« En Russie, les lignes bougent dans le contrat entre la société et le pouvoir »
Plus que la reprise de Kherson par les Ukrainiens, le manque d’estime pour la vie des mobilisés commence à agiter la population russe, analyse la politologue Aude Merlin.
Depuis la libération de la ville de Kherson par les Ukrainiens, un calme étrange prévaut dans les cercles du pouvoir à Moscou. Cette défaite n’ aura-t-elle aucun impact? Eléments de réponse avec Aude Merlin, politologue à l’ULB et spécialiste de la Russie.
Avec la reconquête par l’armée ukrainienne de la région de Kherson, un sentiment d’impuissance à gagner la guerre se fait-il jour au sein de la société russe?
Le départ de l’armée russe de Kherson a été présenté comme une stratégie gagnante. A aucun moment, le Kremlin ne l’ a présenté comme une faiblesse, un revers ou une difficulté. Ce qui commence à agiter la société russe n’est pas tant un doute sur les possibilités de victoire. Pour l’opinion publique, il y a forcément un coût d’entrée pour l’obtenir ; le discours du Kremlin, décrivant cette «opération spéciale» comme étant menée en résistance à l’Occident, s’adosse à la rhétorique d’une Russie menacée. Pour les Russes qui soutiennent cette politique, il n’y a donc pas le choix: «Il faut se battre et gagner, c’est une question existentielle pour la Russie.» Du coup, on ne peut pas vraiment parler de sentiment d’impuissance à gagner la guerre, me semble-t-il, chez les citoyens russes qui regardent la télévision et soutiennent l’«opération spéciale». Pour eux, «la fin justifie les moyens», et il faudra sacrifier autant d’hommes que nécessaire jusqu’à la victoire. En revanche, chez les citoyens russes opposés à cette guerre qu’ils qualifient comme telle – mais beaucoup d’entre eux ont quitté la Russie –, il y a une lucidité sur les difficultés de l’armée russe et des doutes sur une victoire possible. Mais ce qui s’exprime de plus en plus au sein des familles de mobilisés, notamment de la part des mères ou épouses, c’est une colère contre le manque d’information, de préparation, de soins, et d’estime pour la vie des mobilisés. Et là, cela peut concerner des femmes qui soutiennent ou disent soutenir l’«opération spéciale», mais qui expriment leur consternation et leur mécontentement sur les conditions de la mobilisation et les conditions dans lesquelles leurs maris ou fils sont envoyés à la guerre.
Des hommes sont sacrifiés sans le moindre égard, et le volume des traumatismes à différents niveaux risque d’avoir des conséquences durables sur la société.» Aude Merlin, politologue à l’ULB et spécialiste de la Russie.
Le camouflet de Kherson risque-t-il d’accroître les tensions au sein du pouvoir russe?
Au sein du pouvoir, il est difficile de savoir s’il y a un impact ou non, tant ces questions sont opaques. Encore une fois, ce retrait n’a pas été présenté comme un camouflet mais comme un élément stratégique pour sauver la vie de soldats. Il a été officiellement proposé par Sergueï Sourovikine, le général responsable de l’«opération spéciale» en Ukraine, et relayé par le ministre de la Défense Sergueï Choïgou.
La mobilisation «partielle» décrétée par les autorités et le sort, pour partie peu enviable, réservé aux conscrits risquent-ils de rompre l’entente tacite entre population et pouvoir russes?
Les lignes bougent en effet dans le contrat entre la société et le pouvoir en Russie. Des centaines de milliers de Russes ont quitté le pays et «ont voté avec leurs pieds». Parmi les Russes loyaux au Kremlin et qui disent soutenir l’«opération spéciale», il y a maintenant des mécontentements qui s’expriment à travers des vidéos de femmes, épouses ou mères de mobilisés. Mais attention: officiellement, les conscrits ne sont pas envoyés en Ukraine et ne tombent pas sous le coup de la mobilisation. En théorie et en pratique, au bout de quatre mois de service, les conscrits peuvent signer un contrat volontaire. Depuis le 21 septembre et l’annonce de la mobilisation partielle, des conscrits ont été mobilisés alors qu’ils n’auraient pas dû l’être.
La hausse importante du recours aux antidépresseurs dans le chef de la population russe est-elle un symptôme d’un malaise grandissant en son sein lié à la guerre?
Dès le début de l’«opération militaire spéciale», un chercheur en psychologie, Asmolov, avait déjà pointé l’augmentation en flèche de la consommation d’antidépresseurs et de psychotropes. Le quotidien très loyal au Kremlin, Kommersant, a également publié un article sur ce sujet. Oui, le symptôme est là. Pour de nombreuses familles, il est insoutenable, consciemment ou non, qu’un de leurs membres soit en Ukraine en train de tuer des Ukrainiens, bombarder des civils ou risquer sa vie, voire mourir, alors que beaucoup de familles sont russo-ukrainiennes et que les liens entre les deux sociétés sont très forts. C’est toute la complexité de cette guerre: d’un côté, la propagande joue son rôle ; de l’ autre, de très nombreux individus sentent, savent, intuitivement, que quelque chose de grave se passe. Insomnies, dépressions, tristesse, angoisse pour l’avenir liée aussi aux conditions économiques, aux sanctions et contre-sanctions, au fait que la Russie devient un Etat paria, à l’isolement sur le plan des relations de travail quand celles-ci, dans certains secteurs, étaient intégrées au monde etc.: tout cela accable et abat énormément de Russes. C’est une tragédie pour la Russie et les Russes aussi, à un autre niveau bien sûr que celle vécue par les Ukrainiens qui subissent de plein fouet cette agression et les exactions commises contre les civils. Les pertes du côté russe sont très importantes – certaines sources parlent de plus de 70 000 morts, en tout cas, cela se compte en dizaines de milliers. Des hommes sont sacrifiés sans le moindre égard, et le volume des traumatismes à différents niveaux risque d’avoir des conséquences durables sur la société.
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