Erik Orsenna :  »Il faut ouvrir des portes sur le monde »

Ses amis le surnomment Tintin, personnage qui, naïveté en moins, lui convient plutôt bien. Romancier, académicien, conseiller politique à ses heures, navigateur, conteur et curieux de naissance, Erik Orsenna sillonne la planète pour tenter, dit-il, de la comprendre, ce qui n’est pas une mince affaire. Il conçoit sa vie comme un archipel, une carte du Tendre où il va, butinant, d’une passion à l’autre, d’essais en fictions. Il revient d’un nouveau tour du monde, sur la piste du coton, prétexte pour tenter de saisir la mondialisation (qu’il raconte dans un livre pétillant, Voyage aux pays du coton (Fayard). Il en est encore étourdi, éberlué, délesté de nombre de clichés, et plus Tintin que jamais.

Quelle boulimie ! Après la grammaire, la mer, l’Afrique, les matières premières, le Gulf Stream, et j’en passe, vous vous intéressez maintenant au coton, dont vous venez de suivre la piste sur la planète. Qu’est-ce qui vous fait courir ainsi ?

E Une phrase du poète espagnol Rafael Alberti pourrait servir de réponse :  » Il y a des portes sur la mer que n’ouvrent que les mots.  » Tel est mon métier : par le roman et par le récit de voyage, je cherche à ouvrir des portes, à rendre le monde plus compréhensible. Ma passion pour Versailles m’a amené à me demander qui était ce Le Nôtre qui inventait des jardins immenses, symboles d’une nation qui sortait des déchirures de la Fronde. Mon amour de la navigation m’a poussé à m’interroger sur les grands courants marins comme le Gulf Stream. Récemment, je suis allé en Antarctique, avec Isabelle Autissier, sur les traces de Charcot, j’ai mouillé à l’endroit exact où il était arrivé. Il y avait la brume, les oiseaux de proie, les manchots qui se dandinaient, nulle menace, on entendait la glace craquer. Exactement comme Charcot l’a raconté. Voilà, j’étais làà J’ai le temps, luxe immense d’aller là où les autres ne vont pas, et je voyage dans les lieux et dans les savoirs. Marguerite Yourcenar m’avait dit un jour :  » La Terre est notre cellule. Avant de la quitter, j’aimerais bien en faire le tour.  » J’éprouve ce même sentiment.

Une curiosité qui vous vient évidemment de l’enfance ?

E Mes meilleurs souvenirs d’enfance, ce sont des livres. Ah ! le catalogue des armes et cycles de la Manufacture de Saint-Etienne, bric-à-brac encyclopédique fascinant ! C’est ma mère qui m’a donné la passion des histoires. Mon père, lui, m’a offert une île : celle de Bréhat, où il nous emmenait en vacances et où je me sentais totalement libre, moi, le petit Parisien. L’île, c’est l’école de l’imaginaire : on peut la maîtriser, la connaître tout entière. C’est aussi l’école de l’éphémère : le paysage change avec les marées, le granit vibre pendant les tempêtes, on a l’impression que l’île va décrocher. Tout s’est joué là. J’ai commencé à raconter des histoires à l’âge de 8 ans et demi (un reportage sur un accident qui s’était produit en bas de la rue). Et cela fait plus de cinquante ans que j’écris tous les jours.

Savez-vous pourquoi vous écrivez ?

E Je me suis posé la question lors de mon entrée à l’Académie française. Pour mon esprit dispersé, l’écriture relève du religieux, au sens étymologique : recueillir et relier. Je me recueille et je me relie au monde. Sans mes deux heures d’écriture quotidiennes, je serais un malade mental. C’est physiologique : je me lève, je prends mon petit déjeuner, j’écris. Quel que soit le lieu, quelles que soient mes activités de la journée. Ma mère, 81 ans, m’a demandé :  » Pourquoi travailles-tu autant ?  » J’ai hésité à lui dire la vérité. Lorsque j’avais 7 ans, le dimanche, venaient à la maison des gens infiniment ennuyeux. Je me suis juré de travailler pour rencontrer des personnes plus intéressantes. Imaginez qu’aujourd’hui, à l’Académie française, je peux bavarder avec François Jacob et Claude Lévi-Strauss ! J’arrive en avance aux réunions du jeudi pour leur parler. Je n’en reviens pas ! ( » Ne pas en revenir « , c’est une belle expression, non ?)

