retenue, tout orientale, s’était volatilisée. Mais de l’avis de tous, d’Anne-Solange Noble, responsable des cessions de droits étrangers chez Gallimard, à Lise Fayolle, la productrice de son film, l’homme n’a pas changé d’un iota. » Il est resté sérieux, réservé, travailleur, confie cette dernière. L’argent ne lui est pas monté à la tête ; il n’a même pas acheté d’appartement ! » Thermos de thé dans une main et cigarette dans l’autre û deux stimulants dont il ne se sépare jamais û l’intéressé sourit et, à l’instar de M. Muo, le héros de son nouveau roman, Le Complexe de Di, affirme s’être offert » des livres, des livres et encore des livres « . Le luxe suprême aux yeux de ce mandarin de 49 ans ? » Vivre comme un ancien lettré : me lever, flâner, écrire, calligraphier, cultiver mes plantes… » Dai Sijie rêve… mais le conte de fées, lui, est bien réel.
Souvenons-nous. Le premier à avoir manié la baguette, c’est Bernard Pivot, le 21 janvier 2000. Sur le plateau de Bouillon de culture, consacré ce jour-là aux best-sellers, il a invité Max Gallo, Daniel Pennac, Tardi, Marc Levy et… un inconnu du grand public, auteur d’un premier roman û très autobiographique û chez Gallimard. Un livre, écrit directement en français, narrant avec humour la rééducation, au début des années 1970, de deux » jeunes intellectuels » dans les montagnes chinoises, mais aussi et surtout leur amour de la littérature française û bref, un de ces romans » tout à la fois populaires, malicieux et intelligents » qu’affectionne Pivot le francophone. » Le livre idéal à recommander « , souligne-t-il aujourd’hui. Le grand soir venu, Dai Sijie, guère habitué à être de ce côté-ci de la caméra, joue profil bas : perdu dans son fauteuil, il bredouille quelques mots, puis se tait. » J’étais embarrassé, se souvient Bernard Pivot. J’étais tellement convaincu de la qualité de son roman… » Et le maître des cérémonies de s’enflammer : » Si ce livre ne devient pas un best-seller, alors cette émission ne sert à rien ! »
Démêlés avec la mère patrie
Le lendemain matin, ses fidèles reconnaissants û dont Lise Fayolle û s’arrachent les 4 000 Balzac mis en vente. Alors, chez Gallimard, on réimprime, vite. Toujours plus. A ce jour, il s’est vendu, en France, à 650 000 exemplaires, toutes éditions confondues ; 35 pays l’ont acheté et les ventes ont atteint 350 000 exemplaires aux Etats-Unis. Du jamais-vu pour un premier roman !
En » bon professionnel « , Dai Sijie est allé défendre son roman partout où on l’invitait : » Comme je ne parle pas anglais, raconte l’auteur, je suis devenu un véritable représentant de la francophonie. C’était très amusant. Aux Etats-Unis, par exemple, j’ai rencontré de vieux exilés français en larmes, tout émus de savoir que j’avais écrit directement dans leur langue. »
Mais, pour l’heure, Dai Sijie revient de Pékin, où son livre vient donc d’être publié (avec une postface du traducteur signalant son désaccord sur l’importance accordée à la littérature française). Une tournée beaucoup moins touchante… Dai Sijie en est encore blessé : » Les journalistes me sont tombés dessus, criant au traître. Je leur ai répondu : ôEst-ce un crime d’aimer la France et ses grands auteurs ? » » Reste que Dai Sijie n’en est pas à ses premiers démêlés avec la mère patrie. Son film, tiré de ce » roman indigne « , y est toujours interdit, alors même qu’il a été tourné là-bas, dans le nord-ouest de la province du Hunan. Un tournage ubuesque, dont l’autorisation n’avait été obtenue qu’après moult palabres, coups de griffe au scénario et dessous-de-table : » J’ai patienté dans un hôtel, à Pékin, pendant une bonne année. Les patrons ont changé trois fois, et moi, j’étais toujours là. »
Lise Fayolle, elle, se remémore surtout les serpents et les scorpions qu’elle a dû ingurgiter lors des banquets avec les autorités. Mais elle ne regrette rien, malgré les 250 000 entrées û un chiffre moyen û comptabilisées en France : » En fait, nous avons fait des erreurs d’enthousiasme. Nous étions tellement contents du film que nous l’avons survendu. Reste qu’il a été largement bénéficiaire, une vingtaine de pays l’ayant acheté. » Du coup, elle s’est engagée sur un nouveau projet avec Dai : » Un scénario magnifique mais difficile à vendre, surtout aux producteurs de la télévision… Une histoire d’amour entre deux femmes. » Les repérages ont été effectués au Vietnam (la Chine a refusé) ; ne manque plus que l’argent… 4 petits millions d’euros.
En attendant, Dai Sijie (avec Gallimard) vient d’empocher 225 000 dollars, produit de la vente aux Américains des droits sur son deuxième roman. » Un à-valoir magnifique « , s’enthousiasme Anne-Solange Noble. Et ce n’est qu’un début. D’ici à la foire de Francfort, mi-octobre, la plupart des éditeurs étrangers de Sijie lui auront renouvelé leur confiance. Avec raison. Le Complexe de Di, petit bijou pétillant d’humour et de finesse, est le fruit d’un travail intense : un an et demi d’écriture, le nez dans les dictionnaires pour dénicher le bon mot, exploiter toute la richesse du vocabulaire français.
Dès le titre, le ton est donné. Le Complexe d'[£]di[pe], soit la confrontation des recettes de la psychanalyse occidentale avec la culture chinoise, se révèle comme une succession de scènes d’anthologie.
M. Muo, le héros donquichottesque de Sijie, adepte de Freud formé en France, rentre dans son Sichuan natal afin de libérer des geôles chinoises sa dulcinée, Volcan de la Vieille Lune. Après maintes pérégrinations û dont un long voyage en train des plus épiques û il approche le juge Di, maître de sa destinée et prince de la corruption. Sa requête ? Coucher avec une jeune vierge. Une mission quasi impossible pour notre » interprète des rêves « , tant les m£urs ont ici évolué.
Irrésistible plongée dans la Chine contemporaine, avec son petit peuple, ses odeurs, ses absurdités, ce livre marie à merveille l’humour de la désespérance chinoise et la finesse de la langue française. Mais derrière la drôlerie se dessine, bien évidemment, la critique de cette nouvelle Chine, empire du capitalisme sauvage et corrompu que Dai Sijie ne cesse de parcourir, les yeux écarquillés. Autant dire qu’il n’y aura pas d’adaptation, en Chine, de son Complexe de Di. Son prochain film û une comédie û il le tournera dans le quartier chinois de Paris. Moins rocambolesque, mais tout aussi exotique…
Marianne Payot
ôJe suis devenu un véritable représentant de la francophonie »
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