Faux avis, faux amis, vraies tromperies
Que ce soit pour acheter une tondeuse ou s’abonner à un profil Twitter, l’internaute aime suivre l’avis de ses coreligionnaires. Certaines sociétés spécialisées en ont fait un marché noir très lucratif.
Quand son c£ur balance entre deux smartphones, deux destinations de vacances, deux restaurants, deux romans ou deux quoi que ce soit, le consommateur s’en remet volontiers à un jury qu’il estime souverain : les autres consommateurs. Plusieurs études concordantes indiquent ainsi qu’environ 70 % des internautes se fient aux commentaires en ligne avant d’effectuer un achat. Pour les commerçants, la tentation serait grande de publier eux-mêmes des avis élogieux, voire de dénigrer les concurrents. Evidemment, beaucoup ne s’en privent pas.
L’un des plus touchés est TripAdvisor, » premier site de voyage au monde « . Avec plus de 70 millions de visiteurs uniques par mois, cette filiale du groupe de réservation d’hôtels (!) Expedia fait la pluie et le beau temps dans le monde du tourisme. Une étoile sur le site vaut son équivalent dans le Michelin. Sauf que ces étoiles ne sont pas attribuées par des professionnels plus ou moins indépendants, mais par Monsieur et Madame Tout-le-monde. Depuis la création de TripAdvisor en 2000, les controverses fleurissent autour de la fiabilité de ses commentaires de » vacanciers « . En 2010, la direction du site se targuait d’avoir mis en place une procédure semi-automatisée pour détecter les faux avis et condamner les hôtels coupables à une infamante bannière rouge. Pourtant, une enquête de Spécial investigation diffusée en juin sur Canal + a démontré que ceux-ci prospèrent toujours. Pis, ils se sont industrialisés.
A Madagascar, de petites entreprises n’ont d’autre vocation que de rédiger toute la journée des commentaires bidon, conçus de manière à pouvoir contourner les filtres du site Web. Mais le phénomène existe aussi en Europe. L’été dernier, se faisant passer pour une société de réservations hôtelières, le magazine les Inrockuptibles avait piégé plusieurs sociétés d’e-réputation se livrant à ce fructueux marché noir. L’une d’elles, installée au c£ur des Champs-Elysées, proposait 250 commentaires en toc pour 3 750 euros hors taxes. Dans une agence malgache, les journalistes auraient pu en obtenir 750 en trois mois pour à peine 450 euros.
Ce qui vaut pour TripAdvisor vaut pour tous les sites commerciaux fondés sur les avis d’utilisateurs. Le géant de la vente en ligne Amazon ne pouvait y échapper. Fin août, le New York Times dévoilait comment l’Américain Todd Rutherford gagnait jusqu’à 28 000 dollars par mois en rédigeant, avec l’aide d’une petite équipe, de fausses recommandations littéraires. Ses tarifs : 99 dollars la critique élogieuse, avec possibilité de forfaits à 499 dollars les 20 et 999 dollars les 50.
Trop cher ? Les écrivains démunis (ou radins) peuvent toujours suivre le mauvais exemple de R.J. Ellory, auteur britannique de polars et thrillers à succès. Sa devise pourrait être : » On n’est jamais si bien jugé que par soi-même. » Aussi le romancier utilisait-il plusieurs pseudonymes pour vanter sa production sur Amazon, tout en éreintant celle des rivaux. Au point d’éveiller les soupçons de l’un d’eux, l’auteur de romans d’espionnage Jérémy Duns. Début septembre, après enquête, Duns a été en mesure de révéler sur Twitter que les commentateurs » Nicodemus Jones « , » Jelly Bean » ou » Rogers « , tous admirateurs béats et prolixes des £uvres de R.J. Ellory, ne faisaient qu’un avec le romancier lui-même. Acculé, ce dernier a été contraint de reconnaître les faits et de s’en excuser. Un cas isolé ? Dans une lettre ouverte au quotidien Daily Telegraph, 49 auteurs britanniques ont cru bon de condamner ouvertement cette pratique, dont Ellory serait loin d’être le seul dépositaire.
Difficile de se prémunir contre le fléau des fausses recommandations. Mais pas impossible. En France, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a mis en place une cellule chargée de les traquer. Depuis janvier 2011, la petite dizaine de cyberenquêteurs qui la composent ont relevé douze contentieux sur quelque 130 sites Web marchands examinés, rapporte le site d’infos Rue89. Leur technique : repérer les pseudonymes qui reviennent trop souvent, ou encore les fautes d’orthographe récurrentes. Mais pour l’heure, aucun dossier n’a encore fait l’objet d’une action judiciaire.
D’autres ont opté pour l’analyse sémantique. Aux Etats-Unis, l’université Cornell se flatte d’avoir mis au point un algorithme capable de repérer 90 % des faux commentaires concernant les hôtels. Parmi les éléments pris en compte : l’abus des pronoms personnels » je » ou » me « , une mention trop complète du nom de l’établissement concerné, l’insistance sur les personnes censées accompagner le commentateur ( » NOUS avons passé un excellent séjour « ), mais aussi l’utilisation excessive de point d’exclamation, de verbes successifs ou des adverbes » très » et » vraiment « . Autre indice : les vrais commentaires insistent sur des détails concrets, tels que la propreté de la salle de bains, tandis que les avis frauduleux tendent à brosser un portrait général basé sur le cadre, toujours » paradisiaque « .
