Duras Ecrire, dit-elle
A 29 ans, Marguerite Donnadieu décide de retranscrire ses souvenirs de jeunesse. Dans ces cahiers inédits transparaît déjà tout l’univers durassien
Dernier tome du Journal de Julien Green, premier roman de Truman Capote, exercices d’adolescente de Virginia Woolf… l’année a été riche en inédits posthumes et en… polémiques. Fonds de tiroir pour les uns, véritables éclairages littéraires pour les autres, les écrits » d’outre-tombe » déchaînent les passions, au nom de grands principes qui s’affrontent : respect de la volonté éventuelle de l’auteur contre curiosité absolue du lecteur. Rien de tel, étrangement, avec ces inédits de Duras, publiés par POL et l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec). Marguerite Duras ou l’étonnement perpétuel…
Dix ans après sa mort, la grande dame des lettres françaises nous revient donc plus alerte que jamais avec ces quatre petits Cahiers de la guerre, ainsi baptisés par la romancière elle-même. Rédigés entre 1943 et 1949 et réunis dans une simple enveloppe longtemps nichée dans les fameuses armoires bleues de Neauphle-le-Château – évoquées dans le préambule de La Douleur (1985) – ils font aujourd’hui l’objet d’une remarquable édition menée par Sophie Bogaert et Olivier Corpet. Où l’on découvre, subjugué, la matrice d’une £uvre, l’imbrication originelle de l’intime et de la fiction, la circulation permanente, d’un texte à l’autre, des personnages et des lieux.
Un barrage contre le Pacifique, son premier succès, date de 1950, mais, sous la plume fluide de Marguerite Donnadieu, c’est tout l’univers durassien qui transparaît déjà. La mythologie familiale de l’auteur – sa mère, ses frères, le premier amant, l’Indochine – les événements fondateurs de son existence – la mort de son premier enfant, la déportation et le retour d’Antelme, la naissance de son fils Jean – mais aussi l’engagement communiste, les vacances en Italie avec les deux hommes de sa vie, Robert Antelme et Dionys Mascolo, la figure de Mme Dodin, la concierge de la rue Saint-Benoît… : la richesse des cahiers et des quelques textes épars regroupés dans ce volume ravira les spécialistes comme les non-familiers du Prix Goncourt 1984. D’autant que l’écriture, empreinte de fraîcheur et de sérieux, s’essaie progressivement, et avec légèreté, au phrasé elliptique des romans à venir, Un barrage…, Le Marin de Gibraltar, Détruire dit-elle, L’Amant, La Douleur, L’Amant de la Chine du Nord, etc.
Argent, désir, dégoût…
» Si je ne les écris pas, je les oublierai peu à peu. » C’est pour déterrer ces souvenirs d’un » ensablement millénaire » que Marguerite Duras décide, à 29 ans, de retranscrire ses années de jeunesse. L’époque n’est pas aux rêves.
Dans l’Indochine française des années 1930, il n’est pas bon d’être institutrice d’école indigène ni, surtout, d’être la fille de l’institutrice Donnadieu, » âme d’une violence royale « , selon le doux euphémisme de l’auteur. Les injures tombent comme les coups sur la jeune Marguerite. Qui ne se ménage guère, se dépeignant elle-même » sans charme « , » petite et assez mal faite « , » au regard venimeux « , » détestable « … Aussi accepte-t-elle volontiers l’attitude honteuse de ses frères et mère à l’égard de Léo, le riche Annamite et futur… premier amant. Argent, désir, dégoût, tout se mêle au pays des rizières.
Puis vient la guerre, période de soumission comme celle de l' » enfance illimitée « . Théodora, la résistante, torture froidement un agent de la Gestapo. » Enfin, elle donnait toute sa méchanceté, […] elle rêvait qu’elle frappait son frère aîné. » Plus loin, dans les deuxième et troisième cahiers, les armées alliées déferlent sur l’Allemagne et l’on est toujours sans nouvelles, rue Saint-Benoît, du prisonnier Robert A., déporté à Buchenwald. Plus tard encore, un bébé meurt, un squelette de 38 kilos fait son apparition, la rage remplace l’angoisse. Les textes s’enchaînent. Le soleil italien vient réchauffer les corps, le père s’éteint en douceur, Mme Dodin peste contre ses poubelles, une jeune vendeuse de chaussures refuse les attraits du ciel : » Elle croyait qu’elle avait sa chance sur la terre, c’était sa seule façon de croire en Dieu. » Tout comme Mlle Donnadieu, sous son casque colonial. l
Cahiers de la guerre et autres textes, par Marguerite Duras. Edition établie par Sophie Bogaert et Olivier Corpet. POL/Imec, 448 p.
A voir : l’exposition Marguerite Duras. Une question d’amour, conçue par Dominique Noguez. Tout l’univers durassien amoureux et affectif, à travers de nombreux cahiers, collages, notes, photographies et documents sonores. Imec, Grange aux dîmes de l’abbaye d’Ardenne, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (Calvados) . Jusqu’au 21 janvier, tous les jours, sauf le lundi, de 14 à 18 heures.
Marianne Payot
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