Donc, la curiositéà

E Savez-vous que ce mot vient du latin cura, qui signifie  » le soin  » ? Curatif, la cure, curieuxà Le curieux est celui qui prend soin du monde. Tout cela est assez simple, en somme : il suffit de travailler, sans excès ni talent particulier. L’idée que j’allais écrire m’est venue très tôt. Tout comme la conviction que je devais avoir un autre métier pour être libre d’écrire comme je le voulais. Très jeune, je me suis intéressé à l’économie internationale. Sous la direction de Raymond Barre, je suis devenu spécialiste des mouvements de capitaux à court terme et des matières premières, principales richesses de toutes ces nations qui prenaient leur indépendance. Le café, le cacao, le cuivre, le sucre, le pétroleà Pour l’écriture, je tombais mal. En 1962 (j’avais 15 ans), c’était le début du Nouveau Roman : finies les histoires, démodés les personnages ! Cela ne me convenait pas du tout. Heureusement, j’ai découvert avec ravissement des livres dissidents : Un barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras, formidable portrait de la vaillance d’une mère ; Cent Ans de solitude, de Garcia Marquez, ou comment, à travers un petit village, exprimer les déchirements de l’Amérique latine. Oui, me suis-je dit, on a encore le droit de raconter des histoires !  » Le romanesque, c’est le mentir vrai « , disait Aragon. C’est la piste que j’ai explorée.

Cette fois-ci, vous avez suivi celle du coton. Vous avez rencontré des Maliens qui attendent sous leur camion pendant des semaines avant de vendre leur cargaison, des Chinoises qui tissent des chaussettes dans les ruelles puantes de Datang, des cultivateurs brésiliens sillonnant des champs blancs à l’infini, et puis des Ouzbeks, Egyptiens, Américains, Français aussià

E Le coton, c’était une manière de saisir la mondialisation. Plusieurs centaines de millions d’êtres humains travaillent, sur tous les continents, pour le coton. Il y a ceux qui plantent, ceux qui filent, ceux qui tissent, ceux qui distribuent, ceux qui commercent, et nous, qui en portonsà Tout est lié, et tout est concurrent. Mais, partout, on cherche à échapper à cette concurrence. Il y a de la souffrance, et aussi des bénéfices : globalement, grâce au commerce international, on vit mieux qu’auparavant. Si 500 millions de Chinois de l’intérieur rêvent de venir sur la côte travailler le coton, si tant de Brésiliens se rendent au Mato Grosso, c’est pour fuir la misère. Quand le niveau de vie augmente en Thaïlande, en Corée et à Taïwan, les salaires augmentent en Malaisie. En Europe, on aime taper sur les délocalisations :  » Regardez comme ils sont exploités, en Chine.  » Allons donc ! Dans certaines campagnes chinoises, on continue de ne pas manger à sa faim. Pourquoi ces gens-là n’auraient-ils pas le droit de s’en sortir ? Cela dit, celui qui paie le prix de la mondialisation, c’est toujours le producteur, assigné à résidence, prisonnier de l’espace, alors que le financier ou le distributeur ne l’est plus. Aujourd’hui, ce sont les nomades qui gagnent, et les sédentaires qui sont écrasés.

Cependant, partout, on affiche officiellement un libéralisme économique tout en pratiquant un protectionnisme discret.

E Partout ! Chacun se trouve exposé à la mondialisation, comme un prisonnier, dans une pièce violemment éclairée, tente de trouver un peu d’ombre : subventions, manipulations monétaires ou douanières, batailles de normesà Seul le Brésil, en matière agricole, joue le jeu de l’offre et la demande. Tous les autres pays détournent les règles.  » Le coton fait vivre 3 millions et demi de Maliens, m’a dit le président Amadou Toumani Touré. Si notre filière cotonnière s’effondre, ces 3 millions et demi viendront dans nos villes d’abord, et dans les vôtres ensuite.  » De son côté, l’administration américaine subventionne massivement ses cotonniers. En Chine, le totalitarisme politique s’est mis au service du capitalisme économique. Kolkhoze géant au Mali, système paléosocialiste en Egypteà En fait, l’Etat intervient partout. L’esprit patriotique est aussi un ressort puissant : l’ouvrier brésilien chante chaque soir l’hymne national, le portefaix chinois arbore l’affiche de sa ville sur son tricycle, le Texan inscrit sur sa carte de visite  » Proud to be an American farmer  » (Fier d’être un agriculteur américain)à Quand on revient d’un tel voyage, on ne peut donc que trouver suicidaire l’autodénigrement français et le recul de l’Europe.