Au risque d’éroder la confiance des internautes. Dans son dernier » baromètre des faux avis de consommateurs « , la société Testntrust note que seuls 19 % des Français disent » toujours » consulter les avis sur le Net, contre 24 % en 2010 et 23 % en 2011. Le taux de sondés qui jugent ces avis » fiables » ou » très fiables » chute lui aussi de sondage en sondage : 89 % en 2010, 86 % en 2011 et 81 % en 2012. Une défaite pour l’économie en ligne, mais peut-être une victoire pour le sens critique.
De faux abonnés bradés
Finie l’époque où le nombre d’abonnés sur Facebook et Twitter ne servait au mieux qu’à alimenter le tout-à-l’ego. Avec la montée en puissance des réseaux sociaux, ce genre de détail a pris une importance commerciale. Et donc capitale. Les médias raffolent de palmarès de popularité sur le Web, souvent basés sur des critères purement quantitatifs. Une dizaine de fois par an, les entreprises ou les personnalités riches en abonnés bénéficient d’une publicité aussi gratuite qu’avantageuse. Sachant que la notoriété amène la notoriété, la triche devenait inévitable.
Followers sur Twitter, fans Face-book, vues sur YouTube, clics » j’aime » sur Pinterest… Tout s’achète et tout se vend désormais. Quelques centaines d’euros suffisent pour métamorphoser un anonyme en star illusoire. Voyez Mars Kebab, le seul fast-food installé sur la planète rouge. Près de 46 000 abonnés Twitter, 750 fans sur Facebook, une vidéo de promotion vue plus de 105 000 fois. Pas mal pour une entreprise qui, évidemment, n’existe pas. Pour monter ce canular à vocation publicitaire, l’agence française de marketing Heaven s’est adressée à une société canadienne, Buy Real Marketing, spécialisée dans la vente de faux amis. Elle est loin d’être la seule sur le marché. Dans une étude publiée début août, l’entreprise de sécurité en ligne Barracuda Networks a identifié vingt vendeurs sur eBay et cinquante sites Web de marchands, tous classés dans les cent premiers résultats de Google. Leurs prix moyens tourneraient aux alentours de 18 dollars les mille » followers « .
Selon une récente enquête de l’huffingtonpost.fr, les meilleures affaires se dénichent sur le site israélien fiverr.com, où tout se vend pour 5 dollars (3,9 euros). Pour ce prix, la journaliste a pu obtenir 25 000 followers Twitter. Nettement moins chers que les offres sur eBay, souvent allemandes, qui proposent le pack de 20 000 abonnés aux alentours de 30 euros.
Problème : ces faux comptes se repèrent souvent au premier coup d’£il. La plupart n’ont pas rempli leur biographie et, quand ils twittent, écrivent des phrases loufoques dans des langues aléatoires. C’est ainsi que des outils informatiques peuvent les détecter automatiquement. Le site Faker Status People, l’un des plus connus, permet d’analyser en quelques secondes n’importe quel profil Twitter. Il classe ensuite les abonnés en trois catégories, faux, inactifs et » bons « . Les résultats sont parfois édifiants. La chanteuse Lady Gaga, l’unique profil Twitter dépassant les 30 millions d’abonnés, fédère en réalité un peu plus de 7 millions d’utilisateurs actifs, si l’on en croit ce » Faker Score « . Chez nous, l’ex-ministre Open VLD Vincent Van Quickenborne compte à peine 30 % de vrais profils parmi ses 49 825 suiveurs ( voir infographie en page 55).
Ce qui ne veut pas dire que ces personnalités ont nécessairement acheté une partie de leur public. Les faux profils et autres robots de spam s’agglutinent d’eux-mêmes autour des comptes Twitter populaires, dans l’espoir d’être suivis en retour et d’augmenter leur propre crédibilité.
Sur Facebook, les faux fans sont plus difficiles à détecter. Sauf lorsqu’ils se comportent en groupies hystériques. En février dernier, le site Web Coups de pub en a identifié une dizaine très actifs sur la page d’Orangina. Au moindre message de la marque de jus d’orange, ces véritables fanatiques se fendaient d’un like, d’un commentaire dithyrambique et d’un partage sur leurs propres profils. Profils, c’est là qu’est l’os, qui ne contenaient pas d’autre publication que ces partages enthousiastes… La firme Orangina a assuré qu’elle ignorait tout de la supercherie, imputée à l’un de ses prestataires de services.
En Belgique, le petit monde des community managers (gestionnaires de communautés en ligne pour le compte d’une marque) assure la main sur le c£ur que ce genre de pratique n’a pas cours. Mais chacun connaît l’un ou l’autre concurrent dont le nombre de » followers » a curieusement gonflé en peu de temps. De là à utiliser le même procédé au profit d’un client… » Cela n’apporterait rien et pourrait détruire l’image d’une marque, souligne Benoît Haesebrouck, gérant de l’agence d’e-marketing liégeoise Samanco. Les consommateurs pardonnent beaucoup de choses, mais pas le mensonge et la tromperie. «
ETTORE RIZZA
Indice : les vrais commentaires insistent sur des détails concrets, tels que la propreté de la salle de bains
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