Fisc Haro sur les géants du Net
Google, Microsoft, Facebook, eBay perquisitionnés. Yahoo !, Amazon redressés. Les stars de la Toile font tout pour échapper aux impôts. Un rapport explore des pistes pour les faire payer.
(1) L’Age de la multitude, Armand Colin.
Ce vendredi 7 décembre, plusieurs voitures déboulent au coin de la rue de la Banque, en plein coeur de Paris. Des fonctionnaires en sortent précipitamment. Certains bloquent les issues quand d’autres pénètrent dans le bâtiment. Une descente de police ? Vous n’y êtes pas. Le suspect est loin d’être un banal malfrat. Il s’agit même d’un site de commerce sur Internet tout à fait respectable, en l’occurrence eBay. Avant lui, Google, Microsoft ou encore Facebook ont eu la désagréable surprise de voir les agents du fisc visiter leurs sièges parisiens. Tous ces groupes renommés sont accusés d’avoir minimisé le montant de leurs impôts. Amazon mais aussi Yahoo ! ont déjà, eux, subi des redressements.
L’appui des filiales néerlandaises ou irlandaises
Aujourd’hui, ces géants de la Toile, transformés en as des montages fiscaux, subissent les foudres des élus et les attaques des enseignes traditionnelles du commerce, mises à mal par leur dumping. La grogne monte dans toute l’Europe, en France mais aussi au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Italie. Au moment où les gouvernements exigent des sacrifices de leur population, l’idée même que ces mastodontes puissent soustraire des milliards d’euros aux caisses de l’Etat est tout simplement devenue inacceptable. » Il est très rare de réaliser des perquisitions car cela demande l’aval d’un juge. C’est la preuve d’une réelle volonté politique « , note un conseiller ministériel.
De leur côté, les firmes américaines n’entendent pas se laisser faire et devoir payer, rien qu’en France, jusqu’à 1,7 milliard d’euros pour Google. Elles usent et abusent des ficelles juridiques pour mener leurs affaires sans bourse délier. Redressé une première fois en 2006, eBay se retrouve aujourd’hui devant le Conseil d’Etat après de multiples procédures, et Microsoft, en bisbille depuis une décennie avec le fisc français, a même fait condamner l’administration à lui rembourser 20 millions d’euros au début de 2012. Un comble. Tous font valoir qu’ils respectent le droit européen. A juste titre. » Je suis fier de notre montage […]. Cela s’appelle le capitalisme « , a crânement déclaré Eric Schmidt, président de Google. Difficile, dans ces conditions, de les coincer.
» Leurs méthodes, légales, ont toujours été utilisées par des multinationales, y compris françaises. Mais ces acteurs les ont poussées à un niveau d’agressivité incomparable « , relève Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d’administration fiscales à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pour réduire au minimum leur tribut, ils s’appuient sur leurs filiales aux Pays-Bas ou en Irlande, et font voyager des flux financiers entre ces pays aussi vite que leurs utilisateurs surfent sur Internet. A la fin du périple, l’argent se retrouve aux îles Caïmans ou aux îles Vierges, taxé à 2 ou 3 %, contre 33,3 %, en France.
Des économies de TVA grâce au Luxembourg
Concrètement, le produit d’une vente enregistrée dans l’Hexagone est aussitôt renvoyé vers un pays à la fiscalité plus douce. Les bureaux parisiens se contentent d’encaisser une simple commission. Et voilà comment Amazon déclare un chiffre d’affaires 8 à 10 fois inférieur à la réalité, comme Google ou eBay. Pour contrecarrer cette organisation bien huilée, la seule solution consiste à démontrer que ces groupes n’ont pas un simple rôle d’agent commercial, mais qu’ils exercent un véritable pouvoir de décision. Les juristes parlent de la notion d' » établissement stable « . Facile à dire. Pour le prouver devant un tribunal, le fisc doit se lancer dans une démonstration longue et complexe.
La lutte s’étend aussi à l’Europe. Sur le Vieux Continent, le droit permet à ces firmes de faire des économies de TVA en enregistrant la vente de biens immatériels (musique, jeux, films, livres…) depuis le lieu de facturation, généralement le Luxembourg. Le Grand-Duché propose, en effet, des taux variant entre 3 et 15 %. Une aubaine pour Apple, Amazon et autres eBay, qui pourront jouir de ce système jusqu’en 2019. Un horizon lointain. Trop lointain pour leurs concurrents européens, taxés à 19,6 %. Dans le marché de la musique en ligne, des sites comme Allomusic ou Jiwa ont déjà dû jeter l’éponge.
1,5 milliard d’euros de manque à gagner pour l’Etat français
Les enseignes traditionnelles, à l’image de la Fnac, Virgin ou Système U, se plaignent, elles aussi, de cette distorsion de concurrence. » Nous demandons simplement une égalité de traitement. Les trous dans la raquette européenne permettent aux entreprises américaines de bénéficier d’un avantage de taille « , plaide François Momboisse, président de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad).
Conclusion de Philippe Marini, président de la commission des Finances du Sénat français : » Le manque à gagner atteint au moins 1 milliard d’euros par an pour la TVA et, au bas mot, 500 millions d’euros supplémentaires pour l’impôt sur les sociétés. Il est nécessaire de prendre des initiatives pour que cela cesse, et vite. » L’élu a déjà tenté à maintes reprises de créer une nouvelle taxe, touchant, par exemple, les régies publicitaires en ligne. En vain. A présent, pas moins de quatre ministres, Arnaud Montebourg, Fleur Pellerin, Pierre Moscovici et Jérôme Cahuzac, ont repris le flambeau et commandé un rapport pour élaborer de nouvelles pistes. Confié à Nicolas Colin, inspecteur des Finances, et Pierre Collin, conseiller d’Etat, il doit être remis en janvier. Selon nos informations, il proposera trois angles d’attaque. Le premier consiste à durcir les contrôles fiscaux ; le deuxième, à accélérer l’harmonisation des règles entre les pays grâce à l’OCDE – un processus forcément long. Le dernier point est plus novateur et risque de soulever quelques vagues… Il s’agit de créer, dès 2013, une nouvelle dîme sur les données des internautes, source de richesse pour les géants du Web. Mais pas seulement. Les opérateurs de télécommunications, les banques, les assurances ou la grande distribution gèrent, eux aussi, des fichiers clients. » Lorsque les utilisateurs ne paient rien et que l’entreprise réalise pourtant du chiffre d’affaires […], alors s’applique l’impôt sur la multitude « , décrivaient déjà Nicolas Colin et Henri Verdier dans un livre paru en début d’année (1). La règle de base est simple. Demain, soit ces sociétés ouvriront l’accès à leurs données collectées en France ; soit elles ne le feront pas, ou peu, et seront taxées. Cette redevance variable pourrait prendre la forme d’un forfait : par exemple, 1 euro par utilisateur. Pour s’assurer qu’elles sont en conformité avec la loi, des spécialistes de la certification devront les auditer régulièrement. Toute la difficulté sera de pénaliser les géants de la Toile sans alourdir le fardeau des acteurs européens. Après le concept du pollueur-payeur, redevable de la taxe carbone, celui d’exploitants de données donnera-t-il naissance à une TVA 2.0 ?
EMMANUEL PAQUETTE
L’argent se retrouve placé aux îles Caïmans ou aux îles Vierges, taxé à 2 ou 3 %, contre 33,3 % en France !
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