Autre surprise de votre voyage, la famille, elle aussi, est omniprésente. C’est même la première unité productive de la mondialisation.

E On la croyait disparue. Je l’ai retrouvée omniprésente en Asie et en Afrique. C’est elle qui forme la main-d’£uvre, organise le travail, répartit les bénéfices. Une famille décidée à se battre saura tirer profit de cet élargissement de l’espace. En Chine, c’est la grande force économique : nombre de jeunes venus travailler sur la côte envoient la moitié de leur salaire à leur famille restée à la campagne. Ce qui, d’ailleurs, devrait nous faire réfléchir à l’idée de  » commerce équitable « , idée généreuse et utile, mais dont les critères sont difficiles à mettre en £uvre : pourquoi le travail des enfants nous semble-t-il scandaleux en Ouzbékistan alors que nous louons la belle solidarité familiale des Africains ? Dans les deux cas, ce sont des enfants qui travaillent, non ?

Autre constat : la mondialisation est un bouleversement non seulement de l’espace, mais aussi du temps.

E Le faible coût du transport et les techno- logies de la communication ont tué l’espace. On voudrait maintenant tuer le temps. Or, le temps, c’est une relation au progrès. Dans beaucoup de sociétés africaines, l’idée du temps est cyclique : on souhaite que l’année prochaine ne soit pas pire que la précédente. Les Brésiliens, eux, ne pensent qu’au futur : on n’a jamais autant déforesté que depuis Lula. Au nord du Mato Grosso, l’ogre du futur brûle tout. En Chine, autre rapport au temps : on veut renouer avec la suprématie d’antan. Quant aux financiers internationaux, ils fonctionnent en  » temps réel « , alors que l’industrie exigerait des années d’investissements. Le Mali, par exemple, pourrait traiter son propre coton. Mais, s’il ouvre des filatures, celles-ci devront être immédiatement compétitives, ce qui n’est pas possible. Il faudrait laisser à des pays comme celui-là, à des régions ou à des entreprises le temps de se préparer à la compétitivité, ne pas les contraindre à sauter immédiatement dans le grand bain.

En d’autres termes, il y a un découplage entre la planète économique et la planète politique ?

E Exactement. Même les plus libéraux savent qu’il faudrait une gouvernance mondiale pour fixer les règles du jeu : travail des enfants, protection de la nature, santé, etc. Le stade est trop grand, et nous n’avons pas encore d’arbitre (Organisation mondiale du commerce exceptée). Ceux qui se sont réjouis de l’échec des négociations à l’OMC sont des irresponsables : sans accord, c’est la loi du plus fort qui l’emporte. Il est urgent de le comprendre.

L’apprenti malien, le paysan égyptien, la couturière chinoise, tous ces gens dispersés sur la planète nourrissent-ils les mêmes rêves ?

E En Chine, j’ai posé la question à Mme Ma. Elle a dû se séparer de ses enfants pour travailler comme tisserande à Datang. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas le temps de rêver. Quand on se bat pour survivre, on ne rêve pas. L’apprenti camionneur malien n’aura jamais assez d’argent pour obtenir son permis. Il ne sortira pas de là. L’ouvrier agricole brésilien, qui gagne 250 dollars par mois, pourra s’offrir une petite maison. Mais tous sont branchés sur le même monde (les Chinoises raffolent des sites de rencontres sur le Net), ce sont les mêmes êtres humains qui pleurent aux mêmes choses, se réjouissent des mêmes choses, et veulent la même paix. La grande différence, c’est qu’il y a des pays où l’on fait en sorte que les générations futures vivent mieux que les précédentes. Et d’autres où l’on se contente de grogner ou de gronder, ce qui est une forme de la résignation. La France est du mauvais côté. Cela me fait honte. Croissance de l’Argentine : 9,8 %. De la France : 1,5 %. Nous sommes surendettés, notre moteur est en panne, mais nous répétons qu’il est le meilleur du monde, tel le fou qui se prend pour Napoléon. Un jour, mon interprète chinois m’a demandé :  » Pourquoi n’aimez-vous pas les enfants, chez vous ?  » Je l’ai regardé, surpris.  » Oui, a-t-il expliqué, un pays qui s’endette à ce point n’aime pas ses enfants.  » Tout est dit.

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dominique simonnet

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